Se7en
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- Analyse par Nicolas Bonci le 27 janvier 2009
Poubelle la vie
Il ne reste plus que quelques jours avant que le public français puisse appuyer sur le Button et découvrir la nouvelle perle de David Fincher, soit juste ce qu'il faut de temps pour revenir sur sa première collaboration avec le brave Pitt, et accessoirement son premier chef-d'œuvre.
Ecrit par un Andrew Kevin Walker dépressif dernier stade vivant dans un trou à rat new-yorkais et bossant comme caissier pour survivre, Se7en est un scénario classique de buddy movie policier mettant ici en scène un jeune chien fougueux (David Mills / Brad Pitt) et un vieux sage (William Sommerset / Morgan Freeman) face à un serial killer rédempteur-prêcheur. Ce scripte atterrit un beau jour entre les mains de David Fincher, alors jeune réalisateur totalement meurtri et écœuré après le tournage de son premier long-métrage, Alien3 (coupes imposées par la Fox, budget insuffisant l'empêchant de donner à son film l'ampleur finale qu'il désirait, etc.). Bref, Fincher est à cette époque dégoûté du cinéma et surtout des hommes.
Tandis que tout le buzz du scripte de Walker se crée autour de la structure audacieuse de son whodunit, Fincher y voit lui le moyen rêvé d'exorciser ses névroses et son mal-être, et souhaite réaliser le film le plus noir, le plus glauque, le plus malsain et misanthrope possible. Toutes ses obsessions devront imprégner le métrage de la première à la dernière image : un univers urbain déliquescent, détrempé, pourrissant et indéfinissable (le film fût tourné dans plusieurs villes différentes et aucun nom n'apparaît à l'écran afin d'empêcher son identification ; procédé repris récemment par Gilles Béat avec Diamant 13) dans lequel évoluent des personnages égoïstes tenus de s'adapter à l'enfer de la ville moderne pour survivre (magnifique scène du restaurant où Sommerset dévoile son passé à la fiancée de son collègue, révélant ainsi l'inéluctable évolution de quiconque vieillit en plein Pandémonium urbain). Le thème du suicide, omniprésent dans la filmo de Fincher, est également abordé lors de la scène finale : David Mills se fait justice lui-même, enfreint un péché capital (la colère) tout en mettant en un terme à sa vie actuelle.
Contrairement aux règles convenues, Fincher ne joue pas sur l'empathie que peut ressentir le spectateur envers les victimes du tueur. Il fait de ces dernières des êtres répugnants, que ce soit physiquement ou moralement, représentants des déviances de la société (un obèse téléphage, un avocat véreux, une prostituée, un mannequin superficielle, un dealer pédophile...). Les seuls référents du public se trouvent être les deux flics à la poursuite du tueur. Deux hommes très différents : l'un est jeune et optimiste, l'autre à la veille de la retraite et sans aucun espoir quant à l'avenir de l'homme (cf. la scène dans le bar entre les deux héros, qui fait écho à celle du resto avec la jeune femme). Et Fincher, histoire de bien assombrir le tableau, de faire de son personnage un tant soit peu positif (Mills) un homme explosif, faillible, inculte et impatient.
Mais bien plus que de laisser le spectateur dépourvu de tout véritable repère face à une histoire dure et sans concession, Fincher veut une véritable plongée en apnée et nous emmener avec lui dans sa vision du désespoir. Ainsi il affiche une note d'intention claire : réaliser le mètre étalon du film d'ambiance. Il confie la conception sonore au débutant Ren Klyce qui effectuera un travail ahurissant sur une bande son qui fera date, créant une ambiance comme jamais on en avait entendu au cinéma. C'est bien simple, dès les premiers plans du film, nous sommes DANS l'appartement de Sommerset, nous entendons les voisins s'engueuler, les télé hurler, les voitures foncer au loin : durant plus de deux heures, l'unique bande son immerge le public dans Fincher-land, soutenue par le score tout en nappes lancinantes et inconsciemment perceptibles d'Howard Shore, le compositeur attitré de Cronenberg.
Pour l'image, Fincher engage le français Darius Khondji, révélé par son boulot sur les films de Caro et Jeunet. Et là encore, c'est un choix de génie. Le maître Darius se surpasse et donne au film une patine unique, sombre mais colorée, une photo évoquant la belle étrangeté, qui repousse autant qu'elle fascine. Fincher et Khondji mêlent approche naturaliste (la scène de dialogue dans la voiture entre Mills et Sommerset en caméra épaule et lumière naturelle, la course poursuite) et phantasmatique (l'appartement du tueur, les scènes de crimes). Ce mélange de styles atteindra son paroxysme lors de l'éprouvante scène finale, tournée en caméra à l'épaule, sur le vif en lumière naturelle mais entièrement re-étalonnée en post-production pour la parfaire du ton crépusculaire qu'elle mérite. Fincher et Khondji ont carrément inventé un style visuel, copié depuis des centaines de fois, mais rarement égalé et utilisé à bon escient.
Paré de tous ces outils, l'auteur de The Game peut mettre au point son voyage au cœur de la folie moderne, l'entité ville n'étant rien de moins qu'un métaphorique labyrinthe mental qu'emprunte les personnages du film : le jeune couple vit dans un cocon qui tremble littéralement à l'image, dans lequel des chiens enfermés dans une pièce (cellule) attendent leur maître ; Sommerset n'arrive jamais à penser chez lui (il lance son couteau dans une cible, tente de s'apaiser au son d'une boîte à rythme = il tue le temps), et ne se sent apparemment bien que dans une bibliothèque ou dans son bureau, là où il peut travailler et réfléchir, entouré de savoir ; l'appartement du tueur est rempli de clichés photographiques (visions de son esprit) et de cahiers manuscrits remplis de notes (pensées de son esprit). Lorsque les héros travaillent sur l'enquête dans des lieux privés (chez Mills), ils coincent. Mais dès lors qu'ils sont dans la rue ou dans des commerces (restaurants, barbiers, boutique de vêtements de cuir), l'enquête avance, montrant clairement qu'il est nécessaire de s'exposer au danger et à l'inconnu pour progresser.
Se complaisant dans cet univers déliquescent, Fincher souhaite y rester le plus longtemps possible. Le film est donc volontairement lent, l'action pratiquement inexistante, les ordinateurs mous et dépassés, les personnages pantouflards discutent sur l'apathie des gens (dialogues entre Sommerset et son chef, puis entre les deux héros) et la déshumanisation de leur lieu de vie… (notez que la totale maîtrise de ce rythme particulier n'était pas à l'époque un signe de mâturité pour la critique, car elle n'arrivera que dix ans plus tard avec Zodiac, allez savoir pourquoi...) Et lorsque le film s'accélère au bout de cinquante minutes avec la course poursuite entre Mills et le tueur, c'est d'avantage car la séquence fût suggérée à Fincher par ses producteurs et collaborateurs afin de relancer l'intérêt du spectateur que par désir du cinéaste de mettre un peu de mouvement. S'il l'avait pu Fincher aurait pondu un métrage de quatre heures durant lequel les personnages disserteraient de toutes les façons possibles sur la nécessité de la misanthropie.
Si on ne voit en aucun moment les crimes ce n'est pas tant pour effrayer plus efficacement le public (ne pas montrer est toujours plus impressionnant, ça tout le monde le sait, technique vieille comme le monde), mais aussi parce que cela n'intéresse tout simplement pas Fincher. Pour lui, la violence sociale qui se dégage des scènes de rues entre les divers énergumènes croisés est bien plus importante car totalement endémique et véritable, concrète. On peut même penser que le seul personnage permettant de cerner concrètement le point de vue de l'auteur est John Doe, le tueur, unique protagoniste à exposer ses textes et ses images mentales, tout comme le fait un réalisateur, dont le discours dans le dernier acte est aussi implacable que terrifiant par sa vérité. Et Doe voulait être aimé et détesté pour son œuvre, ce qu'était Fincher à ce moment-là . Gageons que sa réussite actuelle le mène à continuer des projets de la trempe d'un Benjamin Button, dans lesquelles les personnages ne courent plus vers la mort mais vers la vie, et ce sans pour autant se renier (n'est-ce pas Tim ?).
Joyau noir né des esprits malades et dépressifs de Walker et Fincher, taillé par des artistes au sommet de leur art, Se7en s'est très rapidement imposé comme un véritable classique du cinéma des 90's, déjà étudiée et analysée dans les écoles de cinéma américaines. Ce chef-d'oeuvre sombre, nihiliste, romantique (au sens littéraire du terme) et impitoyable offre une vision dantesque, taciturne et alarmiste de la société de la fin du XXème siècle. Et s'il devait y avoir une preuve définitive de la grandeur de ce film, retenons ce qu'était allée clamer une spectatrice choquée à Fincher lors d'une avant-première : "Il faut vous enfermer !"
Si ce n'est pas la reconnaissance du génie...
SE7EN
Réalisateur : David Fincher
Scénario : Andrew Kevin Walker
Production : Arnold Kopelson, Phyllis Carlyle
Photo : Darius Khondji
Montage : Richard Francis-Bruce
Bande originale : Howard Shore
Origine : USA
Durée : 2h07
Sortie française : 31 janvier 1996Â