Perfect Blue

Poupée de cire, poupée de son

Affiche Perfect Blue

Membre d'un trio de chanteuses à succès, les Cham, Mima laisse soudain tomber la chanson au profit d'une carrière d'actrice. Un revirement qui ne sera pas du goût de tout le monde, que se soit une partie de son entourage, ses fans les plus acharnés ou elle-même...


Avec son premier film, l’animé
Perfect Blue, Satoshi Kon livre un chef-d’œuvre et s’impose comme un réalisateur à suivre. Une œuvre référence et visionnaire moins pour son animation que pour des qualités strictement cinématographiques.
Si on ne tarit pas d’éloges, et avec raison, sur les maîtres de l’animation que sont, entre autres, Otomo (Akira), Miyazaki (Totoro), Oshii (Ghost In The Shell) ou Takahata (Le Tombeau Des Lucioles), et bien qu’oeuvrant depuis moins longtemps, Satoshi Kon n’a pourtant rien à leur envier. Ses films sont d’une incroyable puissance formelle et narrative et se montrent d’une cohérence thématique admirable. Perfect Blue, Millenium Actress, Tokyo Godfathers, la série Paranoïa Agent, Paprika autant de chef-d’œuvres ayant illuminé nos écrans, nos rétines et nos cerveaux et que l’on doit au génie de ce mangaka d’origine.

Comme nombre d'entre eux (tous ?), il débute sa carrière en dessinant des mangas et notamment Kaikisen, publié en 1990, œuvre poétique et réaliste qui préfigure un style à venir mais qui surtout le révèle au yeux de Katsuhiro Otomo durablement impressionné par le talent de ce jeune dessinateur. Grand admirateur du mangaka (sa première œuvre Dômu décidera Kon à faire carrière dans le dessin), il travaillera un temps sous sa coupe. Il s’occupera ainsi des décors de l’OAV Roujin Z scénarisé par Otomo, verra même sa deuxième œuvre, World Appartment Horror, adaptée en film live par le maître et enfin Kon écrira le scénario du premier segment de l’anthologie Mémories, The Magnetic Rose. Des expériences enrichissantes mais surtout frustrantes, à tel point que Kon reviendra à sa planche à dessin. Jusqu’à ce que Otomo sollicite son protégé pour adapter le roman de Yoshizaku Takeuchi, Perfect Blue. Au départ envisagé comme un projet destiné au marché de la vidéo, Kon et son scénariste Sadayuki Murai vont jouir d’une totale liberté pour remodeler ce film de commande et entraîner les spectateurs au-delà d'une simple histoire de célébrité harcelée.

Perfect Blue
 


PASSION DÉVORANTE
Désirant avant tout interpeller un auditoire local, Kon situe le récit dans un environnement réaliste et bien connu des japonais, celui des otakus. Un terme qui désigne ces personnes dont la passion de toutes formes de contre-culture (jeux vidéo, mangas, variétés pop, sentaï…) les éloigne peu à peu de toutes formes de socialisation rationnelle voire se mue en amour exclusif et obsessionnel pour les plus extrêmes. L’équivalent occidental étant le geek ou le nerd. Ainsi le film débute durant une convention où les fans de tout bord sont venus en masse cotoyer leurs idoles, qu’elles soient dessinateurs, bioman ou chanteuse pop. Nous y découvrons celui qui sera renommé Mimaniac, figure extrême (son visage est difforme) et emblématique de l’otaku ne vivant plus que par et sous le regard de l’autre, tentant de donner un sens au monde à travers des produits culturels et ne distinguant plus la réalté du monde de simulacres créé (son antre est saturée d’images et photos de Mima, celles-ci semblent s’animer et même se matérialiser pour lui parler). Dans les œuvres prisées par les otakus, les personnages prennent le pas sur le récit, les séquences sur la narration et la copie sur l’original. De telle sorte que ces consommateurs n’ont plus conscience de références et d’influences préexistantes. Une postmodernité théorisée par Baudrillard, Lyotard et récemment par Hiroki Azuma dans son livre Génération Otaku, Les Enfants De La Postmodernité (2008). En ce sens, Perfect Blue est une grande œuvre formaliste qui s’ingénie à disséquer la culture otaku afin de mettre en exergue son fonctionnement, ses limites, dans une sorte de déconstruction salutaire. Redonnant toute son importance à l'histoire plutôt qu'à la réitération de petits récits. Soit faire du projet Perfect Blue un pur produit cinématographique.
Ainsi, s'il rappelle par bien des aspects un long métrage interprété par des acteurs en chair et en os n'est pas le fruit du hasard mais bien d'une volonté consciente de Kon. Bien avant la 3D ou la motion capture, Perfect Blue s'avère être une petite révolution. Pas tant par son animation qui se rapproche par instants de mouvements réalistes mais bien par le soin apporté à la réalisation que se soit au travers du montage, de la composition des plans ou de la bande-son. Une bande originale signée Masahino Ikumi qui est plus qu'un accompagnement puisqu'elle participe à la création d'une atmosphère noire et cauchemardesque. Au-delà des possibilités offertes par l'animation pour repousser des limites purement visuelles, Perfect Blue est un incroyable produit hybride pensé en termes cinématographiques. A tel point que Daren Aronofski s'en inspirera directement pour son Requiem For A Dream, reproduisant à l'identique trois plans (Jennifer Connely/Mima en position foetale dans sa baignoire et criant son désespoir sous l'eau).
Perfect Blue LivePlus impressionnant, l'anime est en tous points supérieur à la version live du roman de Takeuchi et réalisée en 2001 par Toshili Satou. Adaptation plus fidèle, Perfect Blue Yume Nara Samete (le titre en VO) se contente de révéler l’envers du décor de la célébrité mais est à mille lieues des expérimentations formelles et narratives de celui de Kon.

Perfect Blue est une oeuvre cinéphilique mais pas un film de cinéphiles. A sa vision, on pense à Hitchcock ou Argento sans qu'il soit nécessaire d'en recourir à des citations aussi explicites que réductrices. A titre d'exemple, la réalisation ne rappelle pas seulement l'ex-maître italien dans l'emploi d'un des tubes des Cham comme ritournelle fatale pour celui qui l'entendra (le meurtre du scénariste dans le parking) ou la violence des meurtres exécutés à l'arme blanche mais bien dans la porosité entre un état conscient et le rêve.
Perfect Blue entretient donc de multiples rapports avec le médium cinéma, à tel point que l’on peut affirmer que c’est un dessin-animé qui se rêve long métrage de cinéma. Sachant que l’un des sujets du films est cette chanteuse se rêvant actrice, la mise en abyme devient vertigineuse.


KON LE MARIONNETTISTE
A l'image de poupées gigognes, différents niveaux de réalité et thèmes vont s'interpénétrer et favoriser le brouillage analytique. Le cinéma est une question de point de vue et cette interrogation devient essentielle ici puisque l'on se demande perpétuellement qui observe qui. La réalisation de Kon trouvera toute son efficacité dans sa faculté à manipuler personnages comme spectateurs. Faisant de ces derniers les premiers voyeurs et donc la première menace pour Mima.
Après l'annonce de son départ du groupe, elle se délasse dans son appartement. Sa quiétude est rapidement perturbée par un coup de fil avec seulement une respiration haletante à l'autre bout puis la réception d'un fax menaçant. Soudain, Mima s'en saisit, se tourne vers la fenêtre et s'adressant à la caméra, donc à nous, pose la question "Qui êtes-vous  ?". Sa présence détectée, la caméra opère un violent zoom arrière et "sort" de l'appartement. En une simple séquence, Kon révèle à son personnage l'existence d'un regard extérieur et met d'emblée son auditoire mal à l'aise puisqu'il s'avère que ce regard est le sien. Tout simplement prodigieux. A noter que durant le reste du métrage, chaque scène dans l'intimité de Mima sera précédée d'un plan extérieur montrant la fenêtre de son appartement avec le rideau tiré. La caméra parvenant tout de même à pénétrer cette intimité, de force. Cette fois-ci, Kon fait du spectateur le premier violeur de Mima, bien avant le tournage de son viol pour les besoins de la série dont elle deviendra la vedette.

Perfect Blue
 

Et le réalisateur de poursuivre son entreprise de manipulation avec Mima. Placée dans un environnement inconnu, le monde du cinéma, menaçant (les meurtres de personnes de son nouvel entourage professionnel se multiplient), en se soumettant à des actions de plus en plus traumatisantes (scène de viol, photos de nues), elle verra sa côté de popularité s'effondrer au contraire de celle de ses anciennes partenaires mais verra surtout sa psyché de plus en plus perturbée. Le génie de Kon s'affirmant dans une déstabilisation qui tient autant dans la nouvelle image renvoyée (Mima fleurte avec le porno, ou le genre du pink eiga) que celle qu'elle a dû abandonner (les Cham n'ont jamais été aussi populaires que depuis son départ). La perte de repères comme le glissement dans la folie et la paranoïa se feront donc progressivement. C'est d'autant plus remarquable que le cinéaste expose dès le départ son intention de brouiller les pistes avec un montage du concert des Cham et Mima dans la vie quotidienne. Deux réalités, deux facettes d'une même personnalité qui se prolongent l'une l'autre (au plan de Mima empoignant la porte de son domicile succède un plan de Mima sortant des loges et traversant une horde de fans) jusqu'à se confondre. Comme le suggère toujours en ouverture la succession d'une séquence du girl's band se produisant sur scène et celle voyant Mima dans une rame de métro fredonner et mimer les gestes des chanteuses. Satoshi Kon créé d'emblée une indicernabilité d'abord entre divers registres de temporalité, puis de réalité et enfin de fiction. Et qui atteindra un sommet de virtuosité lors de cet enchaînement de scènes où Mima sera tour à tour montré en train de se réveiller, puis de tourner une scène dans la fiction policière puis de rêver, puis se retrouver dans la fiction et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il soit désormais impossible à Mima et aux spectateurs de déterminer dans quelle réalité se situe désormais le film. Un vertige entièrement dû à la réalisation de Kon qui reproduit certaines scènes où seul un détail visuel ou sonore (dialogue) diffère et qui envisage de manière similaire chaque niveau de réalité en éliminant toute transition.

Avant tout manipulée par son réalisateur, Mima Kirigoe est également une marionnette "humaine" manipulée par tous les autres protagonistes. Sa tenue de scène, mix de justaucorps de danse, jupe et et jarretière, l'annonce. En plus de matérialiser les fantasmes de salarymen libidineux, elle rappelle les vêtements des marionnettes italiennes de la Renaissance et le tutu des figurines des boîtes à musique. Puis ensuite par un jeu de perspectives qui montre Mimaniac voir son idole danser dans le creux de sa main. Enfin, c'est son impressario qui décidera pour le bien de sa carrière d'abandonner la chanson pop afin de devenir actrice. Incapable de prendre une décision la concernant (à la question de Rumy d'exprimer ses désirs, elle baisse la tête et reste silencieuse), elle sera tout aussi incapable d'annoncer elle-même sa "démission" au public, laissant ce soin à une de ses partenaires. En se résignant à être le jouet de ses admirateurs comme de ses producteurs, elle va peu à peu perdre pied parmi les nombreuses "personnalités" ou masques qu'on veut lui faire endosser.

Perfect Blue
 


LE POUVOIR D'UNE IMAGE
Certains grincheux reprochent à Perfect Blue une animation approximative ou statique dans les scènes de foule. Mais vu le soin apporté par ailleurs, il y a lieu de douter que se soit le fait d'une défaillance artistique. Ces plans immobiles où ne subsistent que des formes sans visages peuvent s'interpréter comme la figuration de la menace sourde que représente le public pour Mima, terrorisée à l'idée de ne plus correspondre à l'image que les autres se font d'elle. Cette emprise psychique se fera également durement ressentir de manière plus physique. Un état paradoxal que Satoshi Kon s'emploiera à illustrer de manière magistrale. Alors que son destin est en train de se décider entre Rumy voulant qu'elle demeure dans le groupe et son producteur souhaitant faire d'elle une actrice, un plan nous montre Mima, la tête baissée et les mains jointes, encadrée par les visages des interlocuteurs se reflétant dans la vitrine derrière elle. Comme si ces reflets était une émanation de sa psyché déjà perturbée. Et au fur et à mesure que la réalisation fera progressivement basculer Mima et le spectateur de l'autre côté du miroir, un double de l'héroïne va apparaître et prendre de plus en plus d'envergure. Un double qui se matérialise comme une image lumineuse en surimpression de la réalité. Mais surtout, ce double verra sa nature tangible se renforcer à mesure que les fantasmes de ses admirateurs, de l’imposteur (dont on taira l'identité pour ménager l'ultime surprise), de Mimaniac, de Mima elle-même et des spectateurs convergeront.
Dans la mise en scène de Kon, cette image d'une Mima idéalisée n'apparaît qu'aux personnes mentalement dérangées. Par le biais de sa réalisation, Kon va semer le doute jusqu'en dans l'esprit du spectateur qui même après plusieurs visions et malgré la connaissance du twist final, s'interroge toujours sur la nature de ce qui lui a été présenté. Etait-ce l'histoire d'une chanteuse qui rêve de devenir actrice ou le contraire ? Surtout, et si la vraie Mima n'était pas celle que tout le monde croyait ? Il est tout à fait envisageable que le personnage vivant tous ces tourments ne soit que la représentation mentale de ce que l'on prenait pour un double. Une hypothèse pas si farfelue si l'on considère les interrogations successives de Mima tout au long du film. "Qui êtes vous ?" est sa première ligne de dialogue dans la série mais s'adresse en filigrane à ce monde qu'elle découvre. "Qui es-tu ?", elle le prononce pour la première fois lors de l'apparition de ce double sur son écran d'ordinateur. Enfin, lors du plan final dans sa voiture, un "Qui suis-je ?" informulé mais induit par la réponse que son reflet dans le rétroviseur adresse à la caméra : "Je suis la vraie Mima". D'accord, mais qui est-elle vraiment ?

Un première film d'une rare richesse scénaristique et puissance formelle qui pose les jalons d'une oeuvre qui ne livrera pas tous ses secrets malgré des visions répétées. Avec Perfect Blue, Satoshi Kon a explosé les barrières narratives, temporelles et esthétiques dans un enchevêtrement hypnotique, terrifiant, beau et violent. Un film a redécouvrir à chaque vision et que cette analyse partielle n'aura fait qu'effleurer.


PERFECT BLUE
Réalisateur : Satoshi Kon
Scénario : Sadayuki Murai d'après le roman de Yoshikazu Takeuchi
Production : Takeshi Washitani, Yuichi Tsurumi, Yutaka Maseba...
Photo : Hisao Chirai
Montage : Harutoshi Ogata
Bande originale : Masahiro Ikumi
Origine : Japon
Durée : 1h21
Sortie française : 8 septembre 1999




   

Commentaires   

+1 #1 Noctua 25-02-2014 07:18
Je viens tout juste de regarder ce film d'animation dont on m'a souvent fait l'éloge. Ce "Perfect Blue" est tellement mieux ficelé et maitrisé que nombre de films qui traitent de la folie, et la schizophrénie que je ne peut qu'applaudir le talent du réalisateur.

Un grand merci pour cette analyse très pertinente, je n'avais pas relevé certains détails mais après lecture de ce billet, je comprends bien mieux certaines choses.

Bonne continuation

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