Speed Racer

Lucy in the sky with drivers

Affiche Speed Racer

Quelque part, la réception des séquelles de Matrix illustrait ce qu'avançait Deleuze dans L'Image-Mouvement : "Nous voyons très peu de choses dans une image car nous savons mal la lire, nous en évaluons aussi mal la raréfaction que la saturation".


Si on savait les Wachowski jusqu'au-boutistes, on était loin d'imaginer qu'ils porteraient à son paroxysme cette saturation au sein d'un film familial dédié à l'enfance. Mais quoi de plus logique en fait ? Qui d'autre qu'un enfant peut déformer son univers pour le sculpter et le polir selon ses rêves et fantasmes, le superposer de toutes les images qui l'habitent ?

Il ne faut que quelques minutes aux frangins de Chicago pour exposer avec brillance l'intention du projet : de l'ouverture en kaléidoscope de couleurs sur les palpitantes notes de Michael Giacchino à l'intégration du benjamin Racer dans son animé du samedi matin en passant par la matérialisation de l'univers enfantin de Speed (l'énoncé du problème en blablabla, la course crayonnée...), tout Speed Racer concourt à ramener son audience à l'état d'émerveillement constant tel un gamin découvrant le monde. Un monde où tout est beau, idéal, coloré et exagéré. Et de cette mise en bouche impeccable, présentant les personnages avec 28 idées à la minute, culmine avant tout l'émotion, celle de Speed, les yeux rougis, courant après le fantôme de son frère aîné disparu dans un crash, via une jolie et intelligente utilisation d'une figure classique des jeux vidéo de course.

Jusqu'ici les tentatives de retranscription des motifs et styles de l'animation en film live avaient moyennement convaincu car leurs auteurs se contentaient bien souvent de les reprendre sans adapter leur mise en scène, soit par manque de moyens (cocorico pour Bloody Mallory qui usait de speedlines en 2002, pour le résultat que l'on sait... ) soit mus par une obsession de la recherche graphique (Casshern, Sin City). Dans Speed Racer, pas une idée, pas une possibilité, pas une innovation n'échappent aux réalisateurs, toujours dans le but d'aller plus loin dans le rendu de la vitesse, dans la lisibilité des enjeux au sein de l'action et dans la clarté d'une narration enquillant flash-back, ellipses et résolutions d'arcs dans tous les sens, réussissant à rendre ici la profusion de mouvement aussi jouissif que la contemplation d'images lorsqu'on parcourt une BD. Dialogues en travelling avant / arrière, dézoom / zoom sur des épingles à cheveux, vision infrarouge saturée, reflets sur des tunnels de glaces, jeu de profondeur grâce à des rangées d'arches, utilisation du parallaxe pour accentuer la chute d'une voiture, ralentis extrêmes, inserts et volets à foison : jusqu'au générique final fidèle à la série, Speed Racer est une orgie visuelle de chaque instant, dont le seul point faible est peut-être la visite de l'usine, sûrement parce qu'elle nous rappelle au triste souvenir de Charlie Et La Chocolaterie.

Speed Racer
 

Ce foisonnement pictural influencé par le Superflat annonce le principe de Réalité Augmentée (superposition d'images virtuelles et interactives sur l'univers réel, notamment vue dans la série Denno Coil) : dans un monde d'images et d'illusions (les courses truquées, le remodelage chirurgical, les archives télé cheap), les individus deviennent images car ils peuvent interagir avec elles. Pas étonnant qu'ils servent ici outrancièrement de volets pour passer d'un plan à l'autre, que le mouvement naît lorsque l'arrière plan défile, que l'espace n'existe plus puisque chaque personnage durant le combat dans la montagne peut changer de position d'un plan à l'autre. Le seul référent n'est plus le décor, le lieu physique, mais le cadre de l'écran, rappelant les expérimentations de Coppola avec Coup De Cœur, et plus récemment les délires visuels de Nothing (si ce n'est que Natali s'était débarrassé du décor). Interaction d'images à images qui prend tout son sens à la fin du métrage : Royalton, le sale type, se trouve exclu de cet univers car il est devant l'écran géant sur lequel est diffusée la course, il est expulsé de ce monde. Parallèlement, le héros, dans un trip final époustouflant que n'aurait pas renié Albert Hoffman, concrétise, matérialise les paroles de sa mère : "Ce que tu fais avec ta voiture, c'est de l'art".

Dans une interview donnée pour la sortie US, Zach Staenberg, l'un des monteurs du film, expliquait comment la perspective est définie par l'utilisation de la caméra, le temps par le montage. Dans Speed Racer, comme le suggérait la pensée deleuzienne, il n'y a plus de place pour le mouvement réel car perspective et temps se rejoignent par le biais de l'éditographie, procédé ainsi nommé par le responsable des effets visuels John Gaeta, qui permet aux mouvements d'appareils de remplacer les coupes franches entre les plans. A l'heure où de plus en plus de projets sont annoncés en 3D, les Wachowski semblent ainsi vouloir pousser le cinéma 2D dans ses retranchements. Le zèbre sorti tout droit des collotypes de Muybridge, qui s'anime au passage des voitures dans la dernière course, serait alors une manière de boucler la boucle pour ces amoureux du miracle du mouvement en image (rappelons que le Bullet Time de Matrix avait pour principale fonction de décomposer le mouvement en ajoutant les CGI au dispositif de Muybridge).
Rien d'étonnant donc, dans Speed Racer, à ce que la voiture du héros (le mouvement) commence par animer un équidé dans le décor de la course et finisse par créer de l'art (la déformation de l'asphalte), synthétisant visuellement et avec inventivité l'évolution historique de cet étrange appareil scientifique, devenu objet de foire puis septième Art. Peut-être est-ce trop flagrant pour que les détracteurs du film puissent y trouver si ce n'est du sens, du moins un intérêt graphique ("Ha y avait un zèbre ?" entendons-nous de-ci de-là).

Speed Racer
 

Depuis Diderot et sa Lettre Sur Les Aveugles, on sait que les voyants apprécient modérément qu'on leur rappelle qu'ils ont souvent une perception du monde faussée par les différentes certitudes morales que l'assurance de la vue engendre, leur rapport au monde pouvant donc être beaucoup moins objectif que chez les non-voyants, qui, par la force des choses, devaient toujours s'en référer au concret du toucher pour survivre : on l'avait pris si mal à l'époque que le Denis fut emprisonné. Rien d'étonnant donc aux foires à la mauvaise foi auxquelles on assiste quand des "faiseurs de blockbusters" alignent les expérimentations visuelles renvoyant à leurs thématiques de prédilection et autres défrichages postmodernes.
Déjà lors des sorties de Matrix Reloaded et Revolutions nous apprenions que tout le monde s'entendait très bien sur Platon, Hegel et Baudrillard, ces auteurs étant régulièrement étudiés le midi à la cantine. Avec Speed Racer, il apparaît que les gosses sont tous abonnés aux Echos, que la Bourse n'a aucun secret pour eux (précoce les minots de nos jours, génération bling bling), puisqu'on "a ici affaire à un film con comme un placard à balais"… Il est vrai qu'en dehors d'une galerie d'une quinzaine de personnages présentés avec fluidité, d'une dramaturgie reposant sur les arcanes de la finance, des OPA et des bidonnages de courses auto, et de jolis échanges philosophes ("Tu ne peux peut-être pas changer ce monde, mais fais en sorte qu'il ne te change pas"), le reste est complètement idiot puisqu'il y a un singe, des couleurs primaires et Susan Sarandon tartinant du beurre de cacahuètes.
La forme qui brouille la perception du fond était l'essence de la trilogie des Wachowski, mais ils atteignent ici un niveau bien supérieur puisque la forme parvient même à brouiller la perception de… la forme ! Chez nombre de spectateurs, mais surtout chez des professionnels de l'image comme Todd McCarthy de Variety, qui voit dans Speed Racer une familiarité avec les Spy Kids de Robert Rodriguez (c'est original). Pas contrariants, nous voulant bien accepter l'idée.

Mais pour rappel, la saga Spy Kids, c'est ça :

Spy Kids
  
Spy Kids
  
Spy Kids
 
Spy Kids
 

Ce qui, de toute évidence et sans contestation possible, ressemble donc à ça :

Speed Racer
  
Speed Racer
  
Speed Racer
  
Speed Racer
 
Speed Racer
 

Bref, laissons les Royalton et assimilés tenter de briser plaisirs et idéaux, frustrés qu'ils sont de restés enfermés dans leurs déformations subjectives, et adoptons la réponse donnée par les Wachowski lors de la scène du dawa dans l'usine : kiffons sur Free Bird à fond les ballons, balançons de gros fucks aux coincés coupés du monde ! Car un tel film, une telle ode à la pop culture invoquant avec maestria aussi bien Kawajiri que Greenaway, une si grande volonté d'approcher au plus près du merveilleux et du jamais vu ne peut que laisser pantois, admiratif ou hébété comme un gamin perdu dans ses rêves.
Speed Racer n'est rien d'autre qu'une immense et touchante profession de foi envers le cinéma et le rapport magique qu'entretient l'enfant avec l'image et la fiction. Qu'il soit le fruit des auteurs de la très sombre saga Matrix ne prouve qu'une chose : les Wachowski sont simplement géniaux.

9/10
SPEED RACER
Réalisateur : Andy & Larry Wachowski
Scénario : Andy & Larry Wachowski d'après la série de Tatsuo Yoshida
Production : Joel Silver, Andy & Larry Wachowski, Grant Hill...
Photo : David Tattersall
Montage : Roger Barton & Zach Staenberg
Bande originale : Michael Giacchino
Origine : USA
Durée : 2h15
Sortie française : 18 juin 2008




   

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