The couch gag
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- Série TV par Clément Arbrun le 13 juin 2014
Sur le divan
Malgré son apparente simplicité, Les Simpson multiplie les niveaux de fiction. Tout le monde connaît le couch gag : le générique défile (modeste dans les 19 premières saisons, plus long dès la 20ème et le passage en HD) et se conclut par les retrouvailles de la famille jaune sur le sacro-saint canapé.Â
Et, au-delà des fantaisies (qui vont de la simplicité au spectaculaire) amenées par ce gag, qui n’est que rarement le même, l’objectif reste identique : au bout de cette course, les Simpson vont allumer leur télévision et sur l’écran s’affichent les crédits de la série. Pour résumer : à l’intérieur de la création télévisuelle de Matt Groening s’incruste une autre création télévisuelle (Itchy & Scratchy), déjà éloquente en terme d’autoréflexion, et les spectateurs (les vrais) regardent des spectateurs (les Simpson) fictionnels, qui en allumant leur TV enclenchent leur propre show.
L’aboutissement du couch gag, c’est un moyen de démontrer ce que raconte indéniablement Les Simpson : la famille est un reflet volontiers déformé mais bel et bien net de cette même famille ricaine, qui s'amusera alors de la satire qu'on lui présente. Homer qui zappe, c'est le pater familias amateur de binouzes qui joue de la télécommande. La télévision à l’intérieur de la télévision. Pour une série qui raille couramment le paysage médiatique (Kent Brockman est là pour le prouver) jusqu’à vanner régulièrement la chaîne-mère (la Fox), c’est tout une image : ne vous faites plus lobotomiser par la junk TV et zappez sur la série rigolarde.
Mais hormis cet aspect méta un brin facile, le gag du canapé, c'est autre chose. Depuis Bart Le Génie (c'est-à -dire depuis le deuxième épisode la première saison), cette courte invention burlesque existe. On ne peut alors la séparer dans l'imaginaire populaire de ce que représente la série. Comme le "D'oh" homérique et autres "Aye Carumba!", cette introduction parfois slapstick est un passage obligé. Et, en 1989, au sein de ce qui est alors un très grinçant déboulonnage des valeurs familiales, un croquis critique de l'american way of life, le gag du canapé allégorise cette atmosphère détraquée. Effectivement, tout au long de la première saison, les couch gags se basent principalement sur ce qui est détraqué, à savoir le canapé : on s'y assoit et on y est propulsé, ou alors on tombe, et ce gag tout simple se voit répété durant une dizaine d'épisodes. S'asseoir sur le canapé c'est en être rejeté. Comme si l'acte en lui-même était dangereux : regarder Les Simpson c'est toucher du doigt la subversion. Entre le père de famille incompétent et le fiston rebelle et impoli, ne manquait plus que le canapé qui rassemble la famille, symbolise cette même anti-conformité.Â
Si le show va s'enrichir d'un point de vue émotionnel, le gag du canapé va toujours viser le frontal, la blague visuelle, le plaisir immédiat du divertissement direct. Le canapé s'effondre en arrière (Un Poison Nommé Fugu) ou sur le sol (Aide-Toi, Le Ciel T'Aidera), piège la famille (Un Père Dans La Course), se dégonfle (Itchy & Scratchy Le Film)... et, fondamentalement, ce gag permet toutes les excentricités que le cadre du show exclurait dans un souci de réalisme relatif. Bien avant Futurama (tiens, n’est-ce pas Fry qui s’invite sur le canapé dans l’épisode Le Cerveau ?), Groening et ses gribouille-papiers versent dans l'énorme et le grandiloquent. Le canapé devient un monstre dévorateur (Un Tramway Nommé Marge), un géant face à une famille minuscule (Oh La Crise... Cardiaque !), se transforme en fax (Radioactive Man), en broyeur (Homer Et Sa Bande) en machine à sous (Sans Foi Ni Toit), en machine de foire (La Chasse Au Sucre), en gâteau (Tout Un Roman !) ou en nénuphar (Les Petits Sauvages). Le non-sens qui caractérise la série (Homer se fait virer parce qu’il porte une chemise non appropriée dans Mon Pote Michael Jackson) devient ici une note d’intention : l’histoire n’a pas encore commencé, et par cet interlude tout devient possible.
Cette démesure éclatera dès la saison 15, quand, dans Coup De Poker, le gag du canapé nous fait sortir d’Evergreen Terrace pour nous emmener aux confins de l’univers, à l’origine du monde (le Mérovingien en sait quelque chose). Aussi médiocres soient-ils, les épisodes à partir de la seizième saison respecteront au moins l’essence mégalomaniaque de ce gag, transcendé par le perfectionnement technique du show (au détriment de l’inventivité des scénarios). Dans Krusty Chasseur De Talents, parvenir au canapé c’est s’infiltrer dans un film de James Bond… Le couch gag, plus que jamais, est un hors-sujet total : Kang et Kodos y jouent un rôle dans Homer Maire !, quand bien même les extra-terrestres sont plutôt habitués aux épisodes plus délirants. Alors que la structure de la série se base sur un concept atypique (on commence sur un point A sans grand intérêt pour finalement vriller sur le point B qui sera le véritable déclencheur de l’histoire, son synopsis, et du point B on en vient à un point C), cette introduction symbolise cette structure puisqu’il s’agit d’une digression d’une gratuité absolue.
Si les scénarios nécessitent un travail collectif, une cohérence, une progression narrative et une dramaturgie, le couch gag peut naître du ciboulot d’un dessinateur potache se poilant comme un damné face à la plus dérisoire bêtise. Aucune dramaturgie ici, juste un objectif : le rire. La joie. Gag récurrent : si la série n'hésite pas à verser dans la chanson (certains épisodes sont même quasiment entièrement musicaux, comme Sois Belle Et Tais-Toi), le gag du canapé exprime à de nombreuses reprises une félicité musicale. On y danse à l’égyptienne (Simpson Et Dalila, Le Palais Du Gaucher), on fait la pose (Vive Les Mariés), on y démontre son art du french cancan (Le Safari Des Simpson) et on y célèbre l'anniversaire de la série par le biais d'une fanfare (138ème Épisode : Du Jamais Vu !). Le couch gag est une chorégraphie qui se termine par l’origine même de l’humour : la chute. On navigue sur les eaux du gag le plus fracassant, nombreux seront les gags à miser sur cette "chute", parfois au sens littéral, c'est-à -dire physique.
Le gag à tout prix, alors ? Oui, mais pas seulement. Symbolisme du canapé oblige, Les Simpson s'amuse de Les Simpson. Constat fréquent d'une société en proie aux polémiques (violence gratuite, liberté d'expression, préjugés relationnels, etc.), la série propose au spectateur lambda de s'asseoir sur le divan, comme lors de ce gag psychanalytique du canapé issu de Il Était Une Foi. La série s’esquisse durant ces premières minutes, ce qui est littéralement le cas dans To Bart Or Not To Bart, où un animateur créé, en live et manuellement, cette fameuse séquence. Le gag du canapé permet de remonter le temps : la famille jaune y rencontre ses ancêtres cathodiques, les Pierrafeu, ou encore, à travers une parodie de la pochette de Sergent Peppers Lonely Heart Club Band, y apparaît en compagnie de ses doubles d'antan, issus du Tracey Ullman Show (Bart Chez Les Dames).
Finalement, la série est devenue tellement célèbre qu'elle peut se permettre de ne faire allusion qu'à elle-même pour immortaliser le temps parcouru depuis les origines. Cette série, on la réécrit. Dans Vive Les Éboueurs, Bart supprime carrément le gag du canapé et la famille se retrouve à l’observer, le rejeton recopiant comme punition "Je ne toucherai pas au générique". Plus qu’un clin d’œil à la série, cette blague se réfère au couch gag, devenant un couch gag consacré au couch gag ! Et, dans La Critique Du Lard, ce n’est ni plus ni moins que Matt Groening qui décide d’ajouter sa touche au gag par une signature que Marge s’empresse d’effacer. Vengeance du créateur, le barbu binoclard manipulera ses bébés comme de vulgaires pantins dans l’intro de l’épisode Aventures Au Brésil.
Aujourd’hui, le gag du canapé est un signe de reconnaissance universel. Les Simpson est une institution, le couch gag est devenu un défi : pousser au plus loin l’absurde, le débile ou le plus grand que la vie, avoir de nouvelles idées (alors que les scénarios de ces dix dernières saisons recyclent à droite et à gauche), être inventif, faire sourire ou rire en quelques secondes, une bonne minute tout au plus. Ironie du sort, et les derniers Simpson Horror Show (dont les gags du canapé ont toujours été jouissifs : Freddy et Jason s’y sont relaxés, entre autres) sont là pour le prouver, le couch gag ces dernières années est souvent meilleur que l’épisode qu’il introduit. Pas très difficile quand on propose à un cinéaste tel que Del Toro de laisser libre cours à son imagination débordante, le mexicain se permettant alors une potion délectable où se mélangent des décennies de cinéma de genre et d’icônes fantasmagoriques. Alors que les décalés Horror Show se révèlent de plus en plus poussifs, le réalisateur de Pacific Rim, pour l’épisode en question de la vingt-cinquième saison, rend hommage au concept de cette déviance halloweenesque : le goût du pastiche, le sens de la référence, la générosité délirante.
A l’heure où Homer Simpson, l’adepte du doigt d’honneur, le médiocre (et fier de l’être), le feignant qui gagne à la fin (Cf. L’Ennemi D’Homer) n’est plus qu’un attardé mental juste bon à amuser les kids, et, paroxysme on ne peut plus mortifère, tandis que l’on découvre que le crossover entre Les Simpson et Family Guy (série qui fut pourtant constamment moquée au sein du show) se fera bel et bien, la seule once de subversion de la série, son âme, réside en ce couch gag. Il suffit à ce titre d’admirer celui de Banksy, qui par son inventivité, sa lucidité et sa douce cruauté rappellent les meilleures audaces de Matt Groening. Celui-là même qui, parodié le temps d’un épisode prenant la forme d’un documentaire (138ème Épisode : Du Jamais Vu !) en venait à flinguer un caméraman…
Finalement, du générique à la psychanalyse du fan esseulé, tout a commencé, et tout se termine, sur le canapé.
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