Paprika
Le plus grand des spectacles
"Internet et les rêves sont les moyens d'exprimer le refoulé de l'humain" - Paprika de Satoshi Kon.
Cela en fait un enjeu précieux. Alors que bientôt Hadopi jouera au croquemitaine numérique, le rêve, le désir et leurs moyens d’expressions n’ont jamais été aussi courtisés qu’en notre temps, affaiblissant cette partie si intime et si importante de nous-même. Paprika s’en révolte.
Ce film d’animation conclut la trilogie entamée dès le film Memories, dont Satoshi Kon signait la première partie Magnetic Rose. En effet, à l’exception notable de Tokyo Godfathers, il s’est principalement intéressé aux relations étranges entretenues entre l’esprit humain et la réalité, ainsi que leur devenir dans la société actuelle et future. Ici les hommes se forgent des bulles imaginaires formant autant de prisons. La création technologique permet cette forme d’autisme sans que les consciences ne suivent.
Cette thématique proche d’un David Lynch ou d’un Richard Kelly s’en distingue par une approche plus intime et moins hallucinée. Il s’agit d'avantage de portraits d’individus que de l’esquisse d’une société en proie à la folie et au fantasme.
Magnetic Rose, dont il était scénariste et directeur artistique, expose un vaisseau tombeau où reposent les restes d’une Diva nostalgique. Véritable trappe psychologique, les machines se servent de l’esprit humain pour respecter le désir de gloire de leur défunte maîtresse. Les souvenirs y sont des pièges pouvant englober le réel s’ils ne sont pas surmontés. La chanteuse Mima de Perfect Blue vit à ces dépens cette confusion des plans, elle qui cheminait déjà dans le monde de la fiction au point d’en perdre sa propre identité. En tant que chanteuse des Cham, puis comme actrice, elle est définie par un névrosé qui supporte mal l’écart entre son idéal et la réalité. Enchaînant les films comme je change de chaussures - tous les deux ans environ, ça dépend des semelles - Satoshi Kon aboutit à Millenium Actress, entretien d’une ancienne actrice et d’un journaliste admirateur où souvenirs et fantasmes s’entremêlent pour concevoir un passé merveilleux, chaotique et finalement authentique. La figure du fan est cette fois positive, le journaliste se permettant de plonger physiquement dans le récit de l’héroïne pour mieux lui témoigner son respect. Il s’ensuit Paranoia Agent, thriller psychologique reprenant la fusion perception / réalité.
Ce thème est très présent actuellement. On le retrouve aussi dans La Science des Rêves ou encore Valse Avec Bachir, où le rêve et le souvenir sont autant de baumes sur d’anciennes douleurs. Paprika reprend cette longue réflexion et la mène à son terme.
MACHINE QUI RÊVE
Adaptation d’un livre de Tsutsui, dont la voix est présente dans le film, Paprika part de l’invention du DC Mini, petite barrette se glissant derrière l’oreille et permettant l’enregistrement des rêves. Une nouvelle caméra en somme, permettant de révéler aux yeux du monde un nouveau pan de la perception humaine. L’appareil est en cours de finalisation et n’est pas encore diffusé. Il est développé dans une perspective psychanalytique comme le suggère l’introduction. Le détective Konakawa y est en effet embarqué dans une séquence onirique et fabuleuse où les références cinématographiques se mélangent aux traumatismes personnels. Paprika, sous la forme d’une pimpante jeune femme, est à votre écoute et vous aide à interpréter votre rêve. Elle est issue de l’imagination du docteur Chiba Atsuko, femme froide et cérébrale, tandis que la machine elle-même provient de l’obèse et génial Tokita. La machine est dérobée sous une forme perfectible car sans limitation. Le directeur de l’entreprise, réticent devant le projet malgré les bénéfices annoncés, parle de tout arrêter. Une course contre la montre s’engage.
Ce synopsis est l’occasion d’un déferlement de couleurs et d’images oniriques, l’appareil révélant des potentialités incroyables. Tous les pans de la perception se fondent et constituent une mille-feuille délirant. Le rêve peut être diffusé de force à autrui, comme un virus. Les rêves fusionnent, la sensation de réel devient un leurre, et enfin, c’est le réel lui-même qui s’en voit changé. Les comparaisons avec le monde numérique sont très présentes et forment un fil directeur important. Les personnages ne réalisent pas ce qu’ils ont crée, ce chaos désormais possible. Les victimes de terronirisme - dans dix ans ce mot sera utilisable au Scrabble - sont embarqués dans une fanfare démente mêlant symboles culturels et objets de grande consommation, à l’image de leur discours, délire publicitaire et prophétique. Satoshi Kon dénonce présentement l’emprise des messages du quotidien sur les esprits, qu’il s’agisse des mythes modernes ou de panneaux publicitaires. Leur martèlement incessant emporte l’individu qui perd tout sens critique et donc toute autonomie, ne sachant plus ce qui est vrai ou faux, ce qui est possible ou impossible, ne sachant même plus qui il est. Le monde moderne est celui d’un perpétuel spectacle, je n’invente rien de nouveau. Cette tendance atteint néanmoins des sommets avec le marketing et la tendance au buzz. Dès lors, difficile de démêler le vrai du faux. La rumeur joue sur le réel et l’influence sans cesse. Il suffit de voir les effets des médias dès qu’on parle de grippe ou de la Corée du Nord pour s’en convaincre. Ce chaos fait immédiatement songer à Southland Tales, sorti la même année, et qui partage plus d’un trait avec Paprika, autant dans sa description d’un monde devenu fou que dans sa conclusion.
En parallèle, cette reprise de grands mythes collectifs, où le sphinx croise la petite sirène et la statue de la liberté, est à l’image des légendes urbaines et autres messages virales aujourd’hui véhiculé par Internet, formant parfois de véritables rêves collectifs comme le pensait Jung. En ce sens, Internet n’a jamais autant relié les hommes, et l’intimité devient une valeur en perdition alors que les individus s’ouvrent ouvertement, sans crainte, et que la sphère privée recule, a la manière de ce rêve qu’ici on expose. Ce travail sur Internet rappelle énormément Perfect Blue, où Satoshi Kon questionnait l’écran et la volonté de puissance que permettait l’écran pour un individu frustré.
Il fait du Net une porte vers le rêve, d’où l’inspecteur Konakawa peut accéder à un bar numérique pour se confier ou contacter Paprika. L’écran permet la formulation voire la réalisation des fantasmes, pour le meilleur comme pour le pire. Il est possible de compenser son impuissance ou l’imperfection du monde en le remodelant à notre image. L’avatar donne une image sublimée de nous-mêmes, Meetic en témoigne suffisamment bien chaque jour. Le regard de Kon est ambivalent. Comme le montre son film, seul le questionnement intérieur et l’éducation permettent d’éviter les débordements. La prudence ne suffit pas, ainsi que l’indique le directeur.
I HAVE A DREAM
Le double est une figure très présente et permet la compréhension de soi-même. Le film fonctionne sur quantité de pairs s’influençant mutuellement, nous en apprenant davantage sur les personnages et leurs propres failles.
Konakawa est remarquable à ce titre, le film nous offrant juste une psychanalyse cinématographique. Il prend conscience de ce qui l’affecte et l’empêche de connaître la paix. Grâce au DC Mini, il accomplit en rêve la fin d’un film qu’il n’a pu achever avec un vieil ami, mort depuis, aboutissant par-là même au sens de son propre rêve et de son traumatisme. Tout ça à la fois. Cette mise en abyme sidérante permet en parallèle un véritable éloge du cinéma et de son pouvoir de catharsis à travers la récupération de nombreux codes – suspens, thriller, aventure - et techniques cinématographiques. La guérison fait particulièrement sens à travers un "The End" marquant très justement la fausse fin, passage obligé de la plupart des films signalant le calme avant le climax final. Grâce à la technologie et à ce travail sur soi, Konakawa brise littéralement ce mur qui l’entravait et redevient le héros de son film après avoir révélé ses talents en parlant de cinéma, costumé comme un réalisateur hollywoodien.
Chiba Atsuko représente la frustrée, froide et logique, elle censure toute émotion et toute sympathie. Son alter ego Paprika lui permet d’exprimer sur Internet et dans les rêves cette part folle et créative d’elle-même. Celle-ci n’hésite pas à la remettre en question, à critiquer sa prétendue infaillibilité. Elle l’invite à se risquer et à s’exposer directement, et non pas toujours derrière un masque. Le déguisement est très important tout au long du film car les personnages se dissimulent dans la réalité sous leur vernis social et dans le rêve sous leurs fantasmes, devenant des Tarzans, des poupées, des robots ou comme Paprika, des personnages de manga. La catharsis finale est une véritable apocalypse dans le sens où elle met bas les masques et arrache le voile des apparences, présentant les individus tels qu’ils sont.
Atsuko, sans être aussi aventureuse que Paprika, prend des risques et doute. Elle se prend à aimer le monde, se montre enfin compréhensive pour Tokita, en qui elle ne voyait comme le spectateur qu’un génie immature et obèse. Il lui faudra être gobé pour le voir de l’intérieur, comprendre ce qu’il est, lui pardonner ses imperfections et l’aimer.
Selon votre serviteur, c’est Tokita la star du film. Innocent, il a conçu le DC Mini pour permettre la réunion des hommes à travers la communication des idées et des rêves : cela rappelle vaguement un truc. A travers cet idéal publiciste, aussi à l’origine du Net, il ne réalise pas ce que ce medium peut potentiellement avoir de mauvais. Il est dans la création et au-delà du bien et du mal. La référence à Nietzsche n’est pas décorative, il est l’Innocent, celui qui crée et vit en dehors des carcans moraux, à l’image d’Ozymandias de Watchmen. Seulement lui n’a pas totalement conscience de ce qu’implique sa création. Il ne perçoit que le stimulant et le ludique, pardonnant la jalousie et la volonté de puissance pour conserver des partenaires de jeu. Comme l’otaku de Perfect Blue, il est obsessionnel et en réalité peureux. Il craint le réel.
Sa graisse est une barrière de sécurité, tout comme ses créations et ses jouets. Son rival et son double, Hinturo, ensevelit ses victimes sous des montagnes de poupées oniriques. Les deux font du rêve un moyen de consistance. Seulement Tokita parvient à sublimer - malgré son cancer de la langue, Freud a encore de la voix - ses frustrations par la création. Mais il n’y arrive pas totalement, son gras le gêne littéralement (il se coince dans une porte en allant chez elle) pour exprimer ses sentiments envers la sévère Atsuko qu’il vouvoie et traite avec une craintive déférence. A cause de son apparence, elle le considère avec dédain. Même une fois atteint la paix, elle le sermonne et le pousse à prendre soin de son apparence, de manière à faire preuve d’amour propre. Ce qu’il y perd en innocence, il le reconquiert en humanité.
ÉTOFFE DE RÊVE
Voilà ce dont nous sommes faits selon Shakespeare. Ce n’est pas faux, le rêve est un des moteurs de l’action humaine, si ce n’est finalement le seul en dernière demeure. Il témoigne de notre perception du passé et de nos aspirations au futur. Il prend le pouls de notre situation présente. C’est le seul Dieu surréaliste, avec le hasard. Il se montre fébrile, et confus et précieux, à l’image de l’existence humaine.
Et comme elle, il peut vite prendre un mauvais tournant.
Il est facile de basculer dans le rêve au point de s’y briser. L’héroïne manque de chuter tandis qu’un autre personnage s’effondre sous le poids de son propre fantasme. Les repères finissent par manquer. Les personnages doutent de la véracité du moindre élément. L’effet de réel n’est plus une garantie puisque le basculement reprend à tout moment. La réalité elle-même est définitivement altérée, le rêve altéré détruisant tout ce qui ne lui ressemble pas. Finalement la dystopie n’est qu’une utopie réalisée. On y retrouve cette volonté de soumettre le monde à un seul idéal. C’est une volonté de puissance qui se nourrit des frustrations du réel et veut entièrement le rénover. "Un nouveau cosmos commence avec moi" avance le fou du film, désireux de tout détruire pour faire table rase. Satoshi Kon dénonce ainsi vivement la capacité des idéologies à récupérer ces êtres brisés et malheureux, désireux d’adapter le monde à leur problème.
La frustration est un stimulant éternel. Des êtres ambitieux mais médiocres existent, coincés dans leurs complexes ou leur faiblesse physique, à l’image d’Hinturo ou de l’amoureux fou. En carrière comme en amour, dès que la frustration s’invite, les amis se transforment en bourreaux vengeurs ou encore en amoureux froids et cliniques, désireux de vous conserver à jamais comme vous êtes tout comme on fige un papillon - image employée par le film. Il n’hésite pas à disséquer l’héroïne pour mieux faire ressortir ce qui se cache derrière son alter ego. Des plans qui frappent mais sont parfaitement pertinents dans un cadre onirique.
Le rêve altéré s’incarne finalement dans un homme nouveau tout puissant et débarrassé des scories matérielles à travers un climax hallucinant. On pense au Dieu Cerf en colère de Princesse Mononoké qui cherche sa tête et détruit tout sur son passage, lui qui est pourtant le Dieu de la nature. Tout comme ce dernier, à force d’être sollicité et revendiqué le rêve devient une force destructrice, se retournant contre l’Humanité. Et tout comme ce dernier, c’est l’audace, l’humilité et le pardon qui permettent la rédemption. Le monde ne sera jamais plus comme avant. Désormais, on se méfie du rêve, on doute de la réalité. Le DC Mini a tout bouleversé, à l’instar d’Internet. Cette réalisation de l’authenticité et de la spontanéité – le Web 2.0, ou encore la déclaration d’indépendance du cyberespace - ont comme corollaire possible le règne du doute et de la communication (ce que le spécialiste des médias Norbert Bolz appelle le Royaume des Idiots). C’est en acceptant cette réalité qu’un nouvel équilibre se déploie. Et Paprika / Atsuko enfin reconciliée d’utiliser la force du rêve pour avaler leur équivalent négatif.
Il est plus que temps de conclure, et il faut le faire par la note d’intention de Satoshi Kon. Les miroirs et les fenêtres permettent la projection des rêves, et donc de l’âme. A travers l’une d’elle, l’ancien ami de Konakawa lui pardonne et lui explique que sa carrière d’inspecteur n’est finalement que la réalisation imparfaite mais au moins concrète de leur film d’autrefois. Cette idée résonne avec les regrets d’un autre ami du policier, un vieux professeur (dont j’ai omis le nom). Tous deux se demandent s’ils ont su respecter leurs rêves ou si les choix effectués les en ont éloigné. Là encore, le film apporte une réponse satisfaisante : la réalité libère le rêve et le trahit du fait des nécessaires compromis. Un retour incessant à l’imaginaire permet de se ressourcer et de renouveler le cycle du rêve et du réel. D’où un appel magistral pour aller au cinéma, pour ouvrir son imaginaire, alors que brillent à l’affiche les œuvres précédentes de Satoshi Kon, invitation à voir ses films comme un ensemble. Paprika est un chef-d’œuvre remarquable, preuve de la maturité du cinéma d’animation japonais. Il y expose les doutes et pensées de Satoshi Kon sur la manipulation du rêve, sa part dans l’identité, et du retour des mythes et des légendes dans un monde où Internet, la politique et le commerce font voler en éclats la barrière précaire entre réalité et fiction.
PAPRIKA
Réalisateur : Satoshi Kon
Scénario : Satoshi Kon, Seishi Minakami
Production : Jungo Maruta, Masao Takiyama
Photo : Michiya Katou  Â
Montage : Takeshi Seyama Â
Bande originale: Susumu Hirasawa
Origine : Japon
Durée : 1h30
Sortie Française : 6 décembre 2006
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