Kathryn Bigelow - 1ère partie
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- Analyse par Nicolas Zugasti le 23 septembre 2009
The adrenaline maker
Non, L’ouvreuse ne se lance pas dans la psychanalyse de la belle mais la sortie ce jour de Démineurs est l’occasion de tenter de mettre en évidence les thèmes et motifs parcourant sa filmo. Après sept ans d’absence et au vu de la nouvelle claque infligée, c’était le moins que nous puissions faire.
Tout d’abord, précisons que cette analyse fera l’objet d’une mise à jour une fois que l’auteur de ces lignes aura revu Blue Steel. S’il sera pourtant évoqué, ce ne sera que par l’entremise de souvenirs résiduels.
Ensuite, ne seront étudiés que ses films tournés en solo, exit donc The Loveless, son premier long co-réalisé avec Monty Montgomery.
Enfin, cette analyse ne s’attachera qu’à la carrière cinéma de la réalisatrice laissant (pour l’instant) dans l’ombre les épisodes réalisés pour les séries Wild Palms, Homicide ou Karen Sisco.
Les mises au point étant faites…à l’attaque !
Arnaud Bordas, dans son Joyeux Bordel et sa critique de The Hurt Locker, posait une interrogation légitime : "Qui veut la peau de Kathryn Bigelow ?". Non pas qu’elle fut victime d’un complot corporatiste décidé à mettre sa carrière en sourdine (bien que cette hypothèse ne serait peut-être pas si farfelue) mais on ne peut pas dire que ses films, depuis Le Poids De L’Eau, ont bénéficié de l’attention qu’ils méritaient. Depuis le bide au box-office de son formidable film de S.F d’anticipation Strange Days, les œuvres de Bigelow alimenteront la méfiance des distributeurs envers une réalisatrice aussi inclassable. Faut comprendre leur désarroi lorsque débarque en 2000 Le Poids de L’Eau, un drame intimiste vénéneux certes bancal dans sa manière de relier actions passées et présentes mais superbement mis en images. Impossible de placarder sur l’affiche une tagline annonçant fièrement "Par la réalisatrice de Point Break". On ne peut pas faire plus différent dans le style même si les deux histoires sont plus ou moins structurées autour du même élément, l’eau. Remisé sur une étagère, il faudra attendre 2002 et la sortie de K19 pour le voir à quelques mois d’intervalle. Pas compliqué de deviner ce qui a bien pu les motiver : "Ecoute coco, y a toujours un des films de la bigeleux qui traîne là …L’histoire ? Des personnages qui se déchirent au milieu de l’eau, sur un voilier ou une île, et là …c’est le drame". "Attends, mais c’est pile poil le pitch de son film de sous-marin ça, à quelques détails près…"
Kathryn Bigelow mérite le respect, elle qui donna une vision iconoclaste, désespérée et attractive des vampires avec Aux Frontières De L’Aube (Catherine Meyer, si tu nous entends…), elle qui a su faire d’un script indigent un summum du film d’action énergique et libertaire (son plus gros succès à ce jour, sans doute grâce à la présence de feu Patrick Swayze), elle toujours qui a su mêler avec brio point de vue politiquement engagé, cyberpunk et histoire d’amour tragique sur fond d’apocalypse en gestation avec Strange Days… Elle n’est pas seulement l’ex-femme de James Cameron ou la réalisatrice du film culte des deux flics ami-ami de Hot Fuzz, elle est avant tout cette artiste responsable d’une œuvre incroyablement cohérente et excitante dans sa manière de faire évoluer conjointement ses projets de mise en scène et les sujets abordés, une œuvre où le respect des règles et la loyauté le disputent à l’amour et la fraternité, une œuvre travaillée par la quête incessante du retour à la vie de personnages à la lisière de la mort. Une œuvre entièrement vouée à plonger le spectateur au cœur de la fiction et lui faire partager les sensations éprouvées par ses personnages.
ETAT DE SIEGE
Si Kathryn Bigelow est souvent définie comme une réalisatrice qui a des couilles, cela ne tient pas seulement au fait qu’elle fait des films d’action débordant de testostérone (jugement quelque peu hâtif) mais bien parce qu’elle investit ce genre ultra balisé en parvenant à imposer son style. Ainsi, elle reprendra principalement les codes du film de siège pour créer une tension qui se résoudra dans des explosions de violence (c’est fun et trépidant) mais elle en appliquera les enjeux au récit proprement dit puisque ses films s’articulent autour de l’opposition intérieur/extérieur, sphère privée (ou intime) versus sphère publique, sécurité versus danger.
Principalement, elle s’intéresse à un groupe de personnes et en épouse l’unique point de vue, avivant les tensions internes par la menace de forces extérieures. Nous identifiant ainsi à l’équipage du sous-marin nucléaire, du clan de surfeurs ou de vampires de l’ouest sauvage, communautés en péril car singulières. Dans Strange Days cette intention se voit même dédoublée par les tensions sociales nées de la corruption des pouvoirs (policiers, politiques, affairistes) et de la mort du leader noir charismatique Jericho One, menaçant d’embraser cette société au bord du gouffre à la veille du passage à l’an 2000, et par ce tueur psychopathe menaçant l’entourage de Lenny. Cet état de siège auquel sont soumis ses personnages, Bigelow l’illustrera par de sublimes scènes d’assaut. Ce sont l’attaque du motel dans Aux Frontières De l’Aube, l’attaque de la planque des surfeurs nazis dans Point Break, l’attaque de la limo dans Strange Days, la guerre froide menée envers l’ennemi idéologique américain, qui s’impose comme une menace sourde pesant sur l’équipage du K19. On retrouve cette idée du siège jusque dans Le Poids De L’Eau où le foyer insulaire de Maren est agressé par des pulsions exacerbées par la présence de son frère et sa femme. Et pour parfaire cette sensation d’une agression permanente, elle va développer l’opposition d’un espace clos sécurisant à un extérieur dangereux en faisant de l’habitacle des véhicules de ses personnages, les derniers endroits où la réflexion, l’introspection (Jamie Lee Curtis à la fin de Blue Steel), les échanges amicaux (Point Break, K19…) sont possibles. De véritables sas de décompression. Et pour exprimer au mieux cette idée de lieu de sécurité, Bigelow nous introduit au sein de braqueurs en train de se préparer à l‘abri dans leur voiture ou camionnette et qui dès lors qu’ils s’en extirpent, s’exposent au danger (Point Break), à la mort (la séquence inaugurale de Strange Days). De plus, elle porte cette notion de siège à son paroxysme en l’exposant métaphoriquement via l’introduction dans le groupe, du héros en quête d’intégration. L’instabilité naissant aussi du personnage sujet de l’étude de la réalisatrice et qui s’avère être l’élément perturbateur. Véritable électron libre, il va changer au contact du groupe mais par son comportement et les valeurs qu’il véhicule, va changer le groupe.
Cette intégration à un nouveau milieu, un nouveau clan, une nouvelle famille, s’effectue toujours dans la douleur et se heurtera aux principes moraux du héros (refus de tuer même pour se nourrir, de braquer une banque, de vendre des souvenirs-snuff…). Et surtout, elle n’est jamais volontaire puisqu’elle sera consécutive aux évènements (pour les besoins d’une enquête, pour rejoindre l’être aimé, parce qu’il a reçu l’ordre de prendre le commandement…). De ce parcours imposé, le héros bigelowien en tirera un enseignement qui le changera profondément. Un voyage initiatique qui structure chaque film qui trouve un aboutissement dans K19 puisque le capitaine Vostrikov, à terme, est finalement accepté au sein de la famille formée par l’équipage. Sa famille d’adoption devenant sa famille naturelle, de cœur. De l’agression à une certaine plénitude, avec Bigelow on navigue toujours à la limite.
FRONTIÈRES ENTRE DEUX ETATS D’ÂMES
Ce qui caractérise bien évidemment le cinéma de Bigelow est cette frontière physique ou morale que ses personnages sont prêts ou non à franchir. Aux Frontières De L’Aube l’exprime sans doute le plus explicitement car il met en scène des personnages fortement caractérisés comme des hors-la loi issus du far-west (les longs manteaux, Jesse qui a fait la guerre de sécession). Mais on retrouve cette notion de barrière physique à dépasser dans Point Break où Johnny Utah passe d’un élément (le plancher des vaches) à l’autre (la mer, les airs). Il est question également de frontière morale, Bigelow questionnant sans cesse sa capacité à transgresser les règles pour son plaisir ou par obligation. Cette idée de frontière infuse vraiment son œuvre à différents niveaux puisque la limite sera toujours ténue entre les morts et les vivants (l’aspect cadavérique de Maren dans Le Poids De L’Eau, ceux des vampires, le cimetière où se conclut K19, les masques des ex-présidents…), la réalité et le simulacre (les souvenirs de Strange Days), la sphère publique et la sphère privée. A ce propos, l’intime est absorbé à un point tel, qu’au fur et à mesure de sa filmographie, il ne sera plus évoqué que par l’intermédiaire d’une photo (K19). L’amour chez Bigelow est presque inaccessible et sera atteint dans la douleur. Cet amour est figuré par un personnage féminin pratiquement fantomatique (Mae dans Aux Frontières De L’Aube, Faith dans Strange Days, Tyler dans Point Break, Maren…) que les personnages masculins auront toutes les peines du monde à incarner et à rattacher au monde réel.
Enfin, Bigelow travaille à l’abolition de la frontière séparant les émotions du spectateur de celles vécues par les personnages par l’intermédiaire d’une mise en scène au cordeau, d’une caméra toujours en mouvement et dont l’objectif se confond désormais avec le point de vue du personnage et tend à se subsitituer à l’œil du spectateur. C’est particulièrement flagrant dans Strange Days lors des séquences que Bigelow appellent dans son commentaire audio des POV (pour Point Of View) sequences et utilisant une vision subjective. Même sans être aussi explicite, ce procédé est à l’œuvre dans ses autres films puisqu’il permettra une grande implication du spectateur. Pour Bigelow, son cinéma doit être capable par le biais de procédés techniques et narratifs de faire vivre, de faire ressentir au spectateur des sensations inédites. Le rendre presque aussi accroc à l’adrénaline que ses personnages. Un cinéma illustrant donc la dépendance qui dans ses films revêt un caractère physique, biologique (Caleb dans Aux Frontières De L’Aube se comporte comme un camé en manque dès que le sevrage de sang est trop intense, l’adrénaline est la drogue des surfeurs et maintenant de Johnny Utah, seul moyen d’atteindre une certaine plénitude…) mais c’est aussi une dépendance qui a trait aux images puisque Lenny Nero est obsédé par les vidéos souvenirs de sa bien-aimée Faith, seuls palliatifs à son mal-être, Jean la photographe dans Le Poids De L’Eau est tellement focalisée sur la reconstitution d’un passé dramatique que ses représentations mentales parasitent sa perception sous forme d’images en noir et blanc surgissant inopinément et enfin c’est une dépendance morale qui régit les rapports des membres du K19, acceptant bon gré mal gré les ordres de leur nouveau Capitaine car il s’agit de servir la mère patrie avant tout. Une dépendance qui aura des répercussions physiques importantes car pour l’assouvir, les personnages seront amenés à de violentes extrémités.