Zero Dark Thirty - 1ère partie
- Détails
- Critique par Nicolas Zugasti le 7 mars 2013
Le triomphe de la volonté
Le remarquable film de Kathryn Bigelow est aussi intéressant en tant qu’œuvre artistique à la mise en scène soignée que dans sa manière de s’insérer dans la filmographie de la belle, prolongeant, voire renouvelant les thématiques. Une critique en deux parties qui poursuit le dossier consacré à la réalisatrice s’imposait.
Revoyant dans l’urgence leur copie suite à la mort le 2 mai 2011 de Ben Laden, Mark Boal et Kathryn Bigelow ont pourtant réussi à livrer un film précisément documenté et haletant sur la traque de l’ennemi mondial n°1, auscultant en filigrane l’état d’esprit de cette Amérique déboussolée depuis un certain jour de 2001. Une œuvre passionnante car la cinéaste saisit l’occasion de reconfigurer son propre cinéma à l’aune de cette chasse à l’homme. Plus que jamais, l'auteure démontre par son audace et sa maîtrise qu’elle en a (du talent, oui, énormément).
A sa genèse, le projet en gestation de Bigelow et Boal s’intéressait à la poursuite du terroriste durant les premiers temps forts du débarquement en Afghanistan en 2001, dans les galeries montagneuses de Tora Bora où il s’était réfugié, et la manière dont il échappa in extremis à ses poursuivants pour devenir un fantôme. Leur intention première était de raconter la dramatique rencontre de cultures différentes et irréconciliables et l’échec conjugué des militaires et de l’administration en place. L’annonce de la mort du leader d’Al-Qaïda a totalement chamboulé les plans du duo qui ne conservera plus du traitement original que l’ouverture présentant un écran noir où l’on entend un assemblage des voix du 11 Septembre. La nouvelle direction imprimée au script provoqua une scission au sein de l’équipe des producteurs victorieux de Démineurs, Bigelow, Boal, Chapiro partant d’un côté, Nicolas Chartier et Tony Mark de l’autre pour le projet Code Name Geronimo réalisé par John Stockwell et chapeauté par Harvey Weinstein.
Grâce à l’appui de la C.I.A. et un travail d’enquête personnel titanesque de Boal, ici scénariste mais journaliste de terrain avant tout, ce nouveau ZDT fut bouclé en un temps record. Mais les facilités accordées subirent l'ire du groupe Judicial Watch et du membre du congrès Peter King accusant l’agence d’avoir révélé des informations classifiées et contribué à alimenter un film pro-Obama apte à le faire réélire. Des assertions totalement biaisées et partisanes qui volent en éclat après vision. En effet, difficile d’accuser Kathryn Bigelow de faire œuvre de propagande de par le point de vue adopté, celui de la farouche analyste Maya (magnifique Jessica Chastain) obsédée par la capture d’Oussama Ben Laden.
PROPAGANDE PORNÂ ?
Si l’on voit effectivement Obama, ce sera pendant quelques secondes seulement sur un écran télé scruté un instant par Maya et deux de ses collègues, le temps d’entendre le Président signifier que les actes de torture ne font pas partie de l’arsenal de persuasion actuel. Une scène intéressante pour plusieurs points. D’abord, le peu d’attention porté par les trois analystes illustre leur déconnexion de la vie politique, publique et médiatique, étant avant tout concentrés sur leur mission. Surtout, cette séquence simple marque astucieusement la transition de Bush Jr. à Barack Obama, l’attitude de ces trois téléspectateurs particuliers montrant que quel que soit le parti au pouvoir, leur détermination est intacte : ils sont au-delà des clivages.
Du coup, la controverse s’est reportée sur le problème de la monstration de la torture. Le sénateur républicain John McCain et sa collègue démocrate Dianne Feinstein reprochent à Bigelow et Boal d’avoir fait l’apologie de sévices barbares. Là encore, il suffit de visionner le film et comprendre ce que l’on y voit pour lever tout soupçon ou fantasme : le personnage de Maya, d’abord en retrait, mal à l’aise devant les traitements infligés, va être amenée à y participer, Dan le tortionnaire en chef de ce "black site" lui demandant de remplir et d'apporter une carafe d’eau pour une séance de waterboarding. Elle désapprouve mais s’exécute, et devra par la suite se résoudre à de telles pratiques, même si ce n’est pas elle qui porte les coups directement.
Plus important, le film montre bien que la torture est une impasse idéologique et stratégique puisqu'elle ne permet jamais de déjouer d’autres actes terroristes : peu après les supplices infligés à Ammar, qui ne révèlera pas le jour de la prochaine attaque, préférant égrener les jours de la semaine et finir pour cela enfermé dans une caisse, on nous montre l’attentat à Khobar en 2004. Autre scène de torture et s’ensuit à l’écran les attentats de Londres de 2005. Le renseignement soutiré à Ammar sur l’existence d’un messager nommé Abu Ahmed l’est en bluffant et en se montrant hospitalier, en lui offrant un vrai repas. De même, la relance de la traque de ce coursier est le fait d’un recoupage d’informations presque fortuit.
Au cours des tentatives pour convaincre les hommes du Président de donner le feu vert d’une intervention sur la résidence présumée où se terre Ben Laden, le chef du département de Maya déplorera l’interdiction de recourir désormais aux interrogatoires poussés. C’est au fond le côté "rassurant" qui est ici regretté, car la torture engendrait une action concrète, physique, presque cathartique. Or ils demeurent là  dans l’expectative, démunis face à leurs doutes.
La polémique lors de la sortie de ZDT sur la reproduction de l’emploi de la torture procède ainsi d’une hypocrisie assez ahurissante car Bigelow se borne à illustrer des faits de manière quasiment clinique. C’était une réalité, ne pas le montrer aurait par conséquent nuit à la crédibilité du film. Bigelow n’est pas dans un processus de dénonciations mais d’illustration. Maya ne la pratique pas par gaité de cœur et l’agent qui officiait jusque là , Dan, explique son départ par la lassitude, l'écœurement après autant de temps passé (perdu ?) au milieu de ces prisonniers soumis à la question.
Ce qui importe est de garder de la distance, une bonne distance. Et c’est exactement ce à quoi s’emploie la réalisatrice. Sa caméra adopte ainsi une position déstabilisante puisque extrêmement proche lors des séquences d’interrogatoires musclés. On suit le parcours de Maya tout en gardant une certaine intériorité qui permet au spectateur de conserver une distance nécessaire à son jugement. Nous sommes face à une description froide, on ne sait rien de Maya, Dan et les autres en dehors de leurs actions dans le cadre de la mission. Nous sommes au plus près de ces femmes et hommes d’action, rendant la présence de l’Autre diffuse. Cela concerne aussi bien les adversaires potentiels que les victimes, dont on apercevra fugacement les corps après l’attentat de l’hôtel Marriot à Islamabad en 2004 ou un survivant témoignant à la télé sur son lit d’hôpital après les attentats de Londres. Ainsi, Bigelow nous confine principalement avec ces agents, nous place incidemment du côté des tortionnaires, spatialement parlant. Une position plus qu’inconfortable et qui est sans doute la raison, non exprimée, qui poussa certains critiques à reprocher un parti pris envers la torture.
IMPLICATIONSÂ
Maya est un personnage féminin de premier plan, ce qui tranche avec les habitudes de la réalisatrice chez qui les femmes sont généralement cantonnées à des seconds rôles. Certes importants (Angela Basset dans Strange Days, Lori Petty dans Point Break) mais en retrait. Maya rejoint ainsi les personnages interprétés par Jamie Lee Curtis dans Blue Steel et Elisabeth Hurley et Sarah Polley dans Le Poids De L’Eau, qui ont une emprise primordiale sur le récit. Véritable électron libre, l’analyste doit s’imposer dans un monde testostéroné, voire machiste (il faut voir comment elle est repoussée dans le fond de la salle de réunion), conduisant à une mise en abyme de la propre condition de la réalisatrice.
Maya, à l’instar du héros bigelowien, est accroc (ici à son travail, sa mission, sa quête, même), est un élément perturbateur qui changera au contact du groupe et qui en contrepartie changera ce groupe grâce à son obstination. Surtout, elle va reprendre la main après avoir été au fond du gouffre suite à l’attaque du camp Chapman en Afghanistan coûtant la vie à sept agents. Elle énoncera d’abord une sentence froide et implacable, retrouver les responsables, les tuer et ensuite faire de même avec Ben Laden. Puis, lancée sur la trace du mystérieux messager, c’est elle qui usera de diverses formes de persuasion pour obtenir les moyens nécessaires à son action. Séduction du chef du groupe censé patrouiller sur le terrain, opposition franche et énervée, voire intimidation, envers son supérieur hiérarchique. Après avoir subi (les séances de torture et d’humiliations, les attentats), elle va de plus en plus influer sur le déroulement du récit, sa narration, son rythme. Une attitude constitutive du héros cher au cinéma de Bigelow.
De même auprès de son chef de département lors de son retour à Washington : Maya lui imposera une pression croissante en inscrivant au marqueur rouge sur la vitre de son bureau le nombre de jours écoulés depuis la découverte de la possible planque de Ben Laden et durant lesquels aucune intervention n’a été décidée. Ce décompte fonctionne à merveille pour instiller un degré de tension supplémentaire, les scribouillages de l’impétueuse analyste s’égrenant en alternance avec les scènes montrant son boss tenter de convaincre les conseillers d’Obama du bien-fondé de l’intuition de Maya. Cette dernière en rajoutant en lui lançant des regards noirs. Il agit, certes, mais pas assez promptement et efficacement à son goût.
RESSEREMENT
A plus d’un titre, Zero Dark Thirty marque un tournant majeur dans l’œuvre de Kathryn Bigelow. Moins par rapport au sujet traité, qui constitue une sorte de prolongement à son remarquable Démineurs (voire un contrechamp puisque l’action se déroule quasi exclusivement en intérieur, dans les bureaux des analystes ou des pontes de la C.I.A.) que ce qu’il implique comme évolution des thématiques de la réalisatrice et resserrement de son champ d’action, d’exploration.
La séquence voyant l’amie et collègue de Maya se charger de réceptionner un précieux informateur dans la base américaine de Camp Chapman est un troublant écho à la scène des snipers dans le désert de Démineurs puisque là aussi la réalisatrice joue sur l’étirement excessif de l’attente et de l’incapacité à distinguer clairement l’adversaire. Et démontre le brio de Bigelow pour faire poindre une autre forme de tension, d’urgence. Un resserrement, donc, qui se manifeste par le fait que l’état de siège auquel sont généralement soumis ses personnages est désormais métaphorique puisque la menace de la nébuleuse Al-Qaïda est diffuse, sans véritable figuration. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de cette traque, finalement, que de redonner un visage, une présence physique à ce qui se meut hors-champ.
Et si les tensions ainsi avivées trouveront là encore une résolution paroxystique dans l’assaut de la propriété d’Abbottabad, l’explosion de violence n’aura cette fois rien de libérateur. Les tensions sont plus que jamais exacerbées (durant l’assaut, la population habitant alentour se dirige vers les lieux que tentent de sécuriser le commando) et l’exécution du terroriste et des victimes collatérales n’entraîneront aucun cris triomphants. Seul prédomine le soulagement d’être de retour en vie pour les soldats et le sentiment du devoir accompli pour Maya.
La traque continue…
ZERO DARK THIRTY
Réalisation : Kathryn Bigelow
Scénariste : Mark Boal
Producteurs : Greg Shapiro, Kathryn Bigelow, Mark Boal, Matthew Bodman…
Photo : Greig Fraser
Montage : William Goldenberg & Dylan Tichenor
Bande originale : Alexandre Desplat
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h37
Sortie française : 23 janvier 2013