Mai 2011

Le crépuscule des lâches

Couverture de Brazil n°40

Ou la rebelitude en carton (ou papier recyclé) du magazine Brazil. Oui, encore un papier qui confirmera pour certains notre statut d’indécrottables haters, du ciné, du monde journalistique, des critiques, et de tout ce que vous voudrez qui a trait au 7ème Art.


Et pourtant, ce n’est pas parce que cela faisait un moment que l’on avait "tapé" sur personne que cela nous démangeait et qu’il fallait bien trouver une victime expiatoire. Mais avec une couverture pareille, le numéro du mois de mai de Brazil intrigue et attise la curiosité. Forcément.


Couverture magazine Brazil
 



Une couverture qui au lieu d’arborer une photo d’un acteur ou d’un réalisateur se pare d’un slogan exprimant un mécontentement face à une production cinématographique jugée indigne de figurer sur la première page du magazine. Mazette, quelle prise de position risquée et courageuse ! Surtout si l’on considère que cela intervient pendant le mois du festival de Cannes où les photos glamour envahissent les linéaires des maisons de la presse. Donc, à en croire cette couv’, on ne devrait trouver chroniqué dans les pages intérieures que des films de merde ou à peine intéressant à voir (si vous n’avez rien d’autre à faire) et des interviews de réalisateurs sans aucune compétence et qui n’ont été interrogés que parce qu’il fallait bien imprimer quelque chose.
Vous vous en doutez, ce n’est pas du tout le cas. Certains films comme
Animal Kingdom de David Michôd, L’Homme D’A Côté de Mariano Cohn et Gaston Duprat, Juste Entre Nous de Rajko Grlic se payent le luxe de cinq étoiles (le maximum possible) tandis que La Solitude Des Nombres Premiers de Saverio Costanzo et Into Eternity de Michael Madsen récoltent quatre étoiles. Quant au reste des films critiqués, ils se partagent trois ou deux étoiles. Pas folichon mais ce ne sont quand même pas des appréciations exécrables comme la tête de mort reçue ce mois-ci par Country Strong de Shana Feste. Sans préjuger des qualités respectives de chacune de ces œuvres, et même en se limitant à un rapide coup d’œil de ces cotations étoilées, on s’aperçoit bien que les différents rédacteurs ont quand même trouvé quelques satisfactions dans ce qu’ils ont pu voir. De fait, le slogan exhibé apparaît comme une insulte envers les films bénéficiant d’un article. Des très bons films pour certains des chroniqueurs mais pas encore assez bon pour avoir les honneurs de la couverture de Brazil. Et bien, quelle exigence ! Ou devrait-on plutôt considérer cela comme une haute estime de soi ? Voire comme une attitude méprisante ?

Et puis, en s’adonnant à de la provocation de supérette, Brazil aurait même plutôt tendance à se tirer une balle dans le pied. Cherchant à attirer l’œil, cette couverture, au final, peut s’avérer un véritable repoussoir car pourquoi acheter un magazine qui ne parlerait que de mauvais films (bon, si à la rigueur ils le faisaient dans le style de Nanarland, ce serait bonnard !) ? Pour y lire ce qu’ils en ont à dire. Oui. Pourquoi pas, cela peut être intéressant des critiques négatives mais constructives et argumentées (et à ce moment là, espérer qu’Eric Coubard n’ait pas vu beaucoup de films…). Bon alors, cette non-couverture ne serait qu’une stratégie marketing (tortueuse) ?

Mais non, vous n’y êtes pas. Pour avoir l’explication, il faut lire l’édito de Christophe Goffette. Et l’on y apprend que ce choix est le résultat d’un vrai mécontentement envers la profusion de films à gros budgets au détriment des petites productions dont tout le monde se fout et dont on ne parle jamais. Doublé d’un véritable questionnement sur son propre rôle de critique. "[…] Oui à quoi servons-nous ? A quoi sert Brazil ?[…] Parce que dans les faits, que se passe-t-il ? Les distributeurs déversent chaque semaine toujours plus de films sur nos écrans, mais l’écart ne cesse de grossir entre les grosses machines et … le reste, tout le reste."

Ok, donc c’est un coup de gueule envers la politique des multiplexes, ces supermarchés de la pellicule (quant à l’occasion de Toy Story 3, on installe dans son hall d’entrée un étal rempli de jouets et de peluches estampillées, on peut difficilement les qualifier autrement). Goffette exprime donc un ras-le-bol commun aux cinéphiles de tous poils en regrettant que les films sans véritable potentiel commercial mais avec des propositions de mise en scène soient remisés dans l’arrière boutique. "[…] Mais finalement, les films audacieux, le "vrai" cinéma, celui qui te met une bonne claque derrière la nuque, et bien il se retrouve le plus souvent cantonné à la petite salle, celle près des toilettes qui fuient, avec les tremblements de la ligne de métro en prime, toutes les sept minutes. Et puis, la semaine d’après, pff, disparu le film…au suivant." Et il exprime par la suite une certaine lassitude liée à la difficulté, pour un critique, de se positionner par rapport à ça. "Vraiment, j’ai cette impression qu’on se bât pour rien, que les choses ne font qu’empirer, qu’on en est réduit à tirer à la ligne, à faire du remplissage. On fait au mieux, comme on dit. Avec le risque d’un ras-le-bol total (mais pas encore définitif), comme ce mois-ci. […] Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir mettre en couverture ????? Euh…rien ! Dont acte." Et voilà. S’il n’y a pas de couverture à Brazil, c’est tout simplement parce que le rédac-chef ne savait pas quoi mettre. Et dommage pour la prise de position.

Et puis, même si ce choix avait véritablement été dicté par l’envie, le besoin, d’exprimer sa désapprobation d’un système où la nouveauté, le clinquant, le reconnu et l’archi rebattu priment, n’aurait-il pas été plus courageux d’afficher une vraie différence en mettant en couverture un film peu relayé par la presse et / ou les circuits de distributions (La Solitude Des Nombres Premiers par exemple) ou même carrément un film passé inaperçu au moment de sa sortie et dont c’est l’occasion de le découvrir en DVD (Le Soldat Dieu de Wakamatsu) ? Autrement dit, faire preuve d’une véritable audace tout en montrant un minimum de respect aux films chroniqués. Cette couverture met tous les films dans le même panier au rabais. Si "les films audacieux, le "vrai" cinéma qui te met une claque derrière la nuque" trouvent difficilement leur place dans les circuits traditionnels, ils éprouvent désormais les pires difficultés à figurer en une de Brazil, le magazine du "cinéma sans concession(s)".

Et puis d’ailleurs, pourquoi limiter son choix rédactionnel à des films récents ? Pourquoi ne pas s’autoriser la liberté de constituer des dossiers par thématiques inspirés de films marquants récents, des rapprochements esthétiques, non dictées par l’urgence de l’actualité ? Car au-delà de la couverture inoffensive de Brazil, se pose en creux la question du traitement du cinéma dans les revues où l’important est de capter l’attention du passant et de sacrifier toute réflexion analytique sur l’autel de la tendance. Bien sûr qu’il faut conserver une certaine contemporanéité mais doit-elle se faire au détriment d'une réflexivité et de l'envie de susciter la curiosité envers des oeuvres anciennes mais fondatrices d'un genre ou un autre ? Pour s'informer presque en temps réel sur un film, connaître quelques avis avant de se décider à débourser quelques euros, il suffit d'un clic ou deux pour consulter divers site Internet ou blogs cinéma. La question d'être les premiers à traiter de tel ou tel film se reporte désormais sur un médium qui a fait de l'immédiateté son principal argument (et petite nouveauté pour les Inrocks, ne se contente plus de critiquer les films mais s'attaque désormais à sa bande-annonce !). La presse ciné version papier 2.0 devrait pouvoir alors consacrer plus de temps à l'analyse, non ? Mais de telles revues, et elles existent, n'ont pas d'exposition suffisante pour interpeller le grand public et surtout les cinéphiles et doivent pour l'instant se contenter de s'épanouir dans la confidentialité. Triste état de fait qui n'est pas prêt de s'arranger.

Alors, d'accord, Brazil est en grève, admettons. Mais finalement, en grève de quoi ? D'esprit critique ? C'est à croire lorsque son rédac-chef en est à estimer qu'au fond, ils ne font que du remplissage (mais avec passion, attention) ? Un autre voie est possible mais encore faut-il avoir le courage de l'emprunter. Vous objecterez que le magazine fait pas mal d'interviews de réalisateurs peu exposé ailleurs, c'est vrai. Mais la position exprimée dans l'édito montre que ce traitement n'est peut être pas suffisant pour se démarquer et susciter l'intérêt. Pour la revue mais surtout le cinoche défendu. Brazil est en grève, ok. Mais alors, ce devrait être l'amorce d'un premier mouvement d'interrogation sur sa condition et pas être une fin en soi. Car en l'état, ça l'affiche vraiment mal.




   

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