Septembre 2010
- Détails par Nicolas Bonci le 10 septembre 2010
Coupez du réel
Deux mois d’activité ralentie nous ont-ils permis de recharger les accus ? Pas vraiment, non. Ce fût en tout cas bien moins utile que voir nos lecteurs prendre le relais pour continuer à faire tourner la machine !
Donc tout d’abord, mille mercis à Pau, Clemz, Manu et Laurent pour leurs contributions éclairées qui auront largement compensé notre torpeur estivale. Voilà qui redonne du pep ! Mais ne dilate pas le temps pour autant.
Tenez, cet été j’ai tout juste pu voir Inception et Oncle Boonmee. Le film le plus virtuose de l’année et la Palme d’Or ! On peut tomber plus mal, bien qu'il faille faire exprès pour passer à côté des deux sorties tant elles sont impeccablement marketées chacune dans leur genre : phrases péremptoires, flots de superlatifs, démonstrations de camelots, fabrication d'un sentiment d'obligation de consommation sous peine de dépareiller au sein de son environnement (1), mise en garde envers quiconque tenterai d'enrayer la transe (rappelez-vous, la sauterie pour la promotion d'un débat cinéphile sans débat).
Je n'ai pas vu tout Mad Men, mais il m'est avis que ceci n'est pas loin de ce qu'on appelle marketing / pub / relations publiques (et propagande, avant que le neveu de Freud décide que "public relations" passera mieux auprès de l'influent du futur) (2).
Et dire qu'il a fallu acheter Chronic'art pour lire la meilleure la deuxième meilleure accroche de l'année : "Oncle Boonmee est un film qui regarderait le cinéma lui-même".Â
Du côté de Télérama on rattrape le wagon de la geeksploitation, Aurélien Ferenczi y dévoilant un joli potentiel de troll comme le montre son traitement, toujours objectif avec James Cameron (3), de l'affaire de la lettre sur la 3D post-produite et bâclée de Piranha, tronquée et citée de sorte à déformer les propos de son auteur. Etre movie geek chez Télérama, c'est renier tout intérêt, même technique, à Avatar et son équipe pour, huit mois plus tard, évoquer le premier film français en relief en déroulant le coutumier champ lexical laudatif réservé aux artistes hexagonaux "loin des superproductions et de leurs effets faciles". Pour le journaliste, trois ans après la sortie du Beowulf de Zemeckis, sept ans après les documentaires en relief de Cameron, il est temps de parler de "pionniers", de "nouveaux outils" et d'enfin expliquer à son lectorat les tenants et aboutissants d'une production en relief ("Double camera all the way!! What does that mean?!"). Il suffisait que des français s'y attellent pour que l'innovation technique devienne fréquentable ! Heureusement que nous sommes là , nous autres français et notre génie "loin des superproductions et de leurs effets faciles".
Avec toute cette nerd émulation, vous êtes sûrement allés découvrir en salles L'Autre Monde de Gilles Marchand, loin des superproductions et des effets faciles. On en a dit beaucoup de mal, mais il serait trop commode de déclarer que L'Autre Monde arrive vingt ans trop tard puisque c'est un film qui n'arrive nulle part. Toutefois je me risquerai bien à un rapprochement avec le récent Summer Wars pour y comparer les différents traitements aussi bien sur le fond que sur la forme des univers numériques, nommés "Oz" chez les nippons, "Black Hole" chez nous.
Car la culture geek s'épanouit dans l'Hexagone avec toute l'élégance et la profondeur qui nous caractérise : sans bling bling, sans la dénaturer, sans l'enfermer dans notre inévitable législation. Et évidemment sans la tourner au ridicule en la limitant à des névroses de grands gamins…
Sur ce reportage d'Envoyé Spécial, les réactions furent vives. Il est clair qu'il ne fallait rien attendre d'une équipe empilant contre-vérités et idées reçues (savoir que la majorité des BD produites est destinée aux adultes ne l'empêche pas d'affirmer que s'y intéresser est synonyme de syndrome de Peter Pan). Mais on peut regretter que les deux fanboys castés pour ce tournage se soient laissés enferrés dans l'habitus médiatique qui amène un sujet parfaitement conscient de sa place de sujet à réciter aux médias… tout ce que les médias répètent déjà et depuis longtemps sur ce sujet. On repense abasourdi à cet interminable tunnel dans lequel Mr Poulpe délaye la tarte à la crème de "l'échappatoire du réel" à un reporter satisfait de ramasser tout ce qu'il était venu chercher sur le besoin de ces "adulescents" d'échapper au vrai monde de la vie d'adultes du H1N1 et du JT qui fait peur. (4)
Sans trop en demander (comme par exemple émettre l'hypothèse devant des caméras du PAF que toutes ces œuvres imaginaires pourraient éventuellement toucher plus en profondeur les individus de tous âges et de toutes origines), on attend impatiemment le jour où un geek rétorquera à un inquisiteur télévisuel pourquoi il ne pose pas cette question du supposé besoin de s'échapper du réel aux spectateurs de Secret Story ou de Plus Belle La Vie.
Et puisque France 2 veut du cas coupé du réel, présentons Julie Bertuccelli, réalisatrice de L'Arbre, film français loin des superproductions et des effets faciles, qui se livre aux déjà légendaires interviews de Cut, La Revue Cinéma. Interrogée sur Avatar (décidément), l'artiste s'exprime :
"J’ai beaucoup aimé ce film ! Je suis désolée parce que je sais que beaucoup de gens l’ont trouvé nul, mais j’ai vraiment aimé."
Outre cette excuse pour avoir "beaucoup aimé" un film (absolument pas représentative de la pression sociale sur les goûts et le jugement des œuvres dans les cercles culturels car celle-ci n'existe pas nous a-t-on expliqué), il faut retenir sa perception de l'accueil d'un film qui reste le plus gros succès cinématographique de l'histoire. Pour la réalisatrice, un long-métrage vu par quinze millions de ses compatriotes est un long-métrage que "beaucoup de gens ont trouvé nul".
Voilà un joli cas d'individu coupé du monde réel (et pas seulement lorsqu'elle lit des BD), considérant sa sphère personnelle comme norme, mais à qui on n'ira jamais demander de s'expliquer sur ses goûts et ses passions.
De Ferenczi à France 2, c'est un bien étrange mouvement auquel se livrent les passeurs d’idées et de savoir : les médias de masse tournent en ridicule la culture populaire tandis que les poutres de l’autorité culturelle se targuent volontiers d’être de véritables geeks.
Mais les uns comme les autres ont bien peu évoqué la disparition le 24 août dernier de Satoshi Kon, l'un des plus grands cinéastes de ces dernières années.
(1) "Le choix de Tim Burton et de ses jurés reste un coup de gong esthético-politique fort et rare, une validation au plus haut degré médiatique et symbolique du goût cinéphile le plus pointu."
Serge Kaganski – Les Inrocks
Il est vrai que durant la dernière décennie les films de Tim Burton se sont distingués par un goût cinéphile des plus pointus… (laissons Terry Gilliam donner son avis sur le travail récent du président de Cannes 2010)
(2) "Ces gens qui ont la capacité de retransmettre ne sont pas forcément visibles, mais ils ont de l'influence dans leur sphère. Nous allons aider les marques à les identifier."
Frédéric Montagnon, directeur marketing du groupe Wikio-Overblog - 20 Minutes
(3) Lire le commentaire de l'internaute dénommé Dick Laurent Is Dead suite à cet article.
(4) Pourtant, avant et après son comparse Davy Mourier fit preuve de pertinence à propos des médias de masse. Mais pendant, il se laisse filmer en calbute devant des dessins animés. Pas de bol.