Hellboy
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- Analyse par Pierre Remacle le 4 novembre 2008
Best of the beast
"Qui étrique le diable diminue Dieu."
L’Homme Qui Osa - Jean Ray
Je me rappelle encore ma réaction lorsque j'avais appris que Guillermo del Toro avait été choisi pour réaliser l'adaptation cinématographique du célèbre comic de Mike Mignola Hellboy, publié chez Dark Horse Comics : un sourire jusqu’aux oreilles et un sonore "YESSSSSSSSSSSSSS !!!!!!!" prononcé en serrant le poing (oui, il est physiologiquement possible de sourire tout en disant "yes", je vous assure). Il y avait encore une justice en ce monde. Hellboy serait donc adapté par un réel fan. Pas un fan à la Mark Steven Johnson (Daredevil… Tu la sens la fidélité au comic ? Tu la sens ?) ou à la Joel Schumacher (Batman Forever ainsi que l’équivalent d’un vomitif pour les âmes et le bon goût : Batman & Robin), mais un vrai fan. Un fan capable d'écrire une introduction au récit dans le magnifique recueil Le Ver Conquérant, introduction totalement objectivement intitulée Mike Mignola est un Génie. Non, en fait, à y repenser, ce n’était pas vraiment une introduction. C'était une déclaration d'amour. Bref, del Toro était à n'en pas douter l'homme de la situation. Le bon choix.
Cinquième long métrage de Guillermo del Toro après Cronos, Mimic, L'Echine Du Diable et Blade II, Hellboy était un lourd défi à relever. Del Toro le reconnaît lui-même dans son intro au Ver Conquérant, tout ce qui fait la qualité d'un comic n'est pas forcément adaptable au cinéma :
"Je confesse humblement que j’ai bien des fois cherché à imiter dans mes films le style empreint de mystère de Mignola, en particulier les ténèbres froides et veloutées qui forment la toile de fond d’où surgissent ses personnages. Hélas, son éclairage hyper-expressioniste s’avère impossible à reproduire dans un monde en trois dimensions."
Et c'est tout particulièrement valable dans le cas du comic Hellboy : le style de Mike Mignola, parfaitement reconnaissable que ce soit dans le dessin ou la tournure des récits qu'il signe, reste un petit miracle de mixe réussi d'inspirations diverses. Il y a cet encrage si particulier, rendant les zones d'ombre dynamiques. Et le découpage proprement fabuleux, alternant des scènes dantesques avec des images de statues, de bas-reliefs ou de peintures d'un symbolisme à couper le souffle. A ce titre, le retour sur terre du satellite nazi (dans Le Ver Conquérant, encore et toujours) est exemplaire : associé à l’image d’une statue d’un ange de la mort armé d’une épée de feu divin, l’idée de mort absolue venant du ciel n’en prend que plus de force et de réalité pour un lecteur depuis longtemps conquis par l’œuvre qu’il tient entre ses mains. Et bien sûr, cette touche inimitable de Mignola, qui mélange allégrement l'horreur à la science-fiction, puisant à des sources aussi diverses qu'apparemment inconciliables, allant de Lovecraft à Machen, de Montague R. James à Alexis Tolstoï ou Nicolas Gogol, des classiques de l'horreur de la Universal (Dracula, Frankenstein) aux épisodes les plus palpitants de X-Files (après tout, Hellboy n'est-il pas le "meilleur enquêteur du paranormal du monde"?). Et, pour ne rien gâcher, citons également un humour très noir et des répliques cinglantes qui font plaisir à lire.
Et tout cela, tout ce mélange improbable fonctionne pourtant dans le comic, Mignola parvenant contre attente à donner une unité, une âme à ce mélange aussi hétérogène. Mais bien plus encore, Mignola puise dans tous ces différents creusets culturels pour créer sa propre mythologie, où Hellboy tient une place centrale.
Cette démarche trouve un écho avec celle prônée par del Toro dans son fabuleux Blade II : jeu vidéo, jeu de rôle, littérature fantastique et cinéma se rencontrent et fusionnent au niveau "atomique" pour accoucher de l’œuvre représentant avec une quasi-perfection la valeur toute-puissante de ce que d’aucun n’hésitent pas à dénommer non sans mépris la "contre-culture" (quand ce n’est pas "sous-culture"…).
En m'asseyant dans la salle, je m’étais donc demandé si del Toro avait réussi là où tout autre que lui aurait échoué d'avance. Puis le film commença. Et à travers les nuages et l'obscurité, j'entendis une voix prononcer une phrase : "Qu'est-ce qui fait qu'un homme est un homme?"
Et à cet instant, j'ai su que Del Toro avait réussi son coup. Ces quelques mots simples prouvaient qu'il avait absolument tout compris à ce qui est au cœur du comic Hellboy, de ce qui lui est essentiel. L'Humanité. Le Choix. Le film était d’ores et déjà réussi: l'âme était présente. Il restait à juger de l'état du corps dans lequel cette âme s'incarnerait.  Et on peut dire une seule chose à l’issue du film : Hellboy est un putain de top model.
DEL T'HERO
"Ils trouvaient juste et convenable qu’il y eut ces étranges choses, et ces feux surgissant de la Terre, dans une nuit permanente… ainsi que des monstres et de nombreux mystères."
Le Pays De La Nuit - William Hope Hodgson
Del Toro a mené son film de manière magistrale : tout y est réussi, donc par quoi commencer ? Je pourrai parler d'un casting parfait, où Ron Perlman y teint le rôle de sa vie et prouve aux yeux du monde ses immenses capacités d'acteur. N'oublions pas Selma Blair, plus attendrissante que jamais. Le couple Hellboy / Liz prend grâce à ces deux acteurs une dimension tragique et romantique belle à pleurer, que bien peu de films soi-disant "d'amour" parviennent à ne fût-ce qu'approcher. Je pourrai m'attarder des heures sur une réalisation toujours parfaite, aussi millimétrée et équilibrée que le mécanisme qui anime l’immonde nazi Kroenen. Un constat clair s'impose vite à l'esprit : Del Toro est un maître en ce qui concerne les scènes d'action ou de combat. Après Blade II qui enterrait les scènes de combat des suites de Matrix (nd nicco : oui, heu, ça se discute tout ça…), Hellboy laisse pantois par la clarté, la lisibilité, la maestria des luttes dantesques qui s'y déroulent. Je me souviens avoir vu (quoique "subi" me paraît plus approprié) Resident Evil Apocalypse la veille (je sais, je n’ai peur de rien, mais c’est aussi ça, être cinéphile à L’ouvreuse… après tout, nicco s’est bien envoyé Sex In The City…), et je peux dire que le vertige du bas laissait la place au vertige du haut. Mais si Del Toro nous offre des combats lisibles, cela ne veut en aucun cas dire que ceux-ci manquent de sauvagerie ou de bestialité. Le côté fun est parfaitement présent et on prend un pied intégral à la vision de Hellboy balançant le démon Samaël par sa langue pour le pulvériser contre un métro.
Del Toro s'affirme ici comme un réalisateur d'exception grâce à cette maestria à laquelle se joint à un sens de l'esthétisme poussé vers des cimes encore rarement atteintes au cinéma. Le design de Hellboy, d’Abe Sapien, des flammes léchant et caressant la diaphane et douce Liz Sherman, de l'inquiétant et maléfique Raspoutine… bref, autant de personnages nous mettant à genoux. Quant à Kroenen, les mots ne rendent pas justice à la classe infernale et démentielle de ce personnage répugnant. De plus, cet esthétisme est présent à tous les instants : les scènes sont nombreuses où l'on oublie presque de suivre l'intrigue pour se laisser aller à simplement contempler l'écran et à penser "c'est beau"...
A plusieurs reprises, l'idée m'est venue que je contemplais non pas un film, mais un tableau de maître. Sauf qu'il s'agissait d'un tableau en mouvement. Ainsi, la scène où Hellboy ranime le cadavre russe est à ce titre tout bonnement merveilleuse : avec la neige tombant lentement sur un lieu désolé et froid, le démon se tient dans la tombe, prêt à réveiller le mort. Magnifique. Tout comme l'est l'enterrement de Broom, avec  une mer de parapluies qui nous force à nous concentrer sur les visages des personnages principaux. J'allais presque oublier la mort de Broom, où même Raspoutine fait montre de respect envers l'homme qui ne recule pas devant la mort : "Je suis prêt."Que dire de plus ?
Mais là où le sens de l'esthétisme de Del Toro dépasse tout ce que l'on a déjà vu, c'est lors de la représentation de ce qui est par définition indicible. Les Anciens, Ogdru Jahad dans sa prison, vaguement éclairé par un projecteur nazi... Et puis la fin du monde, la vraie. L'Apocalypse. La fin de tout ce qui est. Avec en avant-plan un Hellboy cornu qui nous regarde et gèle notre âme. Là se situe toute la perversité de Raspoutine, car en montrant cela à Broom, il tient à ce que ce dernier meurt en perdant tout espoir. Cette image de fin du monde est sans égale, à part peut-être une image du comic Hellboy justement (dans La Main Droite de la Mort). Tout cet esthétisme et ce goût du beau sont servis par des effets spéciaux et des maquillages tout bonnement stupéfiants. Les ouvertures du portail, les combats, Samaël, le labyrinthe sous le cimetière, les flammes de Liz, Kroenen, Rapsoutine sont autant de réussites ; et surtout, surtout Hellboy. Que dire ? Perlman est Hellboy. A part Spider-Man et dans une moindre mesure Blade et Hulk (celui de Ang Lee, hein… pas le truc hirsute de Leterrier), je ne vois pas d'illustration cinématographique aussi parfaite d'un héros de comic au niveau du costume / apparence.
THE BEAST IN ME
"Il faut devenir ce que l’on est."
La Mort De Mr De Nouâtre Et De Mme De Ferlinde - Henri de Régnier
Et le scénario ? Car il faut un squelette pour soutenir cette âme et ce corps. Le scripte s'inspire dans les grandes lignes des Graines De La Destruction, le premier tome des aventures de Hellboy (il y est d'ailleurs fait indirectement référence, ce titre faisant partie des qualificatifs attribués à Samaël par Abe Sapien). Si le fan peut alors s'amuser à voir comment le film suit (ou s'écarte) de la trame de ce récit, il est concevable que les spectateurs ne connaissant pas le comic se sentent parfois déroutés par le scénario (à ce titre, en tant que fan du comic, je ne me sens pas très objectif). Je ne peux qu'espérer que le film ait donné envie aux spectateurs "neutres" de découvrir la bande dessinée dont il est tiré. Le scénario est équilibré et nous plonge au cœur de la mythologie Hellboy, avec parfois des clins d'yeux appuyés à des aventures "loners" de Hellboy (par exemple, Le Cadavre).
Oui, Hellboy est né démon, mais il a reçu le don du libre arbitre. Il peut choisir ce qu'il fera, et refuser tout le déterminisme dans lequel Raspoutine tente de le noyer. Là est tout le secret d'Hellboy : choisir lui-même ce qu'il veut faire. Et le film transmet cette idée, sans jamais sombrer dans la grandiloquence ridicule ou la mièvrerie que l'on aurait pu redouter. Et ce scénario est servi par des dialogues d'une beauté simple, mais qui touche au-delà des mots. Ainsi, le dialogue final entre Hellboy et Liz est une des plus belles déclarations d’amour vues ces dernières années. Quant au baiser final... Il nous remplit de bonheur et s'avère être une image immortelle au même titre que le baiser final de Casablanca (ouais, carrément. Pas peur). Une lueur dans l'obscurité.
Evidemment je pourrai jouer à mon fan de base et m'amuser à relever toutes les "infidélités" que le film commet par rapport à l'œuvre de base. J'aurai pu, à l'instar de certains qui avaient été dégoûtés de voir débarquer des Elfes au gouffre de Helm dans Le Seigneur Des Anneaux, râler ferme parce qu'il manque le nain Léopold dans le camp des nazis (ce n'est qu'un exemple). Ce serait une attitude un peu idiote, je pense. Ou du moins… limitée, car il faut se rappeler du besoin qu'ont tous les comic d'être adapté. Une adaptation implique souvent des changements. Libre aux spectateurs fans de l'œuvre d'origine d'apprécier ou détester ceux que del Toro a opéré. D'ailleurs, il faudrait parler d'ajustements plutôt que de changements. Une chose est sûre : Hellboy, le film, est un chef-d'œuvre, et del Toro est un génie (Mignola aussi, mais ça on le savait déjà ).
Et voilà : âme, corps, squelette. Nous avons notre film, ou plutôt notre homme. Au début de Hellboy, Broom nous dit que ce qui fait qu'un homme est un homme, ce sont ses choix. On peut transposer cette idée au cinéma : ce qui fait qu'un film est un bon film, ce sont les choix du réalisateur. Et si ces choix sont guidés par l'amour, que ce soit l'amour que del Toro porte à Hellboy ou bien celui que Hellboy porte à Liz, et  bien on est sûr de ne jamais se tromper.
HELLBOY
Réalisateur : Guillermo del Toro
Scénario : Guillermo del Toro & Peter Briggs d'après l'œuvre de Mike Mignola
Production : Lawrence Gordon, Lloyd Levin, Mark Richardson…
Photo : Guillermo Navarro
Montage : Peter Amundson
Bande originale : Marco Beltrami
Origine : USA
Durée : 2h02
Sortie française : 11 août 2004