Démineurs
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- Critique par Guénaël Eveno le 28 septembre 2009
Danse avec la mort
"War is a drug". Il n’y’a pas besoin de plus de trois mots pour résumer le shot d’adrénaline qui annonce le grand retour de Kathryn Bigelow dans nos salles au terme de plusieurs années de sevrage forcé. Attention, Démineurs provoque une nouvelle accoutumance.
Bagdad, au cœur du conflit irakien. Démineurs de profession, Sanbord et Eldridge doivent composer avec un nouveau chef, le sergent William James. Téméraire au point de souvent faire cavalier seul, celui-ci ne tarde pas à entraîner le groupe dans des situations de plus en plus risquées.
Basé sur l’expérience du journaliste (et co-scénariste pour l'occasion) Mark Boal au sein d’une unité de déminage, The Hurt Locker (titre américain du film, bien plus approprié) prend pour contexte la guerre en Irak. Il ne va cependant pas s’étendre sur les implications politiques du conflit. Démineurs parle de la guerre de manière universelle, et à travers son sujet, Bigelow énonce les effets pervers de toute guerre moderne sur les hommes. Qui souhaite un panorama exhaustif et formellement proche de Démineurs des tenants et aboutissants du conflit Irakien devra se tourner vers l’excellente série Generation Kill de Simon et Burns (les gars derrière Sur Ecoute pour ceux du fond). Reste que l’Irak est un bon contexte, un lieu de chaos dans lequel les protagonistes devront évoluer au sein d’un équilibre précaire alors que leur vie se joue à chaque instant. Par leurs missions, par l’aléatoire des mines, par le climat désertique et chaud, par la méfiance des autochtones, par les opposants déguisés en civils qui peuvent les anéantir en appuyant sur la touche d’un portable et les kamikazes, ils sont constamment exposés à un danger de mort violente. Pour preuve de cette menace, un décompte des jours en guise de chapitrage, un but à atteindre sans se faire tuer qui fait ressentir chaque jour comme un sursis supplémentaire.
La réalisatrice nous présente également de nouveaux visages, renforçant l’identification des acteurs à leur rôle et envoyant voler les certitudes que des "noms" auraient pu laisser subsister sur la capacité des personnages à connaître à tout moment l’issue fatale (elle profite également de ses premiers couteaux pour contredire de manière fulgurante cette certitude cinématographique). Dans ces conditions d’incertitude, l’adrénaline ne peut que monter très haut. N’ayant pu tourner en Irak, Bigelow se rabat sur le Koweit et la Jordanie afin de rendre au mieux l’aspect étouffant que le spectateur ressent à la vision des reportages sur la guerre, des images déjà imprégnées sur nos rétines et qui identifient encore plus nettement le danger. Après avoir été poussé dans ses derniers retranchements par toutes sortes de lieux hostiles (la mer, le jour, le sous-marin…), le héros Bigelowien avide de sensations est fin prêt à se découvrir une nouvelle jeunesse sur ce terrain de guerre, dans la sécheresse d'une ville qui se nourrit de la mort.
LE SALAIRE DU DANGER
Privilégiant l’expérience intime comme pour ses précédents métrages, la réalisatrice nous plonge durant plus de deux heures dans le quotidien des trois démineurs, nous forçant à enfiler le casque (et la peau) de ces hommes. Dans un scénario à la structure atypique, elle aligne les scènes de mission, véritables minis climax développant leurs propres enjeux et leur propre tension interne mais ne constituant jamais une répétition, puisqu’amenées à révéler au cœur de l’action de nouvelles facettes des personnages. Pour nous faire ressentir les montées d’adrénaline, la réalisatrice use de tous les outils à sa disposition. Que ce soit par un suspens qui s’étire, un montage efficace qui rappelle constamment la menace (particulièrement rapide sur la scène de la bombe humaine), une véritable immersion au cœur d’explosions violentes, des plans au plus près de l’homme qui soulignent le détail des opérations et la conviction d’acteurs qui ne simulent pas leurs gestes. Ceux-ci ont en effet été entraînés pendant le tournage dans un camp d’entraînement de Californie afin de saisir la pleine difficulté de l’exposition, de prendre conscience de la difficulté de gérer en peu de temps la pression de prises de décisions qui peuvent mener à la mort. La réalisatrice insiste particulièrement sur l’acquisition de ces données psychologiques et fort bien lui en a fait. Lorsque nous sommes dans ces scènes, impossible d’être ailleurs. On ne voit plus la guerre, ni la mission, on voit un homme face à lui-même et chacun de ses gestes est sujet à tension. Une tension qui transporte dans l’instant présent et rappelle les meilleurs moments du Salaire De La Peur de Clouzot et de son remake Sorcerer. Il est impressionnant de constater que la belle a encore des leçons à donner, vingt ans après Point Break, dans l’implication pro et personnelle avec des délais de tournage aussi serrés (neuf semaines) et un budget de onze millions de dollars lorsque des blockbusters sont confiés à des réalisateurs qui ne maîtrisent pas le quart de ces techniques et entretiennent inconsciemment une distance opaque avec le spectateur.
DÉMINEUR ET SOLITAIRE
Bigelow s’intéresse à chacun des membres du groupe, qui représente une vision archétypale de la manière de gérer le métier, mais le point de vue de William James, incarné avec brio par Jérémy Renner (la révélation du film) occupe dès son arrivée le plus gros du film. Il est le père de famille que l’Irak déconnecte du monde au point de ne plus lui permettre de doser les risques pris. Dès la première scène, on s’identifie au premier chef, et le passage de flambeau avec James se fera par une mise en place de la vision subjective, proche de celle opérée par les POV sequences de Strange Days. Se jetant dès le départ dans la mêlée et défiant un conducteur, faisant fi des procédures de sécurité, il est ce héros insolent typiquement américain que Bigelow se plaît à suivre dans nombre de ses films. Un cow-boy des temps modernes faussement à l’aise mais parfaitement à sa place dans ce réalisme mâtiné de western. Le western en vient même à contaminer une scène de fusillade dans le désert, tant on s’attendrait à voir surgir des Apaches dans le désert irakien.
La réalisatrice exploite une manière subtile de nous montrer les effets des "shoot" d'adrénaline sur son héros, à la fois sources de douleur et d'extase mais aussi d'enfermement, qui rappelle la spirale de Caleb dans Aux Frontières De L'Aube. Par la répétition des menaces, elle installe le quotidien propice à la dépendance. Par la camaraderie virile qui s'installe entre les trois hommes, elle nourrit le besoin de se rapprocher d'un personnage au départ très obscur sans dévoiler ses tortures par de longues discussions inutiles. Au sein des séquences de déminage, des intermèdes intimistes, de ces virées urbaines sous tension ou dans ce superbe plan final dans lequel le lonesome cow-boy marche inexorablement vers la mort à la manière d'un Bodhi dans le final de Point Break, on ressent l'abandon total de James à sa drogue. Un abandon clairement souligné dans les dernières scènes par l'abdication de son rôle social, plus tempéré que celle de Christopher Walken dans Voyage Au Bout De L'Enfer, mais pas moins irréversible. Cette poignée de minutes quotidiennes au retour de la guerre constitue le seul défaut du film, faisant effet de redondance d'une thématique qui était déjà claire dès la première image. Il est néanmoins difficile de tenir rigueur de ce défaut léger à la vue du résultat. Démineurs est sans nul doute le film sur la guerre le plus inspiré depuis des années et le film le plus immersif que 2009 ait eu à nous offrir. Quand on sait que le prochain film de la belle sera un polar, il y a de quoi saliver.
THE HURT LOCKER
Réalisatrice : Kathryn Bigelow
Scénario : Kathryn Bigelow, Mark Boal
Production : Kathryn Bigelow, Mark Boal, Nicolas Chartier, Greg Shapiro
Photo : Barry Ackroyd
Montage : Chris Innis, Bob Murawski
Bande originale : Mrco Beltrami, Buck Sanders
Origine : USA
Durée : 2h04
Sortie française : 23 septembre 2009Â