L'Armée Des Douze Singes
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- Rétroprojection par Guénaël Eveno le 4 mai 2011
Mémoire d'outre-temps
2035. Cela fait 39 ans que 99 % de l’humanité a succombé à une terrible épidémie. Depuis les survivants vivent sous la terre, tentant de trouver un remède au virus en envoyant leurs détenus dans le temps. James Cole est l’un d’entre eux.
Des années après Bandits, Bandits, Terry Gilliam explore de nouveau le voyage temporel, mais dans un contexte différant de ses premières créations. Ni initié et ni porté par l’ex Monty Python réalisateur de Brazil, L'Armée Des Douze Singes est arrivé presque tel quel entre les mains d’un homme lessivé par une série de films avortés. Pour raconter sa genèse, il faut remonter en 1962.
Le réalisateur Chris Marker profitait de l’impulsion de la Nouvelle Vague française pour livrer La Jetée, film de SF aussi remarquable dans son fond que dans l’originalité de sa forme. Une série de photos en noir et blanc commentées par un narrateur y contaient "l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance". Suite à la troisième guerre mondiale, Paris fut détruite et la surface devint inhabitable, forçant les survivants à se reclure dans les souterrains de Chaillot. Cet homme fut choisi pour sa fixation sur cette image afin d’entrer en contact avec le passé et aider ses contemporains à reconstruire leur monde. Il allait y rencontrer la femme de ses souvenirs à quelques jours de l’apocalypse à venir et établir des liens avec elle.
Dans le film de Chris Marker, les photos juxtaposées aident à créer un rapport de souvenir et d’impressions sur le passé, mais aussi sur le présent et un futur encore plus éloigné. Elles brisent la continuité qu’un film aurait instauré en éclatant le temps et l’espace en autant d’instantanés, exprimant la folie d’un personnage pour qui tous ces repères n’ont plus aucun sens (le passé est-il plus réel que le présent des expériences ?). Le héros est fasciné par ce monde qu’il explore, et surtout par cette femme dont il est tombé amoureux et avec qui il entretient le mystère. C’est d’ailleurs ce versant de l’histoire, plus que l’alibi SF ou la folie qui est le centre de La Jetée, au point que le narrateur stoppe ses interventions lors des moments qui abordent frontalement cette relation.
Lorsque David Peoples, le scénariste de Blade Runner, découvre le film de Chris Marker, il sent qu’il peut en tirer un long-métrage, même s’il refuse catégoriquement d’en faire un remake. De son propre aveu, le film atteint déjà "la perfection dans son domaine". Mais comme toutes les grandes œuvres de SF, il ouvre des questions et des perspectives qui n’ont été qu’effleurées. Avec sa femme Janet, le scénariste inverse la perspective du film de Chris Marker en développant les réactions que peuvent impliquer la visite du messager de l’apocalypse dans notre époque, il développe la psychologie du héros et il actualise la menace qui a mené la population à se reclure. David et Janet Peoples poussent leur idée dans ses derniers retranchements, explorant la moindre de ses implications, si bien que l’exigeant Terry Gilliam se trouve lui-même bluffé par la richesse thématique du script. L’occasion fait le larron, et voilà notre iconoclaste invétéré embarqué dans une nouvelle collaboration avec Universal (diffuseur du film), le même studio qui avait remonté sauvagement son Brazil. Studio qui contraint le producteur Charles Roven à imposer des stars bankables au générique, menant le film dans un premier temps vers une impasse.
Le nom de Bruce Willis sauve le projet et convainc le réalisateur de relever le challenge, autant que la présence de Brad Pitt dans le rôle d’un cinglé intrigue. L’acteur n’a pas encore bénéficié du tournant de Se7en (sorti un mois avant L'Armée Des Douze Singes) et il est alors connu pour ses rôles de bellâtre dans Légende D’Automne, Thelma Et Louise ou Entretien Avec Un Vampire. Gilliam bénéficie de la protection du nouveau ponte d’Universal, Casey Silver qui participe à la production et permet de garantir un minimum d’ingérence des gros pontes. Des conditions idéales pour que le réalisateur le plus imaginatif de sa génération puisse porter un film destiné à une large distribution, fruit de la rencontre entre un film d’avant garde, un scénario d’une complexité peu commune qui mélange passé, présent et futur, une star de film d’action et le jeune premier du moment. Un mélange chimique qui, mal dosé, pourrait donner naissance à une apocalypse sur pellicule. En lieu et place, Terry Gilliam nous livre une nouvelle œuvre dont la richesse thématique n’a d’égale que sa capacité à toucher le spectateur à vif.
LA FOLIE DES GRANDES HEURES
Le monde du passé présenté par le scénario, en fait le monde contemporain à la sortie du film, est un monde sur le déclin. Les années 90 furent hantées par les présages apocalyptiques. Elles transportaient physiquement le sentiment d’échec qui parcourt L'Armée Des Douze Singes. Suivant les scénario des Peoples, Gilliam matérialise ce déclin et cette précarité en tournant les scènes de 1996 à Baltimore, puis à Philadelphie, une ville qui dégage selon lui "un parfum de pourriture et de décadence". Déjà mise en avant deux ans plus tôt par Jonathan Demme dans le bien nommé Philadelphia où elle se voyait déjà comme le reflet de la santé physique de son héros atteint du virus du sida, la ville est ici encore plus marquée par sa grandeur révolue. Le résultat est sans appel, semblable à un taudis urbain où se cotoient junkies, SDF, dealers dans des rues sales et au milieu d’usines désaffectées. Seuls les bourgeois comme le docteur Goines pourront goûter à un cadre de vie plus bucolique dans une illusion de sécurité. Ce chaos pré-apocalyptique rappelle également le cadre de Watchmen, dont Gilliam a dû abandonner l’adaptation et qu’il se charge pourtant de mettre en exergue avec moins de moyens.
Si la ville est bien au bord de l’implosion, les esprits ne le sont pas moins. Les personnages traînent en eux une incapacité totale à communiquer. Jeffrey Goines et son père vivent dans une relation de défiance menée par les mensonges. La fidélité de l’assistant du Dr Goines dissimule des intentions malveillantes. Un enfant coincé dans un puits ment à un pays entier. Mais le plus grand menteur semble être celui qui prétend donner toutes les réponses : la psychiatrie, religion moderne, véritable establishment incapable de gérer des maux bien modernes et qui ne fait qu’endormir les esprits torturés qu’elle prétend soigner. Une incapacité que Gilliam a dû se plaire à illustrer en nous embarquant dans sa version 100 000 volts de Vol Au-Dessus D’Un Nid De Coucous. James Cole y croise des personnes dont l’incapacité à communiquer est devenue pathologique, dont l’excité Jeffrey Goines qui tue dans l’œuf toute tentative de dialogue.
Les autorités psychiatriques enferment le voyageur du temps parce qu’elles-mêmes sont embarquées dans des certitudes schématisés, des illusions qui les empêchent d’évaluer la menace. Face à ces murs subsistent les doutes des héros. Cole finit par douter de sa santé mentale alors que le docteur Kathryn Railly abandonne peu à peu ses croyances rationnelles pour entrer dans le délire de son patient / ravisseur. Les deux personnages aux antipodes se croisent sans cesse, passant chacun de l’état de croyant en ce futur apocalyptique à celui d’être "rationnel". C’est paradoxalement cette absence de certitude qui les rapprochera l’un de l’autre et leur permettra de s’affranchir progressivement du rôle que leur attribue leur époque.
LE PRISONNIER
Terry Gilliam a refusé de voir La Jetée avant de réaliser son film et a volontairement décidé de brider les excès dont il avait l’habitude, mais on ne peut contester que le film de Chris Marker contient en lui beaucoup de ce qui fait le cinéma de Terry Gilliam, et particulièrement de Brazil. Ainsi comme dans La Jetée et à l’instar de Sam Lowry dans Brazil, Cole finit peu à peu par croire que le monde factice dans lequel il vit ne peut-être que faux et que celui-ci où il peut encore respirer et profiter de sa liberté est le monde réel. L’Armée Des Douze Singes rend certes ce monde fragile beaucoup moins attractif que celui de La Jetée (qui est aussi moins développé), au point que certains cherchent à s’en évader par les paradis tropicaux qu’on leur propose sur écran TV.
Cependant ce monde reste une perspective parfaite par rapport à ce qui attend Cole en 2035. Même s’il est peuplé d’aveugles, il recèle encore de belles choses que le réalisateur tend à magnifier lors de la folle échappée de la psy et de son patient, lorsque James Cole redevient littéralement l’enfant qu’il était au contact de l’air, de la nature et de la musique (Fats Domino et Louis Armstrong représentent pour lui la musique dans son intemporalité, celle qu’il n’a plus entendu depuis quarante ans).
David et Janet Peoples auraient-ils sciemment orienté le scénario pour le faire coller à l’inspiration de Gilliam ? Cela est très probable car le réalisateur n’a pu s’empêcher de se laisser aller à ses vices dans les scènes de 2035. Le réalisateur s'est assuré de trouver l’univers parfait pour illustrer la déchéance d’une humanité terrée dans les sous-sols de l’Amérique : de simples usines désaffectées de Richmond (toujours à Philadelphie) "rouillées et habitées par les rats" en guise de pénitencier austère pour le détenu James Cole, plus proche du bric à brac industriel que du decorum SF connu. Les scientifiques qui le réquisitionnent sont le reflet à peine déguisé de l’administration absurde de Brazil. Terry Gilliam se plaît à instiller le burlesque à chacune de leurs apparition, privilégiant une vue subjective d’un Cole littéralement perdu dans tant d’agitation pour pas grand chose. Les différentes tentatives de venir à bout du voyage temporel par une technologie archaïque frisent également l’absurdité. Comme l’administration élude sa faute concernant l’exécution de Tuttle, les scientifiques passent sous silence le disfonctionnement de cette machine temporelle qui joue avec la santé mentale du voyageur, versant future du rat des laboratoires du Dr. Goines.
Alors que les animaux errent en liberté à la surface, l’Homme s’est approprié d’autres animaux marqués (Cole est marqué par un traceur dans sa dent) tous juste bons à nourrir son dessein : la réoccupation de la Terre. Les scientifiques deviendront ainsi les geoliers qui retient Cole dans cette réalité et qui l’empêche de s’unir au Dr Railly malgré le succès de leur cavale de 1996, le renvoyant constamment à sa prison futuriste, parabole de la main mise du système sur sa personne. James Cole décide d’échapper à ce système en se séparant du lien ténu qui le rattache à la réalité. C’est aussi ce que fera le Docteur Railly avec son monde lorsqu’elle devient littéralement le souvenir idéalisé de James Cole, comme une réminiscence de Jill Layton qui accepte de se travestir en la femme mystérieuse des rêves de Sam Lowry dans Brazil. Cette scène dans un cinéma, en parallèle ingénieux avec le Sueurs Froides d’Alfred Hitchcock, annonce une forme de reprise d’espoir dans le présent, un espoir de liberté qui fait oublier au spectateur que malgré leur affranchissement respectif, James Cole et Kathryn Railly sont aussi prisonniers d’un souvenir.
LA GRANDE ÉVASION
Suivant la ligne de La Jetée, L'Armée Des Douze Singes place le voyage dans le temps dans une double singularité quasi-inédite qui assimile le passé à la seule possibilité d’évasion du prisonnier du futur. La première singularité concerne la ligne matérielle ténue qui sépare les époques. La série de photos en noir et blanc de Chris Marker dans La Jetée formait une décomposition de l’évolution spatio-temporelle logique qui abolissait les idées communément admises du voyage temporel. Dans L'Armée Des Douze Singes, si il y a bien un vaisseau qui conduit James Cole d’un point B à un point A, il ne l’accompagne pas dans son voyage (une rupture avec H.G Wells qu’on retrouve également dans Terminator de James Cameron). Il n’y a également pas de vortex. De plus, les allées et retour temporels ne sont pas maîtrisés par le voyageur, celui-ci n’étant que le jouet des puissants de son époque.
De ce fait, sans la matérialité du voyage et le contrôle, il constitue une expérience qu’on peut assimiler à un voyage intérieur. Le pas a été entièrement franchi par Chris Marker, qui induit dans La Jetée que la seule capacité mémorielle, la familiarité de Cole avec le passé a pu rendre possible le voyage. Gilliam et les Peoples se gardent bien de nous donner un indice clair qui puisse trancher dans un sens ou dans l’autre. La folie des voyageurs du temps, conditionnée par l’impossibilité d’évaluer le réel du factice, leur offre donc un choix entre deux époques à égale niveau. Face à l’incertitude du futur, le temps n’est finalement qu’un immense territoire où viennent s’échouer des naufragés (nostalgiques) qui tentent de rompre le lien avec un présent qui les emprisonne. Il devient l’unique perspective d’ailleurs dans un monde que l’homme a rendu inhabitable.
La seconde particularité est l’impossibilité de modifier le futur et de créer le paradoxe, celui-ci étant entièrement fixé. Le passé n’est qu’un moyen de guérir le futur. Gilliam s’affranchit ainsi des jeux de Zemeckis ou de Cameron. Son voyageur n’est au fond qu’une version SF de l’historien et il n’a rien d’un héros. Lorsqu’il tente de le devenir, il n’est rien de plus qu’une manifestation du syndrome de Cassandre. Condamnée par Apollon à prophétiser un futur que personne ne croirait, la fille de roi Priam ne fut pas écoutée lorsqu’elle prophétisa la Guerre de Troie et ses conséquences. Cole et les siens errent à différentes époques en s’épuisant à prévenir de l’apocalypse imminente, confrontés de tout temps à l’incrédulité des leurs. Ce qui va arriver n’est qu’un destin en marche. En tant qu’artiste, Gilliam se complaît dans ce rôle de Cassandre, mais il embrasse peu à peu une certaine forme de résignation teintée d’espoir. Une fois perdu, le paradis ne peut renaître, mais l’humanité peut survivre à son purgatoire tant que les gens communiqueront, ne serait-ce que par un regard qui saura transcender des années de chaos. Il enferme ainsi son héros dans une boucle admirablement conçue. Pourtant il ne conclut pas sur l’image de Cole adulte, comme pour mieux arrêter le temps sur cet instantané d’insouciance avant la tempête qui s’annonce, dans une impression de futur suspendu. Et c'est ce qu'est le film de Gilliam : une projection à une poignée de gamins de leurs futur de prisonnier, mais qui laisse derrière elle un vent d’espoir magnifiquement relayé par le What A Wonderful World de Louis Armstrong. Tout n’est encore que fiction et il n’appartient qu’à eux d’arrêter le temps.
TWELVE MONKEYS
Réalisateur : Terry Gilliam
Scénario : David Webb Peoples & Janet Peoples
Production : Robert Cavallo, Mark Eggerton, Charles Roven, Robert Kosberg…
Photo : Roger Pratt
Montage : Mick Audsley
Bande originale : Paul Buckmaster
Origine : USA
Durée : 2h10
Sortie Française : 28 février 1996