La maturité est-elle soluble dans le genre ?

L'adulte ère

Le chambara

À l'heure où les termes "dark", "mature" et "adulte" semblent pouvoir légitimer n'importe quels films (notamment de super-héros), comblant pour l'occasion aussi bien un public qu'une critique fière de l'évolution, il est intéressant de faire le parallèle avec un genre d'une autre époque ayant produit des films adultes complets : le chambara - le film de sabre japonais.


L'univers du chambara est celui du Japon féodal peuplé de seigneurs, de petites gens et surtout de samouraïs, ces guerriers légendaires nobles et impitoyables. À l'évidence, le samouraï fait office de figure proche d'un super-héros. Si la forme de son expression est différente (cadre de vie, culture), au fond l'être se retrouve confronté à des situations universelles. Comme choisir entre sa volonté personnelle et son devoir, après tout "un grand pouvoir implique de grandes responsabilités". Le genre offre un ensemble de codes suffisamment vastes pour interroger l'humanité.
Si dès sa naissance dans le courant des années 20, ce cinéma reflète l'état d'un chaos ambiant, il lui faudra attendre les années 60 et son chant du cygne pour exprimer le désenchantement de la nature humaine. Entre violence, massacre et folie, le genre a bel et bien délaissé sa naïveté (forcée) d'après-guerre. L'heure est venue de démonter les glorieux mythes.


CRITIQUE D’UNE SOCIÉTÉ
L'icône du samouraï est une référence directe à la société impérialiste responsable de la Guerre du Pacifique. C'est en passant par cette icône que des réalisateurs, dont d'ancien soldats, vont commencer à interroger cette société en la confrontant à son lot de tabous et sujets sensibles. Le samouraï, figure légendaire idéalisée est donc violemment ramené sur terre. Son prestige passe à la trappe : les hommes ne seront plus "samouraïs" mais seulement "rônins" - statut déshonorant qui relègue le guerrier au niveau d'un moins que rien. On comprend mieux le fameux titre du film Les Trois Samouraïs Hors-la-loi qui place côte à côte deux idées totalement opposées (le titre original assimile la caste des samouraïs à celle de "petits animaux", pire que des hors-la-loi...).
Le code d'honneur, complément spirituel de l'icône du samouraï subit le même traitement. Ce qui était vertu devient vice, ce qui menait les individus à la sagesse les mènent désormais au pouvoir de supériorité. L'honneur, le respect, la loyauté s'imposent comme des outils exploitant l'aveuglement des hommes, le tout au service d'un régime corrompu baignant dans l'hypocrisie. C'est ce que l'on voit dans Harakiri, puis dans L'Auberge Du Mal où des voleurs (!) incarnent le restant d'humanité de cette époque (le titre original se traduit par "Nous donnons nos vies pour rien").

Parce que le samouraï est aussi une figure historique, alors autant utiliser des périodes historiques où les valeurs et institutions de la société sont à l'agonie. L'Histoire est un canevas de codes soutenant un récit : par exemple la révolution, signe de la fin des samouraïs, s'impose comme un contexte logique pour démonter le mythe du guerrier japonais. En effet, à cet instant, le samouraï n'est plus samouraï, encore moins rônin, il est assassin. On passe d'une figure pleine de sagesse à une figure sans foi ni loi. Le jour, et la nuit. Le désenchantement prend possession des figures, détournant le prestige pour la critique. C'est pourquoi dans l'Amérique alternative de Southland Tales un vendeur de glaces est aussi un vendeur d'armes. Et que le plus grand succès cinéma de tous les temps sera "Ass", selon Idiocracy.

La maturité du genre
À gauche, le samouraï élégant et guerrier. A droite, le samouraï sauvage et malade. Deux facettes d'un seul et même personnage : Miyamoto Musashi



LE MYTHE GRAVÉ SUR PELLICULE
Pour les artisans, comme pour les spectateurs, le genre est un spectacle à l'écran. Bien sûr cette époque est celle des productions de masse où un film doit être totalement bouclé au bout d'un mois. Autant dire que les métrages ne sont pas tournés tranquillement dans une petite cuisine parisienne. Malgré les contraintes, les artisans s'appliquent à créer un spectacle soigné, à ancrer visuellement le samouraï comme une figure emblématique du chaos.
Alors quand il prend vie, le genre devient un jeu. À tel point que certains films semblent dialoguer entre eux, le Samouraï Sans Honneur et son héros physiquement handicapé est complété par Goyokin et son héros au visage monstrueux et blessé spirituellement. Et pour ce qui est du dialogue avec les spectateurs, il y a la mise en scène : Pour traduire une révolte, rien de mieux que de la faire vivre à son audience. Dans Le Grand Attentat, la caméra à l'épaule nous entraînera au coeur d'un attentat politique féodal, où les hommes iront jusqu'à s'affronter dans la boue. Une symbolique forte pour une scène intense. Sorte de penchant féodal de La Bataille D'Alger.
Et parce que le samouraï est symboliquement mort, il déambulera à travers la légère brume d'une forêt dans Le Sabre Du Mal, laissant derrière lui des corps sans vie. Ailleurs, Hitokiri assimilera les samouraïs à des morts-vivants, à des êtres semblant sortir littéralement de terre - illusion technique d'une longue focale. Autant d'exemples qui témoignent du savoir-faire de certains artisans, capables de faire vivre des codes à travers une histoire sans jamais négliger la part du spectacle, du divertissement. Le genre est un jeu, oui, mais pas stupide.
Il est évident qu'un type de production pareille n'a pas engendré 1000 chefs-d'oeuvre, que tous les artisans n'avaient pas une connaissance précise du média, que l'aspect "sombre" du genre a été exploité par les studios (aidée par le contexte de la crise des années 60, l'arrivée de la TV). À l'exemple de la série de films Nemuri Kyoshiro, l'histoire d'un rônin cynique né d'un viol durant une messe noire, inexploitée en douze films, personnage jamais approfondi. Un semi-ratage.
Qu'en est-il d'un Batman, conteur de son propre psychodrame, où le spectacle chaotique est expliqué au lieu d'être vécu. Où le mythe semble être davantage gravé sur les affiches que sur pellicule. Le chevalier noir analyse le chaos du monde au lieu de s'imposer d'entrée comme l'un de ses composants. Iconisation superficielle pour interrogations profondes dénuées d'enjeux à défaut d'une mise à l'épreuve risquée ? Quel jeu pour le spectateur ?

La maturité du genre
Le Grand Attentat : l'Etat policier en action



DE LA NOIRCEUR À LA LUMIÈRE
À côté de sa vive critique d'un système, ce courant de films nihilistes fait pourtant preuve d'une grande humanité. La cruauté des puissants, la perte des valeurs, l'hypocrisie... ne sont pas là pour stigmatiser une époque précise. Mais servent plutôt à interroger le spectateur en passant par des images titillant le monde de l'imaginaire et des rêves (Spider-Man n'est pas loin). Ainsi, Harakiri nous explique que les valeurs d'un système ne sont en aucun cas une finalité. Le Sabre Du Mal, grande farce absurde, s'amuse d'une Humanité préférant s'enfoncer dans l'erreur plutôt que de se remettre en cause.
Hitokiri, frère japonais de La Horde Sauvage, vient transcender le genre avec un Japon féodal vide à tous les niveaux. Un film où l'on revend les armures des grands guerriers (!), où devenir samouraï permet de s'enrichir rapidement (!!), où le sabre n'est plus une lame mais un couteau (il faut lire l'âme), où les hommes sont assoiffés par le pouvoir et l'argent... Mais où le seul à agir comme un homme, et non un samouraï, est un paysan analphabète recevant la Lumière. Soit la quête ancestrale d'un (anti) héros.
Derrière le chaos, il y a le visage d'une humanité brisée, écrasée. C'est le cas d'un John Rambo, inlassablement réduit à une machine de guerre meurtrière dans un monde où la violence est maîtresse. À l'inverse de mercenaires cyniques, Rambo souffre en silence à chaque fois qu'il doit tuer, trop conscient de l'horreur ambiante. Ailleurs, dans Le Labyrinthe De Pan, les ténèbres du monde dévoilent le cheminement initiatique d'une princesse en devenir.

La maturité du genre
Harakiri, Le Sabre Du Mal, Hitokiri : d'une figure centrale faisant face à ses adversaires, l'homme de sabre devient vite un fantôme monstrueux. Au final, il sera écrasé par un système qui l'abandonne sur le bord de la route. Déchéance d'un symbole ?



DE L’ART À LA RÉALITÉ
Dans un de ses articles (1), le réalisateur et scénariste Paul Schrader (Yakuza, Taxi Driver) désigne le genre comme un "pacte entre l'artiste et l'audience", venant répondre aux besoins d'une audience. Le film de sabre serait un intermédiaire permettant à l'audience de réévaluer et reconstruire des valeurs traditionnelles. Mais à partir des années 60, alors que le genre se met à déconstruire ces valeurs de manière à "libérer" les mythes, il perd son utilité d'intermédiaire... et on assiste à l'émergence d'un nouveau genre, le film de yakuza dans sa forme traditionnelle (souvent manichéenne et idéalisée, très différent des futurs films de Kinji Fukasaku).
L'aspect adulte, dark et mature (dans le sens nihiliste, chaos) serait le signe d'un courant qui s'essouffle ? Bien sûr, le contexte d'aujourd'hui n'est pas celui des années 60 japonaises, de même pour l'état de la production. Mais là où des films osaient amener le spectateur à questionner aussi bien sa société que sa condition via un système de codes, certaines grandes productions d'aujourd'hui semblent plutôt chercher à le conforter dans son état, brandissant l'aspect "adulte" plus pour son esthétique que pour son fond.

Alors que le samouraï déchu allait expérimenter le chaos du monde et sa propre désillusion pour mieux interpeller le spectateur, la dark attitude des Watchmen se résume à mettre trois minutes pour attraper un morceau de sucre sur fond de musique cool que le spectateur ira se procurer en sortant de la salle : aujourd'hui, qu'elle est la place et les enjeux d'une tendance de films "adultes" ?


(1) Lire la conclusion de Yakuza-Eiga: A Primer – Film Comment (pdf)




   

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