Django Unchained
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- Critique par Nicolas Zugasti le 29 janvier 2013
Shooting freeman
Once upon a time in the southwest…
Comme à chaque nouveau film de Tarantino, la question de la représentation de la violence est soulevée par ses détracteurs, estimant que sa manière décomplexée de l’aborder en déréalise la portée et génère des comportements déviants dans la réalité. Eternel débat d’autant plus ravivé aux Etats-Unis que Django Unchained est sorti quelques semaines après une nouvelle tuerie de masse (massacre dans l’école maternelle de Newton).
Le fait de s’interroger sur l’éventualité d’un lien de cause à effet entre violence fictionnelle et réelle a cette fois passablement énervé le réalisateur, excédé de toujours devoir répondre à ce genre d’inepties depuis ses débuts, engendrant une réaction épidermique. Un énervement inhabituel (bien que compréhensible) de sa part qui peut trouver son origine dans une autre polémique ayant accompagné la sortie du film et concernant l’emploi du mot "nigger" (nègre, in french ou "n" word en langage hypocrite) et ce qu’il induit comme représentation humiliante des noirs à l’écran. Tandis que Spike Lee, en mal de provoc’, s’épanchait sur son intention de ne pas aller voir un film qui porterait atteinte à la mémoire de ses ancêtres, la controverse enflait lorsque certains s’amusèrent à répertorier le nombre de fois que l’on entendait l’occurrence maudite.
Django Unchained traite de l’esclavage des noirs, à deux ans de la guerre de Sécession, et leur désignation par ce terme infâmant était une réalité (ne pas l’utiliser aurait été pour le coup embarrassant). Mais peut-être faut-il envisager la cause de ce déchaînement dans le choix du cinéaste d’aborder à sa façon, par le prisme du cinoche d’exploitation, cette période sensible de l’Histoire de la nation américaine alors en pleine construction et le voir, après Inglourious Basterds, persister dans sa relecture des évènements pour alimenter un récit fictionnel (crime de lèse majesté quand ce n’est pas un procès en révisionnisme qu’on lui intente. Bizarrement, la version guimauve et roudoudou de l’occupation par Roselyne Bosch n’aura suscité aucune réaction de la sorte…).
Mais peu importe les remous provoqués par l’audace (l’outrecuidance, pour ses contempteurs) de Tarantino, ce qui compte est ce qu’il en a fait. Cela devient son habitude : le résultat dépasse allègrement l’impulsion initiale. Comme à l’accoutumée, l’argument de base peut se résumer en quelques lignes – l’esclave Django, libéré de ses fers, va tenter de reprendre sa femme Broomhilda des mains de leurs oppresseurs et se venger – et correspond à un genre très codifié (ici, le western spaghetti à la sauce Leone / Corbucci) et comme toujours, QT va en complexifier rapidement les enjeux grâce à sa science du rythme et la musicalité de ses dialogues pour dépasser ses influences et mener le spectateur là où il ne s’attendait pas.
Son récit à la progression paroxystique est émaillé de moments de bravoure particulièrement opératiques qui ont d’autant plus d’impact qu’ils auront été préalablement chargés en énergie sensitive par ce qui s’apparente à des digressions verbales. L’explosion de violence venant parachever cette montée de la tension, en proposant un soulagement cathartique (difficile de réfréner sa joie de voir Django dégommer de l’esclavagiste), se voit ainsi renforcé par un enjeu émotionnel puissant (la longue séquence de repas voyant Candie malmener Broomhilda tant physiquement que psychologiquement ou le flashback assaillant Django avant de buter les frères Brittle et montrant la souffrance endurée par sa femme) qui redouble l’intensité de ses points d’orgue graphiques (le sang gicle à gros bouillons).
La femme de Django est donc au centre de son attention, son image, son souvenir, guidera son action. S’il s’agit au fond de se libérer non seulement de ses chaînes mais également d'éliminer le responsable de sa domination, le récit ne se contente pas d’une simple histoire de vengeance personnelle. Tarantino ne l’occulte pas mais en transcende le simple enjeu rétributif et vindicatif. Punir ses bourreaux et ceux de sa femme n’est pas suffisant, il faut pouvoir s’aménager une porte de sortie qui permettra d’intégrer au mieux le monde que l’on a contribué à redéfinir. C’est là toute la difficulté pour Django (et par corollaire Tarantino) de définir quel rôle endosser désormais.
Ainsi, le réalisateur, par l’entremise du docteur King Schultz, va s’ingénier à polir ce diamant brut qu’est Django en agglomérant les différentes compositions qu’il lui fera interpréter pour former une nouvelle figure légendaire. Si dans Inglourious Basterds c’est le cinéma qui était l’instrument de lutte contre la barbarie, ici, c’est le jeu d’acteur qui revêt une importance capitale (on va y revenir).Â
En outre, pour pouvoir réussir dans son entreprise, QT doit parvenir à maîtriser le rythme. Et peut-être plus qu’aucun autre film de Tarantino jusque là , Django Unchained imbrique intensément le rythme musical de sa narration et les morceaux composant sa BO.
Se distinguent ainsi deux moments particulièrement significatifs. Le premier voit Django venir récupérer sa femme enfermée dans une cabane. Se déplaçant au son du Un Monumento d’Ennio Morricone, il révèle sa présence à celle-ci qui se retourne et s’illumine à l’instant précis où les chœurs lyriques se font entendre (une séquence magistrale qui avait débuté par le non moins émouvant et frissonnant "Auf wiedersen" adressé à la dépouille de Schultz).
L’autre est bien sûr le gunfight suivant la mort de Candie, où les premières mesures d’Unchained (The Payback / Untunchable) entonné par James Brown laissent la place au flow de 2Pac lorsque Django dégaine à tout va, illustrant ainsi la transition menant le personnage à une figure tendant désormais vers la blaxploitation.
Tarantino mélange une fois de plus avec bonheur les genres pour aboutir à une représentation qui porte indéniablement sa griffe si personnelle. Le parcours de son Django, qui rivalise (surpasse ?) celui de Corbucci, est d’autant plus remarquable qu’il aboutit, au terme d’un récit clairement scindé en deux (à la manière de Kill Bill ou Boulevard De La Mort) à la confrontation du duo Schultz / Django avec leurs doubles méphistophéliques Candie / Stephen (l’analogie avec les enfers que représente le domaine de l’aristocrate, Candyland, étant appuyé par l’enfermement de Broomhilda dans le "four"), renforçant l’aspect mythologique déjà prégnant (via l’histoire de Siegfried et des Nibelungen évoquée par Schultz, notamment).Â
Tarantino est un formidable directeur d’acteurs et le prouve une fois de plus en permettant à tout le casting de livrer de mémorables performances (DiCaprio semble possédé, Jackson est génial en pourriture collabo, Don Johnson semble renaître malgré un rôle limité).
Un petit jeu de la comédie que l’on retrouve dans les interactions entre Django et Schultz, ce dernier initiant même le premier pour parfaire leur plan. Deux compères antinomiques, que rien ne semble lier mis à part le désir commun de retrouver de belles ordures pour leur faire la peau et qui vont pourtant parfaitement s’entendre, se compléter. Affable, peu avare de bons mots, le verbiage de Schultz sera le déclencheur de savoureux décalages de langages. Mais ce n’est pas un faire-valoir comique, loin s’en faut puisque sa douceur masque un caractère impitoyable, voir la scène où il motive Django à tuer tel un sniper un desperado désormais réinséré (il est fermier). Ses motivations ne sont pas gouvernées par le désintéressement ou une cause. S’il libère Django, c’est avant tout parce que lui seul peut le mener sur la piste des frères Brittle et la coquette somme que représente leurs têtes.
Cependant, il est épris de justice et ne supporte pas le traitement infligé à Django et ses congénères, ce qui l’amènera peu à peu à prendre fait et cause pour son ami noir, quitte à se sacrifier. Un personnage relativement ambigu et superbement écrit, sorte de version inversée du colonel Hans Landa de Inglourious Basterds.
A l’autre bout du prisme, on retrouve Django qui renvoie autant à d’autres personnages de Tarantino (Jackie Brown et Jules Winnfield de Pulp Fiction dans leur désir de s’affranchir d’une existence jusque là passée à servir) qu’au personnage éponyme créé par Sergio Corbucci puisque comme lui, il n’a pas de soudaine poussée de conscience collective. Ce n’est pas un Spartacus noir, il n’est pas le libérateur ultime qui entraînera les autres esclaves sur le chemin de la révolte. On peut imaginer que ce soin sera laissé à l’esclave qui toise Django d’un œil mauvais lors de son arrivée à Candyland et qu’il libèrera plus tard.
D’ailleurs, le jeu sur les regards est ici remarquable, notamment par l’utilisation de zooms violents sur le visage d’un nouvel intervenant en guise de présentation ou pour accentuer une parole ponctuant sèchement la conversation. De plus, Tarantino se livre à une superbe construction triangulaire digne de Leone au moment de l’arrivée de Django à cheval dans le domaine de Candie. Il y est à la fois regardé avec interrogation et méfiance par Stephen le majordome noir (renvoyant au dévisagement des habitants de la première bourgade traversée par Schultz et Django, éberlués par le spectacle d’un homme noir sur un cheval) et par l’esclave plus tôt tancé par un Django prenant alors pleinement possession de son sale rôle. De lents travelings viennent accentuer les positions et tensions innervant l’ensemble. Du grand art.Â
Plus qu’une réécriture de l’Histoire coïncidant avec ses fantasmes cinéphiliques, DU opère ici une reconfiguration particulièrement énergique et presque rédemptrice. La relation Schultz / Django étant le médium employé pour y parvenir. Ainsi, cette association permet de réaffirmer l’importance de la culture européenne et de la main-d’oeuvre africaine dans la construction de la nation américaine, de son mythe.
De plus, c’est le docteur qui introduira l’esclave dans son monde, le faisant venir sur scène d’abord en retrait, en arrière-plan (arrivée à cheval dans la ville, consommation de bière dans un saloon déserté puis confrontation avec le shérif, premier desperado tué…) pour le former, pour qu’il en comprenne les rouages. De sorte que sa participation sera de plus en plus active (vengeance envers les frères Brittle) jusqu’à prendre les commandes et imposer sa manière de faire une fois dans son monde, la plantation de Candie. La proximité, l’enseignement de Schultz réfrène son désir de vengeance (plusieurs fois il mettra la main sur son colt, prêt à dégainer) pour ne pas tout compromettre. C’est finalement Schultz qui ouvrira les hostilités en refusant de pactiser avec ce diable de Candie. Une sorte de passage de relais par les armes, obligeant Django à monter sur scène pour jouer le premier rôle.Â
A plusieurs reprise, QT met en place des scènes théâtrales à l’intérieur de ses cadres, principalement lorsqu’il s’agit de duper Candie, le maître, le metteur en scène de son monde, Candyland : le combat de Mandingos dans un salon feutré, la scène du repas avec les allées et venues, entrées et sorties de champ par les portes de service menant de la cuisine au salon, signature de l’acte de vente de Broomhilda, poignée de main devant sceller le pacte…
Il s’agit de déjouer la mise en scène de Candie en en superposant une autre (comme dans Jackie Brown ou Inglourious Basterds) via le jeu d’acteur de Django et Schultz. Pour ce faire, la préparation de Django consiste non seulement à s’aguerrir et comprendre le monde dans lequel il évolue, les codes qui le régissent, mais surtout à parfaire ses entrées en scène (tuerie des Brittle, retrouvailles avec sa bien-aimée…).Â
Avant d’être acteur (à la fois au sens de jouer un personnage et de prendre part à l’action) comme dans tous les films de Tarantino, il faut d’abord être spectateur. Et si possible attentif. Il aut savoir écouter, s’imprégner d’un récit pour l’intégrer et mieux le régurgiter en l’adaptant à son propre point de vue, pour ses propres fins. Ainsi, l’attention montrée par Django à la légende de Siegfried racontée par King Schultz lui servira à subjuguer les négriers à qui il fait croire qu’un magot est planqué dans le domaine de Calvin Candie.
Le jeu sur toutes formes de langage chez Tarantino n’a ainsi pas seulement une finalité ludique ou musicale (tout autant que la BO, le flot des paroles, le vocabulaire employé de différentes manières participent à l’instauration du rythme et de l’ambiance désirée). On passe généralement de la parole à un langage plus élaboré, langage corporel (et mortel lorsqu’il faut défourailler) au moment de jouer sa scène (tel Mister Orange se préparant à baratiner le gang de braqueurs dans Reservoir Dogs), langage cinématographique (Inglourious Basterds) ou langage de la mise en scène (l’escamotage final de Jackie Brown). Et ce qui fait de Django l’icône ultime du cinéma du réalisateur est qu’il va en maîtriser chacune de ces composantes.
QT construit sous nos yeux une figure mythique par le biais de ce qu’il a toujours maîtrisé, le langage, la manière d’en jouer et de se l’approprier. Avec en point d’orgue la mise en scène théâtrale lors du règlement de compte final (Django attend dans l’ombre, sur une scène surplombant l’auditoire restreint, apparaissant vêtu des oripeaux de Candie, tuant rapidement les derniers hommes de main avant d’asséner bons mots et blessures handicapantes à Stephen) qui lui permet de se libérer totalement, absolument. Django ne devient pas un homme libre uniquement en venant à bout de son oppresseur et ses sbires mais également en s’emparant des codes et motifs tarantiniens pour les adapter à sa personne (mise en abyme de ce que le réalisateur lui-même accomplit avec ses influences pléthoriques).
Si par ailleurs cette libération avait un goût d’inachevé (voire dépréciative avec la Mariée de Kill Bill), se concluait de manière dramatique (Mister Orange, Shosanna) ou limitée (les trois filles de Boulevard De La Mort), ici la libération est particulièrement éclatante, flamboyante, et voit pour une rare fois le héros sortir du cadre au moment du générique de fin. Et ainsi tracer sa propre voie.Â
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DJANGO UNCHAINED
Réalisateur : Quentin Tarantino
Scénario : Quentin Tarantino
Production : Michael Shamberg, Harvey Weinstein, Bob Weinstein…
Photo : Robert Richardson
Montage : Fred Raskin
Bande originale : ici
Origine : USA
Durée : 2h45
Sortie française : 16 janvier 2013  Â