Cloverfield
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- Critique par Nicolas Zugasti le 18 février 2008
L'abomination de Manhattan
Dire que Cloverfield était attendu au tournant est un euphémisme. Articulant sa promotion autour de l’absence d’images du monstre et son concept d’une narration ultra réaliste, le film se révèle au final beaucoup plus complexe : riche de plusieurs niveaux de lecture et d’appréhension, il tend à exorciser un traumatisme collectif tout en rendant hommage à l’écrivain Howard Philip Lovecraft (L’Appel de Cthulhu, L’Abomination De Dunwich, Les Montagnes Hallucinées, etc.).
Surtout, c'est un métrage qui ouvre des pistes de réflexion passionnantes sur le besoin irrépressible de fixer des images à vocation testamentaire.
Rarement marketing aura été aussi efficace que dans le cas de Cloverfield. Une promo virale qui s’impose en digne successeur du Projet Blair Witch qui avait défrayé la chronique en 1999. Il faut dire que J.J. Abrams est un maître dans l’art de faire monter la pression comme l’a si bien démontré la série Lost. D’ailleurs Cloverfield entretient un lien de parenté dans la mesure où le buzz est généré par une bande-annonce montrant une jungle cette fois-ci urbaine en proie au chaos et où se font entendre les cris des habitants paniqués. Par quoi, là encore le mystère demeure. Peut être est-ce la même créature vivant sur l’île maudite venu dévaster une autre fiction de son géniteur ? Toujours est-il que le petit monde des cinéphiles du Net n’est bientôt plus agité que par les spéculations sur l’apparence du monstre. Ou comment détourner l’attention par l’absence d’images. Car savoir à quoi il ressemble, finalement cela importe peu, ce monstre agissant en véritable MacGuffin (élément accessoire autant qu’essentiel puisque moteur de l’intrigue) puisque l’intérêt du film réside bien dans son concept : vivre l’intimité d’une catastrophe.
LA FIN DE L'INNOCENCE
Une proximité envisagée comme principal ressort dramatique puisque nous serons constamment accrochés aux basques d’un petit groupe de survivants. Et cela devient même l’enjeu principal puisque la retransmission vidéo débute par les images d’un jeune couple, Rob et Beth, apparemment heureux. Un bonheur très vite contrarié par la superposition des images de la fête de départ du même Rob pour le Japon, le couple étant maintenant séparé. Outre la survie, le but ultime de Rob sera bien évidemment de retrouver celle qu’il aime en dépit des multiples dangers. Et cette idée de montage où des images de leur bonheur passé viennent parasiter le reportage de l’apocalypse ambiante renforce leur quête désespérée d’un bonheur perdu.
Film exprimant parfaitement l’état d’esprit des américains au lendemain des attaques du 11 septembre 2001, Cloverfield agit comme une thérapie cathartique en faisant revivre de l’intérieur la panique immédiate des malheureuses victimes. Une expérience viscérale déjà abordée mais périphériquement par le très bon Vol 93 de Paul Greengrass quand le World Trade Center de Oliver Stone ratait la cible par une bondieuserie trop marquée et une identification rendue impossible par des acteurs reconnus (Nic Cage, Maria Bello, etc.). Car la force du film de Matt Reeves réside dans ses personnages campés par d’illustres inconnus, procédé qui renforce le climat d’angoisse puisque tous sont menacés de disparition de l’écran. C’est surtout une façon de souligner que la star du film, c’est le film lui-même. Pas de vedettes, une bête qui joue à cache-cache au milieu des buildings, tout passera par la capacité du montage à provoquer toutes sortes d’émotions. Et si le côté amateur est renforcé par le format numérique et les décadrages incessants, les ellipses provoquées dans la fiction sont les signes ostensibles d’un montage maîtrisé afin de contrôler le rythme.
UNE ATTENTE FÉBRILE ET RÉCOMPENSÉE
Coupons court tout de suite aux critiques mitigées et restant sur leur faim. Cloverfield répond parfaitement à nos attentes et se montre aussi éprouvant et tétanisant que possible. Comme son monstre, le film est tout simplement énorme. Le choix d’une caméra DV décuple les sensations de peur et de désorientation, de même que l'absence totale de musique, tout en renforçant le côté ultra-réaliste, nous laisse aux prises avec des émotions brutes.
Premier coup de maître, l’affiche du film. Les traces des remous laissées dans l’eau et les immeubles éventrés de la berge laissent à penser qu’une créature énorme est sortie des eaux et on pense tout de suite à une sorte de Godzilla. Référence évidente donc à ces kaiju-eiga voire également au magistral The Host du Sud-Coréen Bong Joon-Ho.
Deuxièmement, la Statue de la Liberté à la tête tranchée convoque irrémédiablement les dernières images pleines de désespoir du film de Franklin J. Schaffner La Planète des Singes. Et la bande-annonce montrant cette tête atterrir sur le macadam prolonge admirablement cette vision crépusculaire. Outre la forte charge symbolique, cette image d’une Statue de la Liberté décapitée agit comme un funeste présage de ce qui va suivre. D’ailleurs, tout commence par une introduction digne du Projet Blair Witch puisque l'on nous présente les images qui vont suivre comme tirées d’un caméscope retrouvé sur les lieux de ce qui était Central Park…
Une habile promo jouant avec les références cinéphiliques et s'articulant sur la diffusion du moins d’images possible et qui, couplée à cette introduction liminaire, finit d’exacerber le désir d’en voir plus.
Et une fois que la première explosion embrase le ciel, c’est parti pour une course frénétique, d’abord pour la survie, puis le sauvetage de la belle en détresse. Comme La Guerre des Mondes de Spielberg, la petite histoire rejoint la grande. Sauf qu’ici on abandonnera rapidement toute interaction avec le reste de la population, mis à part l’armée, pour se focaliser sur un groupe restreint à quatre personnes parties à la recherche de leur amie, sachant pertinemment qu’ils ont toutes les chances d’y rester. Le fait que l’introduction ne mentionne pas de survivant scelle un peu plus leur tragique destin.
Isolés, ils traversent un Manhattan en ruines pris entre les ripostes des soldats et les déplacements de la créature. Celle-ci bénéficiant d’apparitions morcelées (une tentacule, un "bras" ou un "pied" gigantesque) quand bien même elle se montre d’une taille plutôt respectable. Comme Alien en son temps, montrer le moins possible la créature favorise la tension, elle peut se dissimuler partout et nulle part à la fois. Et ici, malgré sa taille nous n’en aurons jamais une vue d’ensemble nette et précise, profitant des trous et ellipses créés par le montage vidéo.
Certains semblent d’ailleurs plutôt mécontent de ce traitement, le définissant comme roublard et reprochent au film d’être construit sur du vent. Au contraire, le fait que l’origine du monstre soit inconnue, que sa forme réelle soit indéfinissable renvoie à l’impossibilité de décrire l’innommable des écrits de H.P Lovecraft. En somme, le meilleur moyen de stimuler l’imagination.
Des reproches qui avaient été faits également au Projet Blair Witch qui foutait une pétoche d’enfer grâce à la seule force de la suggestion et une image furtive de la menace en toute fin de métrage.
UN SEUL ESPOIR : TÉMOIGNER
En toute illogique, l'ami de Rob, Hud, s’obstine à filmer durant ses moindres déplacements, obéissant ainsi au nouvel instinct créé par les nouvelles technologies : témoigner en filmant ou prenant en photo du moindre événement. Image saisissante que ces rescapés agglutinés, téléphones portables en main, en train d’immortaliser la tête de la Statue de la Liberté gisant à terre. Une fois retrouvés leurs esprits, voilà ce qu’ils font en premier. Désormais l’instinct de survie est supplanté par ce besoin de témoigner, de laisser une trace. Ce sera d’ailleurs le seul espoir pour nos deux tourtereaux en toute fin pour qu’ils survivent au moins dans la mémoire collective : déclamer son identité face caméra.
Filmer devient une obsession et le véritable sujet du film. Au-delà de revivre le traumatisme du 11 septembre et raconter la quête intime de ces personnages, plus qu’un survival urbain, le film est la traque de cette bête qui échappe à tout objectif, photo ou caméra. Le but ultime est d’arriver à imprimer son image sur pellicule. A chaque fois qu’il sera à proximité, Hud le caméraman tentera d’en avoir des images suffisamment stables, pour savoir ce que c’est et peut être comprendre. Les circonstances l’en empêcheront toujours (explosion, fuite, attaques d’espèces d’araignées géantes…) jusqu’à ce qu’ils soient évacués en hélicoptère. A l’abri et tandis que l’armée bombarde le monstre, il peut enfin faire la mise au point. Nous en aurons donc un aperçu plus complet mais malheureusement l’hélico finira par se crasher. Un premier avertissement sans frais puisque les trois héros s’extirpent des décombres. Seulement, une fois que Hud récupère sa caméra et filme en gros plan et de face la créature arrivée sur les lieux (la même ?), il meurt dévoré. Ultime hommage à Lovecraft, car si ses protagonistes devenaient fous et mourraient d’avoir contempler l’indescriptible (Cthulu et consort), le même sort attend les personnages de Cloverfield qui parviennent à voir l’infilmable.
Le phénomène Cloverfield ouvre donc le bal d’une année qui sera marquée par des films tournés en caméra subjective puisqu’on attend le terrifiant [REC] du duo Balaguero / Plaza, et le politique Diary Of The Dead de Romero. Chacun poursuivant un but propre mais tous avec la furieuse envie de proposer une vision ultra-réaliste d’évènements fantastiques à même d’immerger plus profondément encore le spectateur. Avec le développement des technologies liées à la vidéo, chacun peut être le réalisateur de sa vie grâce à son portable ou sa mini caméra DV. Des films qui, comme le visionnaire Videodrome de Cronenberg en son temps, illustrent et confrontent les spectateurs à leur devenir d'image.
CLOVERFIELD
Réalisateur : Matt Reeves
Scénario : Drew Goddard.
Production : J.J. Abrams, Brian Burk, Sherryl Clark, Guy Riedel…
Photo : Michael Bonvillain
Montage : Kevin Stitt
Origine : USA
Durée : 1h25
Sortie française : 6 février 2008