Kathryn Bigelow - 2ème partie

Pushing the limits

Kathryn Bigelow

Suite de l'analyse de la filmographie de Kathryn Bigelow que vous pouvez admirer ci-contre avec la récompense obtenue en 2008 à Venise pour Démineurs. 



LE CORPS EN LAMBEAUX
Les différentes formes d’addiction envisagées par Bigelow entraînent toutes une dégradation du corps. En premier lieu, celle du corps physique : les rayons du soleil brûlant la peau des vampires, le genou de Johnny Utah qui cède mettant fin à sa poursuite de Bodhi, les cerveaux cramés par les clips trafiqués (frelatés pour rester dans l’analogie aux drogues), les radiations frappant mortellement les membres du K19 pénétrant dans le cœur du réacteur pour le réparer… A ce titre, cette séquence sublime d’intensité et d’émotions difficilement contenues où les soldats pénètrent deux par deux met en jeu la désagrégation du corps social que constitue l’équipage (un corps social également mis à mal dans Strange Days). Une désintégration pas loin d’être complète au moment de la mutinerie que Polenin déjoue contre toute attente. Montrant ainsi sa confiance dans les décisions de Vostrikov qui en s’ouvrant et en expliquant ses choix à ses hommes, obtiendra leur adhésion. Comme toujours chez Bigelow, le corps ne peut retrouver son intégrité physique ou morale qu’à partir du moment où une relation de confiance s’est installée, dès lors qu’il aura retrouvé la foi, en lui-même et en l’humain en général. Cette foi, personnifiée dans Strange Days par le personnage de Juliette Lewis (Faith) et qui hante Lenny jusqu’à l’aveuglement (il ne décrypte pas les signaux renvoyés par la gestuelle de personnages contredisant leurs propres paroles : Faith qui l’invective en lui criant qu’elle n’a pas besoin de lui alors que ses attitudes corporelles clament le contraire / Mace est prête à quitter Néro, jouant l’indifférence à son sort alors qu’elle souffre clairement de voir ainsi sombrer son amour). Il la retrouvera in fine puisque son jugement envers un politique de la ville comme personne de confiance pour lui révéler l’assassinat de Jericho One, s’avèrera le bon.
L’addiction et la décomposition progressives confinent donc à l’aliénation, les personnages étant très vite définis comme étranger à leur propre corps et aux autres – Caleb n’est plus humain, Johnny Utah n’est plus vraiment un agent du F.B.I (la dernière fois que nous le voyons dans le bureau local de l’agence fédérale, il est assimilé visuellement à un surfeur de par son accoutrement, allant même jusqu’à venir avec sa planche de surf !), la communication entre le quatuor de Le Poids De L’Eau est faite exclusivement de non-dits, de pulsions et de frustrations, lorsque dans Strange Days on pose sur sa tête l’appareil faisant vivre les souvenirs d’autrui, on ne contrôle plus son corps qui réagit alors à ces stimulations perverses…

Ce cinéma de l’aliénation évolue pourtant en une forme d’anti-déterminisme puisque malgré les traumatismes engendrés, il se montre effectivement émancipateur, les personnages parvenant à se libérer de leur condition (de fermier, de flic, de dealer), à libérer la parole et les souvenirs (Le Poids De L’Eau). Et pour y parvenir, tout l’enjeu résidera pour le héros bigelowien dans sa capacité à dépasser les limites, dépasser ses propres limites. Comme être capable de regarder le clip où Faith semble être mortellement violée, s’il procurera une souffrance incroyable, sa vision entière donnera aussi une clé à la résolution globale. L’accomplissement personnel n’adviendra qu’une fois repoussées des limites qui peuvent être soit physiques (le devenir vampire de Caleb lui permet de trouver l’amour, de s’affranchir d’une vie de fermier, d’expérimenter de nouvelles sensations), philosophiques (partager, s’identifier à la vision de la vie prônée par les surfeurs menés par Bodhi), éthiques (commercialisation des souvenirs d’expériences vécues par d’autres) ou morales (Polenin et Vostrikov ont des conceptions antagonistes du commandement, de l’engagement, du devoir envers la patrie que les évènements mettront à l’épreuve). Au fond, cela revient à dépasser les limites de sa condition humaine. Les personnages iront au bout d’eux-mêmes, transcenderont leur condition personnelle et individualiste grâce à l’alternative offerte par la communauté. Il s’agit désormais de faire corps avec un groupe régi par des règles qui abolissent toute pensée individualiste. Ce n’est pas seulement illustré par l’équipage du K19 soudé par les préceptes de la doctrine communiste et par des principes humanistes mais également présent dans Point Break où la passion pour les sensations extrêmes est seule capable de permettre une communion avec la nature (au sens environnemental) et sa propre nature (au sens comportemental). Dépasser ses limites chez Bigelow ne sera possible que par l’intermédiaire du mouvement. Ses personnages seront toujours contraints de se mouvoir pour parvenir à leurs fins. Ils sont ainsi engagés dans une fuite en avant constante qu’épouse et retranscrit à merveille sa caméra se déplaçant avec énergie et fluidité. Une idée que l’on retrouve dans la scène d’ouverture de Strange Days, la poursuite à travers les habitations d’un quartier de L.A dans Point Break, l’extrême mobilité de la caméra dans les coursives étroites du K19. Car comme le montre la fin du clip introductif de Strange Days, l’immobilisme ou l’hésitation, c’est la mort. Ce dépassement de soi caractérise également la mise en scène de la réalisatrice elle-même puisque dans son souci d’expérimenter de nouvelles sensations, Bigelow devra s’affranchir de limites techniques (créer une caméra pour les besoins des séquences P.O.V de Strange Days) et obstacles physiques (sa caméra en perpétuel mouvement se joue des éléments de décor pour être au plus près de l’action). Dans sa quête d’absolu, le héros bigelowien doit souffrir autant psychiquement (amour impossible ou contrarié, images violentes ingurgitées, pression sociale, urgence de la situation à gérer, poids des responsabilités, poids de la culpabilité) que dans sa chair, voir les traitements violents infligés aux personnages.
Les deux étant intrinsèquement liés et nécessaires s’ils veulent renaître.

Strange Days
Strange Days



RENAISSANCE
On l’a vu, l’indécision et l’immobilisme, c’est la mort. La continuité du mouvement figure, elle, la vie ou la survie. Or, la violence induite est le point culminant de cette logique de perpétuer le mouvement coûte que coûte et surtout, elle exprime paradoxalement la part d’humanité encore présente dans ses personnages entre deux eaux, comme les deux couples apathiques et l’attitude renfermée de Maren, qui intériorisent leurs sentiments dans Le Poids De L’Eau. La violence sera nécessaire s’ils veulent se libérer partiellement des contraintes imposées ou qu’ils s’infligent, s’ils veulent avoir l’impression d’exister vraiment, s’ils veulent renaître différemment. La cruauté des vampires dans la séquence du saloon n’exprime pas le besoin de se nourrir mais pour forcer la nature de Caleb, les rapports conflictuels dans le K19 démontrent que les soldats dans l’obligation de respecter une hiérarchie sont capables de s’émouvoir des décisions prises ou non, au contact de la bande de surfeurs, les sentiments de Utah sont exacerbés tandis que sa fonction d’agent le condamne à tenter de les contrôler, les réfréner. Et dans cette quête de vivre pleinement (se mouvoir continuellement), donc d’aller au-delà de leurs limites, cela implique pour ces personnages d’être prêt au sacrifice ultime, abandonner son corps, perdre la vie.

Ils devront en outre en passer par une remise en question de leur loyauté, leur dévouement liés à leur fonction face à l’amour, l’amitié qu’ils auront enfin trouvé dans un nouveau groupe. Il s’avère que par amour, ils sont tous résolus à donner leur vie. Caleb brave les rayons du soleil pour sauver le clan de Jesse en allant chercher le van, il défie cette même bande par amour pour Mae ; Johnny Utah en voulant sauver Tyler n’hésite pas à sauter dans le vide sans parachute, il sacrifie sa carrière par fraternité avec Bodhi, celui-ci se foutant de mourir tant que c’est au cours du plus monstrueux ride du demi-siècle ; les hommes du K19 réparant la fuite radioactive malgré l’inutilité de leurs combinaisons ; Thomas dans Le Poids De L’Eau qui sauve Adaline, la représentation de son amour de jeunesse, mais meurt dans les flots déchaînés.

Point Break
Point Break


A ce titre, Bodhi (body) représente le désir absolu de Bigelow de substituer à l’enveloppe charnelle des expériences sensitives extrêmes. Ce nom s’opposant à celui de Johnny, Utah qui renvoie à l’état mormon caractérisé par la rigidité des principes régissant la vie de ses habitants. Point Break se termine d’ailleurs sur Johnny balançant son insigne. Il a libéré son corps (il démenotte Bodhi) mais son esprit est toujours entravé par un ordre à respecter ou à rétablir. Une situation insupportable car insatisfaisante. Ils sont donc prêts à abandonner leur corps, ultime limite à dépasser pour vivre pleinement, même artificiellement (Strange Days). Un cinéma total qui pour Bigelow représente le seul moyen d’atteindre une certaine forme de plénitude recherchée par ses personnages et qui bien souvent leur sera refusée ou du moins ne sera que partielle.

Pas facile d’être un héros dans l’univers de Kathryn Bigelow, ceux-ci étant empêtrés dans leur volonté d’échapper à l’emprise de forces obscures mais séduisantes qu’ils seront amenés à tuer physiquement pour s’en libérer métaphoriquement (Caleb contre Severn, Jamie Lee Curtis contre Hunt dans Blue Steel…) et qui engendreront des dommages psychiques (à la fin de Blue Steel, l’héroïne semble perdue dans ses pensées, tentant de réaliser les conséquences de son acte). Des personnages dont les difficultés à exister renvoient aux nôtres.
En en plus, Bigelow n’oublie jamais, pour ce faire, de livrer des putains de pelloches pleines de bruit et de fureur particulièrement excitantes.
Oui madame, je, on vous aime.


Partie #1
Partie #3




   

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