Langage de l'adieu
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- Instant critique par Nicolas Bonci le 30 mai 2014
La guerre de la 3D n'aura pas lieu
Il y a longtemps que l'œuvre de JLG semble se résumer à un happening géant agissant comme l'étoffe invisible des habits de l'empereur.
Chacun de ses nouveaux films est en effet l'occasion pour le professionnel de revalider son aptitude à sa profession, hurlant que la couleur du tissu est chatoyante, les motifs extraordinaires, inspectant parmi la foule quel idiot ne voit pas le génie sous ses yeux déployé. (1)
Car Jean-Luc Godard a vite compris comment mettre en scène son aura intellectuelle pour mieux optimiser les mécanismes de l'autorité culturelle. Ne vient-il pas de révéler dans cette interview pour France Inter (42ème minute de la version longue) qu'il participait à la rédaction des critiques de ses propres films avec Yvonne Baby, rédactrice en chef au service culture du Monde…
S'exprimant majoritairement en syllogismes, aphorismes, calembours, citations et name dropping, le cinéaste produit ainsi des œuvres aux interprétations si vastes et multiples qu'à peu près tout le monde peut y voir toute chose, la multiplicité des exégèses ne menant finalement qu'à une unanime acclamation. Que les interprétations qui en découlent se voient contredites d'un film à l'autre ne semble pas gêner outre mesure les auteurs qui les énoncent. A propos de Film Socialisme par exemple, nous pouvions lire chez Critikat en 2010 : "Et Odessa. Tiens ! Drôle de ville méditerranéenne que celle-là . Il faut bien comprendre que c’est l’Europe et la Méditerranée de Godard, donc la Russie, donc Eisenstein, évidemment." Quatre ans plus tard, Godard fait dire à un de ses personnages de Adieu Au Langage : "Si les Russes font partie de l'Europe, ils ne seront plus jamais Russes". Sans conséquence, évidemment. (2)
La sortie de ce dernier film, évènement triple car tourné en relief et sélectionné à Cannes, a surtout été l'occasion d'un retour vigoureux du chant de résistance contre l'envahisseur hollywoodien (car le clinquant et le faux sont légitimes sur des marches tapissées, pas sur des écrans de cinéma), retour d'autant plus étonnant que le discours dominant ces dernières années en pays cinéphile consistait à nous assurer qu'il n'y avait plus de guerre entre les divers cinémas, qu'ils soient de genre, d'auteur, populaires ou confidentiels.
C'était sans compter le retour du Guide, grand procureur de ce cinéma US qu'il défendit avec toute l'énergie de sa jeunesse. Il y eut d'abord le reniement du cinéma "de masse" ("Je ne crois plus que le cinéma s'adresse à la masse" dans L'Express du 27 juillet 1961), ensuite du cinéma américain à l'occasion du grand débat des Cahiers Du Cinéma n° 150/151 de décembre 1963 ("Le thème de la déchéance ne suffit pas à résumer l'atmosphère de ce débat car, les esprits s'échauffant, on assiste à une dévalorisation de toute la production américaine, y compris celle d'avant." Jean-Pierre Esquenazi, Godard et la société française des années 1960). Puis plus globalement des USA avec le virage maoïste de 1968, un dédain résumé en 1994 par la fameuse phrase : "L'Europe a une Histoire, les USA ont des t-shirts." de JLG/JLG – Autoportrait De Décembre. En 2014, la pique à ces acculturés d'américains prend la forme d'un dialogue :
"- Je vais aux Amériques.
- Vous leur direz ce qu'est la philosophie."
Ultime audace, JLG s'empare de la 3D des américains, ce jouet immature (deux enfants s'y amusent avec trois dés : vous l'avez ?), et s'en empare tel un punk (il y a des macroblocs et des distorsions) (et un chien).
Le clairon est sonné, la chasse peut commencer quelques heures après la projection, car une Å“uvre si dense ne semble pas devoir être assimilée plus longtemps pour en saisir tous les enjeux : Â
Chez Télérama : "Pas besoin d'armada, c'est en laborantin solitaire qu'il défie les Américains et leurs blockbusters. Résultat : visuellement, ce n'est pas spectaculaire, et pourtant c'est souvent plus inventif que ce qu'on a l'habitude de voir."
Chez Libération : "Il a beau s’appeler Godard, on a le sentiment que le montreur d’ombres n’a pas pu se retenir de faire joujou avec la 3D comme le premier enfant hollywoodien venu : à certains moments, il fait le frère et la sœur Wachowski à lui tout seul, comme dans ce plan sidéral, météoritique, qui nous jette au visage l’envol d’un canard bleu…"
On est bien en peine de comprendre en quoi les Wachowski sont représentatifs de la 3D (leur première production en relief sort dans deux mois) ou d'Hollywood (leur précédent film Cloud Atlas est la production indépendante la plus chère de l'industrie cinématographique), mais avec un marteau tout ressemble à un clou.
Chez RFI : "Chez Godard, la 3D est le contraire d’une démarche racoleuse. Il renvoie les récits monocordes des superproductions 3D au diable. Lui, il utilise la 3D comme les graffeurs la bombe. Il n’hésite pas à déclencher en troisième dimension l'essuie-glace pour dégager notre vue."
Par contre ici il aurait été pertinent de citer les Wachowski.
Chez Le Nouvel Obs : "Un dernier mot sur l’utilisation de la 3D et la myriade d’effets qu’en tire Godard qui, à 83 ans, explore les potentialités du format plus profondément qu’un cinéaste hollywoodien. Apothéose ludique : un prodigieux "split screen inversé" qui apparaît lorsque l’on cligne de l’œil droit (c’est un homme seul que l’on regarde) puis de l’œil gauche (c’est alors une femme qui occupe le plan)."
Chez Slate : "Dans ce passage (obligé ?) au numérique, et du coup à un de ces usages les plus sophistiqués, la 3D, Godard démontre – y compris a rebours de son discours hostile à cette technique – quelles immenses ressources plastiques elle recèle si des artistes inventifs, et n’ayant nullement besoin du budget d’Avatar 2, s’en emparent."
Pressés de confirmer qu'ils ont bien vu les habits neufs de l'empereur, les critiques français s'autorisent à moquer des réalisateurs sans raison, à condamner des films qui sortiront dans deux ans (au passage, Film Socialisme était déjà tourné avec un 5D), à réduire quinze ans de travaux et de prises de risque financières à du racolage infantilisant, et dans la foulée à interdire toute innovation ou idée chez les Zemeckis, Lasseter, Sanders & Deblois, Spielberg, Gondry, Cameron, Scorsese, Cuaron, Tarsem Sigh…
Obnubilés par les budgets US, qui doivent nourrir un démon sous-terrain et non des milliers d'artistes et techniciens (3), ces soudains adeptes de la 3D ne semblent remarquer cette dernière seulement lorsque les effets sont manifestes, ne lui accordant que peu de crédit dans le processus perceptif avec un relief intégré à la mise en scène (si les effets sont marqués chez un gamin hollywoodien, ce sera racoleur et puéril, si la 3D donne mal à la tête c'est la preuve d'une arnaque, etc.). On retrouve ici le discours de la validation par la caution, après celui pas plus glorieux de la "validation nationale" de Télérama pour la sortie de Derrière Les Murs. Bref vous l'aurez compris, les américains sont bêtes avec leur argent et leurs techniciens, heureusement que nous sommes-là pour leur montrer quoi faire de leur 3D. Cette fascination nouvelle pour le relief est d'autant plus cocasse qu'elle monopolise l'attention et oblitère que la plupart des propos de JLG naissent ici de simples cuts, comme ce raccord, distingué, entre les fesses d'une femme et la croupe du chien.
On le voit, la sortie d'Adieu Au Langage et sa sélection à Cannes ont surtout été prétexte à un retour aussi violent qu'hors de propos de l'antienne anti-hollywoodienne bas du front, celle qui tape partout et donc nulle part, qui ne fait strictement rien avancer mais permet de tellement bien consolider les légitimités. De l'illusion de subversion, car comme pour le strass, l'illusion peut se superposer au réel, pas à un écran.
On constate surtout que l'acceptation chaotique et dispersée du cinéma populaire des années 2000 et la lente réhabilitation de cinéastes US par les autorités étaient extrêmement précaires, et que des Spielberg ou des Cameron, avec leur implication dans les images les plus marquantes de ces trente dernières années, ne valent pas grand-chose face à un split-screen baveux.     Â
Ceci n'illustre pas autre chose que la confusion profonde faite entre le cinéma de masse et le cinéma populaire. Le premier, régulièrement mis en avant, défendu ou acclamé par la critique (voir le cas de Die Hard 4 et plus généralement de toutes les grosses franchises) est loin d'inspirer autant la méfiance ou la crainte que le second. On peut laisser Raja Gosnell massacrer Peyo avec ses Schtroumpfs dans un silence de cathédrale, mais on cherchera toutes les noises du monde à Steven Spielberg quand il attend trente ans pour adapter Hergé avec la bénédiction de ce dernier. (4)
Pacôme Thiellement définit ces deux cultures ainsi dans Pop Yoga : "La culture pop s'oppose à l'idée d'une culture élitiste, qui ne toucherait qu'une partie instruite de la population, mais ne se confond pas avec la culture de masse, produite par cette dite "élite" en vue de conserver la population dans l'ignorance et la misère".
C'est peut-être parce que la culture populaire est entièrement assimilable et appropriable par le grand public, cette entité bruyante et hirsute qui faisait dire à Adorno qu'une salle de cinéma qui rit est une "parodie de l'Humanité", qu'elle nécessite le besoin d'être tour à tour dénigrée ou assimilée à du tout-venant industriel. Et quoi de mieux que le nouveau loisir du peuple pour l'engueuler une nouvelle fois, le culpabiliser de n'avoir pas compris plus tôt où se joue la diabolique manipulation commerciale et où réside le génie détaché du bas monde matériel ?  Â
Finalement, on ne peut s'empêcher de faire le parallèle entre le discours mainte fois asséné sur la fin des querelles de chapelles culturelles et celui sur la prétendue fin de la lutte des classes. Car en effet, les deux luttes n'existent plus. Cela ne signifie pas qu'elles ne sont plus, mais que l'on nous a confisqué le langage pour les exprimer.
"La critique ne fait guère que poser des problèmes spécifiques de la culture bourgeoise ; il n'y a pas, du reste, à l'heure actuelle (en 1977), d'autre modèle culturel en Occident, qu'il s'agisse de cinéma, de la littérature, du théâtre, etc."
[…]
"De quoi s'occupe la critique ? Son objet est le même que celui de la publicité. Elle fait du marketing, de la promotion de vente. Elle est l'alibi intellectuel, c'est-à -dire le masque noble, sublimant du commerce cinématographique, comme la culture est l'alibi de la société marchande et de la morale du profit."
Christian Zimmer, Le Procès Du Spectacle.
(1) "En 1971, Frank Gross, s'inspirant du conte Les Habits Neufs De L'Empereur de Hans Christian Andersen, rapporta dans la très sérieuse revue New England Journal Of Medecine l'existence d'une affection sévère pouvant toucher de multiples systèmes. Il la baptisa "syndrome des habits de l'empereur".
Si l'étiologie et la pathogénie de ce syndrome restent obscures, différents facteurs prédisposants sont isolés. Pour l'auteur, l'incidence est grande chez les candidats spécialistes et plus particulièrement chez ceux pour qui la carrière est primordiale."
Le syndrome des habits neufs de l'empereur
(2) Sur les largesses interprétatives de ses films, il faut souligner que JLG se demande dans Adieu Au Langage si une métaphore est une idée, ce qui reste certainement la piste la plus intéressante pour comprendre son œuvre (sur et en dehors de l'écran). Bien que faisant partie du synopsis ("De l'espèce humaine on passe à la métaphore."), la problématique n'a guère été commentée.
(3) Notons que le dédain du technicien revient à plusieurs reprises dans l'interview pour France Inter citée plus haut, ce qui n'est pas vraiment une première (on trouve ici une partie de la séquence en question). Un dédain envers la technique et ceux qui la font vivre qui reste étonnant pour un cinéaste "à la pointe de la technologie" si l'on en croit ses laudatrices, mais se trouve être assez légitime dans certains lieux cinéphiles.
(4) Encore récemment, n'avoir vu aucun Disney était une réussite pour Serge Toubiana.Â
Commentaires
Concernant Tintin, le lien vers le papier de JM Frodon illustre assez bien comment la méfiance envers les auteurs populaires s'articule autour de certains anathèmes (obsession de l'argent, de la récupération, de la technologie, de l'ambition...). Il faut un film quasi irréprochable pour que les doutes, extrêmement nombreux et violents, s'évanouissent un minimum (alors que, comme le montre la moyenne Allociné, une purge peut très facilement engendrer un consensus positif, son énorme budget promo et son succès n'émouvant pas plus que cela).
Il faut se souvenir qu'au moment de la sortie de Tintin, on allait chercher des célébrités fans d'Hergé afin de témoigner que le Spielberg était bien fidèle, tandis que des "tintinophiles" déploraient sur Internet que son Tintin tienne... une arme à feu. Ces américains...
A titre d'exemple plus récent, citons ce cercle critique (une partie de la frange dont parle Michel Ciment dans cet édito) qui essaie de persuader (troller ?) leurs followers depuis ce matin que le remplaçant de Edgar Wright sur Ant-Man, le laborieux et docile faiseur Peyton Reed (Bring It On, Yes Man) est meilleur réalisateur. Et évidemment, "plus pop". Car on sait tous que le public de Reed se réapproprie ses films via ce genre de manifestation.
Et pour revenir sur le traitement de faveur de Tintin, outre le cas désespéré Frodon depuis longtemps perdu dans le Mordor, c'est peut-être dû à son statut d'icône de la BD franco-belge (les Schtroumpfs, malheureusement , tout le monde s'en fout un peu). Après c'est clair que tout ça était très souvent malhonnête intellectuellem ent...
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