Reims Polar 2024
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- Dossier par Julien Péchenot le 6 mai 2024
Tranches de vigne
Ça va être difficile cette année. Oui, difficile, on vous prévient d'avance. Il va en effet être délicat de rendre compte de cette quatrième édition du Festival International du Film Policier de Reims (plus brièvement appelé Reims Polar).
Un problème s'étant posé à nous : quand tu en es à 18 films vus en quatre jours et que beaucoup de ces longs-métrages reposent sur un schéma narratif similaire, une accumulation finit par nuire à ces œuvres qu'on finit par ne plus distinguer.
Certes, le cinéma ce n'est pas de l'écrit, on le sait, ce qui compte c'est le traitement. Alors pour peu qu'à la répétition scénaristique s'ajoute l'ennui stylistique, là on est mal. Par contre il y a un sacré avantage : les films qui sortaient du lot se démarquaient vraiment de la meute. De plus, pour rajouter à la difficulté, on savait que la redescente serait un peu raide après une édition 2023 vraiment qualitative. Reste que nous étions bien conscients que l'édition de l'an passé ne pouvait être une norme mais bien une exception. Et bien nous a pris d'ainsi nous prémunir.
HORS-D'OEUVRE
En apéro et hors compétition fût projeté le soir de la cérémonie d'ouverture LaRoy, premier long-métrage du californien Shane Atkinson, sorti en salles le 17 avril dernier. Il y est question d'un tueur à gages et de quiproquos autour d'un quidam que l'on confond avec lui. Pour situer, ça marche dans les pas des frères Coen, au point d'avoir un genre de Steve Buscemi (Dylan Baker) au casting. Après une très bonne introduction, s'ensuivent des péripéties et situations amusantes, puis répétitives, puis lassantes. Sans oublier que trop de "fins à la Scoubidou" tuent l'intérêt des rebondissements. Heureusement, Skip (excellent Steve Zahn) reste un personnage éminemment attachant, parmi les plus marquants de ce festival, et nous a permis de nous maintenir à flot (d'autant plus qu'il y a un manque évident de charisme ou d'intérêt chez les autres personnages).
Arrivant généralement vierges de toute info pour ne point fausser nos attentes, nous apprîmes plus tard que LaRoy fût sanctionné du Grand Prix, du Prix de la Critique et du Prix du Public (rien que ça !) au festival du film américain de Deauville l'année dernière, comprenant ainsi mieux l'engouement dont il jouissait au sein des files d'attente. Disons que nous sommes passés à côté...
Toujours hors compétition, et en vrac, on a pu voir l'agréable et rigolo Hit Man (rien à voir avec l'agent 47, même si un clin d'œil lui est fait) de Richard Linklater, qui se regarde aussi facilement qu'il s'oublie même si on y a apprécié la dissertation sur le métier d'acteur.
Encore plus ludique et diablement efficace, Dark Market de Park Hee-Kon pourrait se résumer ainsi : "Meurtres sur Le Bon Coin", concept tellement évident qu'on s'étonne ne pas l'avoir vu plus tôt. Ce genre de film récréatif, tel Silent Night en 2022, a largement sa place ici, en tout cas bien plus que d'autres sélectionnés dans les différentes compétitions.
Quant à Un Homme En Fuite, premier long de Baptiste Debraux, il nous prouve qu'on peut parler luttes sociales tout en s'affranchissant d'une patine de cinéma d'auteur. On navigue entre les îles du conte de fée (l'homme en fuite du titre vu comme un croquemitaine pour les patrons...) et celles du roman populaire (...ou comme un Robin des Bois pour les oubliés du Capital). C'est efficace, entraînant et les deux genres (film policier et film social) ne s'entredévorent jamais. Un vrai bon film que vous pourrez découvrir en salles le 8 mai prochain.
COMPÉTITON "SANG MEUF"
Comme nous l'évoquions en introduction, une grosse tendance imprimait cette année la plupart des films sélectionnés, tendance qui fût surtout prégnante en Sang Neuf : des films "tranche de vie" qui sont basés sur un seul personnage, personnage présent dans chaque plan (ou quasi), du début à la fin et qui nous narre une brève période de la vie de ce protagoniste. Ainsi, en Sang neuf, les six films présents reposaient sur ce même canevas, avec, dans cinq d'entre eux, une femme pour rôle principal.
On va se débarrasser rapidement de The Wall du belge Philippe Van Leeuw qui nous parle d'un escadron de la police des frontières en Arizona, de clandestins, de méchants qui font des trucs méchants, de gentils qui font des trucs bien, etc, etc. On retiendra le personnage de l'amer Indien et on s'inclinera devant Vicky Krieps, actrice magnétique pour un personnage antipathique (et sans nuance, à part tirer la tronche, elle ne fait pas grand-chose, mais elle le fait bien). De par son sujet, The Wall ne fût pas sans nous évoquer Desierto du fiston Cuaron, découvert à Beaune il y a 8 ans, et ce ne fût clairement pas à l'avantage du premier.
Nous ne nous appesantirons pas plus longtemps sur The G, film canadien de Karl R. Hearne, qui part pourtant d'un postulat plutôt sympa, à savoir l'histoire d'Ann (la "G" éponyme, abréviation de "granny", ou grand-mère dans la langue d'Aya Nakamura), alcoolique et la clope au bec, placée de force dans un genre d'EHPAD par un tuteur (à l'aide d'un médecin vénal), encore un truc bien sordide venu des États-Unis. En voulant à son pognon, des économies en liquide, le tuteur et ses sbires vont subir les foudres de notre vieille de 72 ans aidée de sa petite-fille Emma.
Ça commence très bien, ça porte les stigmates d'une bonne vieille série B sans coup férir pendant une bonne moitié, puis ça commence à tirer à la ligne, à se traîner pour finir par s'étirer inutilement. Et c'est bien dommage car si la promesse avait été tenue sur la longueur, nous aurions pu avoir un film coup de cœur. En l'état, nous reste le souvenir d'un film anecdotique, un de plus.
Hesitation Wound
Sous ses allures "téléfilmesques" (lumière crue, format carré), Hesitation Wound, production turque signée Selman Nacar, suit les pas de Canan (Tülin Özen, beauté froide et hypnotique) entre ses visites à l'hôpital au chevet d'une mère dans le coma et ses plaidoiries au tribunal où elle défend un type accusé de meurtre. Ce qui est fascinant, dans ce film qui ne paie pas de mine, c'est que, dès le début, on sait que Canan sera "la femme qui gère". Pas tant d'un point de vue narratif que cinématographique car ce n'est pas la caméra qui suit les mouvements de notre avocate mais bien lesdits mouvements qui entraînent la caméra dans son sillon. Elle gère le temps (scène de l'aller-retour à la poste), le suspend (une fuite d'eau, la lecture d'une lettre), le maîtrise (un saignement de nez), se sert de son reflet pour reprendre le contrôle de l'image alors que le juge semblait en prendre possession. Et quand le trouble semble poindre (parler de sa mère végétative avec le médecin), que le doute s'immisce, elle prend soin de gérer ses émotions lors de plans fixes légèrement tremblants qui évitent de virer au désespoir ; il y a comme une légère instabilité mais pas de quoi la renverser. Seule peut-être sa sœur, plus rationnelle encore, semble mieux que Canan maîtriser le cadre dès lors qu'elle évoque le don d'organe ou l'euthanasie. En sus de ce tour de force formel, le fond est d'un humanisme sans faille, même s'il faut pour cela en troquer un (abréger des souffrances) contre un autre (préserver une innocence).
Nous ne crierons pas au chef-d'œuvre, loin de là , mais ça fait plaisir de voir un cinéaste qui prend soin de faire de son outil le vecteur des émotions de ses personnages dans un film qui semble de prime abord minimaliste. À nos yeux, une petite réussite.
Sons
Nous attendions avec un brin d'impatience Sons, second film danois du suédois Gustav Möller après le très remarqué The Guilty que nous vîmes dans ce même festival mais ailleurs et en d'autres temps (à Beaune et en 2018 si vous voulez tout savoir). Et dans une autre compétition : The Guilty traînait naguère ses guêtres en Compétition, cette fois ce sera en Sang Neuf (on finira bien par percer à jour le mystère de cette compétition parallèle à laquelle nous ne comprenons rien, et ce depuis plus d'une décennie !). Une gardienne de prison vengeresse voit débarquer dans sa taule le tueur de son fils. Elle va décider de lui pourrir un peu (euphémisme) la vie. De belles idées de mises en scène rendent la chose agréable à suivre (la multiplicité des plans à travers grilles, grillages, barreaux semblent disposer les deux personnages principaux sur un plateau de jeu d'échec), la tension y est constante, croissante. Et une fois encore, comme dans le film évoqué juste avant, comme dans celui dont on parle juste après, on troque une bonne conscience contre une bonne action. Si ce second long s'avère un chouïa en deçà de nos attentes, ça reste cependant du bel ouvrage. Et il ne repartira pas bredouille de Reims puisque les lycéens sélectionnés pour ça lui décerneront le prix Sang Neuf du jury jeunes de la Région Grand Est. Et, réjouissez-vous, il sera visible dans nos contrées le 10 juillet prochain.
Blaga's Lessons
Le jury des grands, quant à lui, attribuera le prix Sang Neuf au bulgare Blaga's Lessons de Stephan Komandarev dont la sortie est prévue le 8 mai prochain. Le titre ne ment pas et nous donne à voir la vie de Blaga, retraitée qui donne des leçons de Bulgare à une migrante fuyant la guerre au Haut-Karabagh. Entre deux cours donnés chez elle, Blaga se démène pour trouver une place au cimetière pour l'urne de son mari (et nous donne l'occasion de dialogues à la fois drôles et ironiques – pour nous – et cyniques, voir tristes pour notre veuve). Malheureusement pour elle, les économies nécessaires à cette quête funéraire vont s'envoler suite à une arnaque téléphonique (terrible scène avec le vil gredin au téléphone qui parle sans cesse, en un flot continu pour étourdir toute réflexion ; ce flot continu justifiant l'énorme plan-séquence illustrant ladite scène). Notre retraitée fera dès lors tout son possible pour pouvoir payer cette place au cimetière, au nom d'un principe qui voudrait qu'il faille quarante jours maximum pour enterrer nos morts, sans quoi leur âme finirait errante. En gros, malgré un rationalisme à tout crin issu d'un communisme qu'elle semble regretter (son mari vouait un culte à Lénine, elle vante le monument à la gloire du communisme qui surplombe sa ville...), elle va finir par se renier au nom d'une tradition par définition absurde. Et quand le film commence à peser du poids de ses longueurs (beaucoup de répétitions), il finit par une séquence terrible (et hors-champ) qui ne doit pas durer plus de cinq minutes et qui pourtant nous a laissé estomaqués. Glaçant !
IL Y EN A UN PEU PLUS...
À cette compétition "Sang Meuf", on pourra y ajouter certains films de la compétition, la vraie, la grande, tels que Highway 65 ou encore Shock. Dans le premier, Maya Dreifuss nous emmène à Afula, ville israélienne où une femme est retrouvée morte. Une flique, mutée de Tel Aviv pour raisons disciplinaires, mène l'enquête. Entre un bon vieux machisme des familles et des femmes qui déprécient celle qui non seulement n'est pas mère, mais a l'outrecuidance de vouloir vivre sa vie comme elle l'entend, il n'est pas évident pour Daphna (portée par une Tali Sharon bluffante de naturel) de bien faire son boulot d'enquêtrice.
Le sujet principal de Highway 65 reste finalement la froide description d'un monde engoncé dans un patriarcat d'arrière-garde et ses préjugés, système maintenu à bout de bras par nombre de femmes. Si ce propos n'est pas inintéressant en soit, il n'en reste pas moins qu'il phagocyte un peu le côté policier du film, donnant le sentiment de suivre une aventure de Fantômette au Club des Cinq. Ça se laisse regarder, ça avance à son rythme (un peu long vers la fin), c'est plutôt paisible mais reste au final le sentiment d'un récit qui se sert de son contexte policier pour tout autre chose, sans jamais trouver le point d'équilibre ; c'eût été un film sur une prof, la cheffe d'une caserne de pompiers ou une infirmière que ce n'eût pas changé grand-chose. Au final, on se retrouve à suivre une enquête banale pour un film qui l'est également. Autant dire qu'à l'annonce du palmarès et de l'obtention du Grand Prix, nous sommes restés assez perplexes.
Shock
Pour Shock, on triche un peu vu que le protagoniste principal est un homme, mais, une fois encore, le film des duettistes d'Outre-Rhin Daniel Rakete Siegel et Denis Moschitto (également acteur principal) est bâti sur le même schéma. Cette fois, on suit Bruno, médecin qui travaille pour le compte de maquereaux, de dealers, de gangsters... Bref, qui travaille pour ceux qui ont besoin de se faire soigner clandestinement (les fameux qu'il ne faut pas emmener à l'hôpital quand ils pissent le sang). Forcément, il va se retrouver à soigner un type qui a des démêlées avec d'autres gars, et ça va mal tourner (surtout pour un de ses pouces, ça n'a pas l'air dit comme ça mais attendez de voir la scène quand il cherche à se rafistoler).
Souvent filmé à hauteur d'épaule, de dos, les scènes dans lesquels notre médecin marche sont toujours tendues, qu'elles nous mènent à une scène cruciale ou banale, comme des traits d'union entre chaque partie du film. Ça traîne parfois un peu la jambe mais ça se regarde sans sourciller. Et c'est dispo en VOD sur MyCanal depuis le 15 avril.
Également en compétition, Hopeless, premier long de Kim Chang-Hoon et déjà sorti chez nous (le 17 avril dernier pour être précis). L'histoire d'un gamin dont la vie n'est pas rose (viré de son lycée, de son emploi, battu et pas qu'un peu par son alcoolique de beau-père, n'en jetez plus !) et qui finit par rejoindre les rangs de la pègre locale. Ça ne rigole pas beaucoup plus chez ces marlous dont le chef, Yeon-Gyu, a un charisme admirable en sus d'une oreille tailladée qui lui date de l'enfance, lorsqu'il manqua de se noyer et qu'un hameçon le sauva d'une mort certaine. Vous reprendrez bien une louche de tristitude ? Parfois, les enfants mangent des nouilles aux cendres de clopes. Que de joie !
Bon, d'un pur point de vue réalisation, le metteur en scène sud-coréen sait y faire pour installer une ambiance poisseuse et créer un sentiment de tension permanente, d'orage à venir, le plus souvent en suivant son personnage principal comme s'il avançait vers un inexorable destin fait de violence à subir ou à infliger. Sauf qu'au bout d'un moment, ce fatalisme assez pesant plombe le tout. À réserver aux fans de la misère malheureuse et des malheurs misérables qui s'empilent à foison. Et aux adeptes des ongles arrachés (avec Shock, c'était la fête du Reims-doigts, le festival de la manucure hâtive ; il n'y a que nails qui m'aille). Curieux tout de même de voir ce que fera de ce talent atmosphérique Kim Chang-Hoon dans ses futures œuvres.
Blood For Dust
En ce qui est de Blood For Dust du new-yorkais Rod Blackhurst, on va peut-être passer pour méchants, mais c'est lui qu'a commencé !
Cliff a besoin d'argent, Ricky, un vieux pote, a un plan. C'est à peu près tout ce qu'on a retenu de l'histoire. Par contre, ce qu'on a retenu, c'est que les mâles ont tous des voix graves et concernées et les femelles ont toutes des voix suaves et concernées. Bref, tout le monde est sérieux et concerné mais jamais joyeux, jamais léger, non, surtout pas, jamais on a dit, la preuve : tous ne vivent qu'éclairés de lumières jaunes et tamisées, souvent de nuit. Il ne fait jamais jour ; enfin si, soyons honnête, il arrive qu'il fasse contre-jour. Pour nous faire comprendre que c'est grave et sérieux, on maximise les potards du délire dépressif : il y a un enfant sans cheveux à l'hôpital, c'est dire si l'heure est grave. Et si on n'avait pas compris que noir c'est noir, le tout est accompagné d'une musique pleine de complaintes qui chouine bien comme il faut. Ha, et comme nos deux énergumènes ont des vies brinquebalantes (l'un d'eux, quand il était petit, et ben son père il le tapait fort), leur planque est une maison en travaux, la belle affaire ! Heureusement, à un moment, il y a des coups de feu, plein, ce qui eût le mérite de nous sortir d'une torpeur qui nous étreignait salement. Le pire c'est qu'on a quand même senti une volonté de bien faire (c'est propre) mais, hélas !, ça ne suffit pas quand Xanax et Valium tiennent lieu de projet cinématographique.
...JE VOUS LE METS QUAND MÊME !
Avant le grand final, une petite brochette de films qui valaient le coup d'œil. Et on commence avec Salem (sortie prévue le 29 mai prochain), présenté en Sang Neuf et second long-métrage de Jean-Bernard Marlin après Shéhérazade, César du premier film en 2019.
En vrai, Salem on n'a pas beaucoup aimé (ce prosélytisme de compétition, ouch !) mais on a vraiment bien aimé (il y a un réel savoir-faire). Ça commence dans une maison de repos psychiatrique où l'on suit Djibril qui, après avoir sauvé de la mort un collègue en marmonnant des sourates ou que sais-je, est vu comme un prophète par certains des zinzins ayant assisté à la scène. S'ensuivent flashbacks intempestifs entre l'enfance et l'adolescence, la vie une fois sorti de l'HP, des retrouvailles houleuses avec une fille délaissée, des règlements de comptes entre ceux des Grillons et ceux des Sauterelles, entre gitans et Comoriens, entre tout ce que compte Marseille de laissés pour compte, bref, ça suit son chemin cahoteux (la narration peut sembler, à l'image des errements de Djibril, confuse alors qu'elle est, comme sa foi en sa fille qu'il voit comme le messie, limpide). Il y a une belle maîtrise d'une atmosphère fantastique (sous forme d'ésotérisme religieux), les scènes de tension font mouche (en même temps, entre Grillons et Sauterelles...). Le côté présage n'est pas sans faire penser à La Gravité, ce dernier étant un poil plus foutraque mais ayant pour lui d'être plus concis (et assume son propos fantastique sans l'enrober de bondieuseries malvenues). Par contre, et c'est tout bête, mais un film qui évoque la banlieue sans nous tartiner une seule note de rap ou quoi ou qu'est-ce, ça fait du bien !
Bref, on est partagé sur ce film de petit Marlin (on pense un temps qu'il ne s'agit que de schizophrénie mais il suffit de dire que ce film aurait eu sa place à Gérardmer pour comprendre que l'aura messianique est un fait et non de simples visions d'un esprit dérangé) et on attendra la suite afin de mieux le situer, car en dépit d'un film par moment bien casse-bonbons dans son propos, on a vraiment le sentiment qu'il en a sous le capot, le sang !
Salem
Retour à la compétition avec un film aussi plaisant que difficile à évoquer tant il est atmosphérique (que nous n'employons pas ici comme synonyme de "chiant" bien que beaucoup lui accordèrent ce qualificatif parmi les spectateurs). Only The River Flows, puisque c'est de lui qu'il s'agit, nous vient de Chine et est l'œuvre de Wei Shujun dont les deux précédents longs-métrages naviguèrent au gré des différentes sélections cannoises.
Dans une petite ville de la Chine du milieu des années 1990, des policiers s'installent dans un cinéma pour enquêter sur une série de meurtres. Une enquête qui mettra au supplice Ma Ze, en charge de l'affaire. Les enchaînements des procédures d'enquête sont limpides, la rendant agréable à suivre grâce à un rythme tenu, certes loin d'être trépidant mais en phase avec l'état d'esprit posé de notre flic. Comme pour surligner l'inéluctabilité d'un esprit bientôt hanté par la folie (la sienne, celle d'un suspect et celle, hypothétique, de son enfant à naître), en sus d'une citation pré-générique de Camus sur le destin, le réalisateur multiplie les courts travellings (d'abord avant, puis latéraux, enfin circulaires, suivant les certitudes, questionnements et doutes de Ma Ze). Pour plus encore nous immerger dans ce flottement mental, en sus de la rivière autour de laquelle se situent les meurtres, il pleut, souvent, il y a des aquariums, bref, tout est fait pour nous mettre dans le bain. Un film comme un long fleuve tranquille avant que n'arrive une scène de rêve magnifique, véritable tournant du film et dont la suite pourra laisser perplexe. Et dont on ne pourra parler sans vous déflorer tout un pan de l'intrigue.
Si nombre de spectateurs semblent avoir décroché à ce moment-là d'un film qu'ils trouvaient déjà bien ennuyeux, nous, il nous a bien plu. Et nous fûmes ravis de voir que nous n'étions pas les seuls puisque Only The River Flows s'en tire au final avec un Prix du Jury qui fait bien plaisir.
The Last Stop In Yuma County
Un représentant en couteaux de cuisine aux faux airs de Laurent Lucas (Jim Cummings), bientôt en manque de carburant, s'arrête dans une station essence qui n'a pas encore été livrée. Pour prendre son mal en patience, il se pose au diner adjacent dans lequel bosse Charlotte (Jocelin Donahue), compagne du shérif du coin. Ils sont bientôt rejoints par deux malfrats qui viennent de braquer une banque, puis un autochtone du coin, un couple de jeunots qui se rêvent en Bonnie & Clyde d'opérette, deux retraités en balade, un shérif adjoint en quête de reconnaissance... Forcément, la réunion de tout ce petit monde va finir en bordel et c'est avec un amusement certain qu'on attend la déflagration que nous promet The Last Stop In Yuma County, premier film du californien Francis Galluppi.
Entre un début qui n'est pas sans évoquer le Identity de James Mangold (des inconnus se retrouvent coincés dans un lieu paumé) mais de jour et en plein cagnard, entre références et révérences à Quentin Tarantino (le jeune couple comme pendant de celui formé par Tim Roth et Amanda Plummer dans Pulp Fiction), The Last Stop In Yuma County s'avère gentiment noir, gentiment décalé mais surtout ludique, drôle, léger et sait rester sur ses rails malgré la multiplicité des caractères en lisse. Ça va à l'essentiel (enfin un film qui ne semble pas durer 3h10... C'est bon, vous l'avez ?) et c'est le plus logiquement du monde que, de tous les films en Compétition, ce soit lui qui rafle le Prix du Public : c'était la fête de Yuma !
PODIUM HAUT LIMPIDE
Borgo de Stéphane Demoustier (frère de, si vous vous posiez la question) fait partie de ce que nous aurons vu de mieux dans le cadre de ce festival et plus globalement au cinéma cette année. Un double assassinat a eu lieu à l'aéroport de Bastia. Alors que la police locale mène l'enquête, nous suivons en parallèle les premiers pas puis le quotidien de Mélissa, gardienne de prison, récemment affectée à la prison de Borgo. Sympathisant avec certains prisonniers, elle finira par rentrer dans un engrenage mafieux dès lors qu'elle acceptera de rendre service à l'un d'entre eux.
Jouant sur une temporalité trompeuse, Borgo serait comme un entonnoir aux bords asymétriques finissant par se rejoindre en un point culminant. Film qui n'est pas sans nous faire penser, sous certains aspects, à Un Prophète de Jacques Audiard (avec toutefois moins de temps passé en prison et plus de scènes de vie privée, jamais mièvres rassurez-vous), nous ne nous étendrons pas outre mesure vu qu'il est sorti en salles le 17 avril dernier (et pour ceux que ça intéresse, le procès du double assassinat de 2017 dont s'inspire le film se déroulera du 6 mai au 6 juillet de cette année). Par contre, et malgré tout le bien qu'on pense de lui, on en veut un peu au film, dès lors qu'on l'évoque (et ce plus de quinze jours après l'avoir vu), d'avoir systématiquement en tête du Julien Clerc... Heureusement, nous devons cette malédiction à une séquence juste magnifique ! Présenté en compétition, Borgo repartira de Reims auréolé d'un Prix du Jury amplement mérité.
Steppenwolf
Adilkhan Yerzhanov, réalisateur kazakh, semble définitivement devenu la mascotte des programmateurs puisqu'après Assault en 2022 et Goliath en 2023, nous avons pu découvrir, encore une fois en compétition, Steppenwolf. Du cinéaste, nous écrivions ici-même il y a un an peu ou prou qu'après avoir raflé un Grand Prix surprenant en 2022 avec Assaut, "le Kazakh Adilkhan Yerzhanov (est) de retour en compétition avec Goliath. Comme dans son effort précédent, on y trouve un désert [...], une bande de bras cassés, un arsenal composé de bric et de broc et un ton décalé, absurde, hélas moins prégnant, rendant Goliath plus chiant à suivre ; il faut dire que c'est cette absurdité qui atténuait le rythme cahin-caha d'Assaut, une absurdité qui cachait des lacunes qui explosent ici au visage.". Et bien nous pourrions écrire quasiment la même chose pour parler de Steppenwolf, à la différence que, cette fois, les défauts qui nous avaient refroidis l'an dernier ont disparu au profit d'un film qui va de A à Z sans perdre son temps.
Au milieu de nulle part, un commissariat est pris d'assaut par un groupe de rebelles indeterminé alors qu'un homme sans nom appliquait au sein de l'enceinte policière un interrogatoire à l'aide de méthodes que nous qualifierons de peu académiques. En parallèle et dans le village adjacent, Tamara perd son fils. Elle croisera puis suivra le chemin de notre homme sans nom en quête de cet enfant. Une obsession quasi mystique pour une femme autistique (et réciproquement).
Encore une fois, Yerzhanov nous propose un western, avec toujours l'assaut du fort, les troupes dépenaillées, les grands espaces, et pousse le vice jusqu'à nous faire faire un bout de chemin avec un personnage dont le nom reste une équation à une inconnue. Berik Aitzhanov, charisme exceptionnel, incarne un personnage qui a pris la mesure de l'absurdité de ce monde (ses lunettes, ses multiples pas de danse, ses rapports avec Tamara...), totalement acclimaté et à l'aise dans cet univers en pleine déliquescence. Et si, souvent, les personnages en quête de quoi que ce soit, dans les films, partent de la gauche de l'écran pour aller vers la droite, ici les personnages font le chemin inverse, comme si dans ce monde violent, sans nulle trace de modernité (où sont les engins électriques ?), la régression était permanente.
On pense parfois à Mad Max 2 dans ce monde qui semble réellement post-apocalyptique (un monde où portables, ordinateurs, et ce jusqu'à la moindre ampoule n'existent ; plus encore que l'essence, c'est bien cette dépendance à l'électricité qui caractérise notre modernité) et souvent à Sisu – D'Or Et De Sang (les explosions qui illuminent un horizon lointain, le héros comme invincible, sur lequel la souffrance semble inopérante). On a pu entendre des festivaliers parler de navet, carrément, à propos de ce qui est probablement l'un des films foutraques les plus cohérents qu'on ait pu voir depuis des lustres, un spectacle purement jubilatoire. Et qu'il récolte a minima un prix, en l'occurrence celui de la Critique, semblait la moindre des choses.
Et pour finir, absent du palmarès, méprisé des spectateurs, Birthday Girl, de Michael Noer (réalisateur danois de Northwest, Prix du Jury et de la Critique en 2013 à Beaune), semble n'avoir électrisé que les deux envoyés spéciaux de L'ouvreuse. Pourtant, talonné de près par Steppenwolf et de peu par Borgo, il est assurément ce qu'on a vu de mieux cette année.
Birthday Girl c'est une mère, sa fille et la copine de cette dernière qui font du bateau. Plus exactement, Nanna, mère de Cille, a décidé d'offrir à sa fille, qui fête ses dix-huit ans, une croisière. Lors d'une première soirée bien arrosée va avoir lieu un événement traumatisant pour l'une de nos protagonistes. Mener l'enquête va s'avérer un calvaire dès lors que, dans les eaux internationales, nulle loi n'existe.
Ça commence avec le plan d'une femme sous la pluie, baignée de violet et de rouge. Puis ça enchaîne sur un travelling avant, ras de l'eau, qui finit par révéler un énorme paquebot de croisière. Horizontalité, verticalité : cet enchaînement annonce un film coloré (ce qu'il y a dans le cadre) et carré (la réalisation, très géométrique). Coloré, en effet, Birthday Girl l'est tout du long. L'opulence de rose et de rouge, la fluorescence des cocktails et enseignes et l'omniprésence de néons donnent au film un aspect sucré (le monde de l'amusement permanent à bord du bateau, comme une variation des casinos du Las Vegas Parano de Terry Gilliam). Ce déploiement outrancier est contrebalancé par des séquences froides (du blanc et du bleu durant les moments qui suivent le drame), avant que le rouge de la colère vienne définitivement supplanter l'image lisse que veut se donner la direction des croisières Coco Cruise, qui ne supporterait pas le contrecoup d'une mauvaise publicité ; à l'image de ces hublots en toc, les apparences doivent être sauves.
Birthday Girl
Tout est vulgaire (le jingle Coco Cruise qui ponctue un dialogue sur l'intimité du drame) et on ressent la vacuité pleine de vide (le néant absolu donc) de ce genre de lieux qui t'en met ras-la-gueule jusqu'à la nausée... Ce qui a semblé marcher au premier degré chez certains alors que l'ironie y est frontale (et exponentielle) tout du long. Il est beau de voir qu'il n'y a pas besoin de dialogues improbables et d'être poseur pour défoncer le capitalisme par l'entremise d'une croisière : ici, on n'est pas dans Sans Filtre et ses provocations pour cannois en goguette, non, ici c'est littéral, ça sue de chaque image. Ruben Östlund aime démontrer ? Michael Noer, lui, a choisi de montrer.
Oublié, passé inaperçu voire vilipendé, Birthday Girl, porté par deux actrices exceptionnelles (et encore, on ne vous a pas parlé de la scène de danse lors d'une silent party, d'une beauté rare), est de ces films qui impriment non seulement la rétine, mais aussi les neurones. Bref, nous, on a adoré.
ET POUR FINIR...
Globalement, et ce malgré un trio de haute volée et trois ou quatre (relatives) bonnes surprises, cette édition nous aura quand même laissé sur notre faim. Comme nous le suggérions en introduction, plus de panachage, comme lors des deux précédentes éditions, sera le bienvenu l'année prochaine pour ainsi établir ce qui devrait être une norme.
Et étonnamment, si les films dépassant ou flirtant avec un double tour d'horloge furent rares, certains n'évitaient pas pour autant de tirer à la ligne, la concision semblant être une tare (ce fût le cas, à nos yeux, d'au moins une bonne dizaine de films cette année ; avec les quarts d'heure en trop de chacun d'entre eux, il y avait de quoi faire deux films de plus !). Comme lu sur un forum il y a quelques temps lors d'un débat sur la durée des films entre hier et aujourd'hui  : "Les films ne sont pas plus longs mais ils contiennent plus de longueurs". C'est signé d'un dénommé Kaplan et on ne saurait mieux le dire.
Plus généralement, concernant le festival en lui-même et contrairement à notre ressenti lors de l'édition 2023, on a perçu un sursaut au niveau de l'engouement. Exemple tout con : là où l'année dernière nous nous contentions de regarder l'heure ("Ça commence dans 5 minutes, on va y aller") avant de nous décider à aller à une projection, tout en étant sûr d'avoir le choix des places, cette année nous en étions à surveiller les files d'attente 15 ou 20 minutes à l'avance ("Vu le monde, on va commencer à bouger") pour nous retrouver dans des salles bondées, surtout arrivés au vendredi. Cette fois, les chiffres annonçant une fréquentation en hausse ne nous ont pas semblé fantaisistes.
Enfin, ce n'est pas propre au festival mais la multiplication des séances en un temps réduit confirme une impression de plus en plus tenace niveau sonore : le moindre coup de feu, pire, la moindre portière claquée un peu violemment, et c'est tchao tympan !
Quoiqu'il en soit, avec ou sans boules Quies, rendez-vous l'année prochaine...
(Une fois encore bien secondé par Mélanie Van Kempen)Â
LE PALMARÈS
COMPÉTITION
Grand Prix : Highway 65 de Maya Dreifuss
Prix du Jury ex-aequo : Borgo de Stéphane Demoustier et Only The River Flows de Wei Shujun
Prix de la Critique : Steppenwolf d'Adilkhan Yerzhanov
Prix Spécial Police : Shock de Daniel Rakete Siegel & Denis Moschitto
Prix du Public : The Last Stop In Yuma County de Francis Galluppi
SANG NEUF
Prix Sang Neuf : Blaga's Lessons de Stephan Komandarev
Prix Sang Neuf du Jury Jeunes de la Région Grand Est : Sons de Gustav Möller
Remerciements : Esther Avrane et Pauline Quillec du Public Système Cinéma, Akim et l'ensemble des gens de la sécu et, bien évidemment, comme toujours, l'ensemble des bénévoles pour leur accueil ; et un coucou à Valéria Valéria Valériae, prof de latin enthousiaste et aimant à passionnés !