De l’usage de la litote dans Mad Men

99 crans

Mad Men

Un précédent article de Sérialogies discutait de la fâcheuse tendance qu’ont les séries destinées au grand public d’exprimer clairement, sans subtilité ni mensonge, ce que pensaient ou ressentaient les personnages.


Cette méthode ne laissait là aucune marge de manœuvre au téléspectateur qui devait se contenter de gober tout ce qui lui était dit et ne pouvait remettre en cause les motivations cachées des personnages, puisque celles-ci étaient inexistantes. De ce fait, la complexité qui fait de nous des êtres humains se trouvait grandement réduite par la représentation à un seul niveau de lecture faite par ces média. Par la définition d’un grand théoricien des médias canadien, Marshall McLuhan, on pourrait caractériser ces séries télévisées comme des média "chaud" dans lesquels le spectateur joue un rôle beaucoup plus passif car le message est fermé, à l’inverse d’un média "froid", où le message serait plus soumis à une interprétation de sa part.

La série Mad Men se rapproche d’un média froid. A l’instar de nombreuses séries de qualité (Six Feet Under, Les Sopranos), elle diffuse un message ouvert. C’est par le truchement de notre raisonnement entre les images et ce que nous en retirons que l’histoire et les motivations des personnages prennent formes. Dans un divertissement destiné à plaire au plus grand nombre (Prison Break, Grey's Anatomy), un tel intermédiaire n’a pas lieu d’être. L’œuvre se doit d’être immédiatement intelligible afin de contenter les spectateurs au premier degré – celui, en principe, que tout le monde possède. Comme la réflexion retarde la compréhension, celle-ci est réduite au minimum syndical.

La différence entre une série froide et une série chaude provient avant tout de son écriture. Si l’on élargit les séries à la littérature au sens large, on y retrouve les mêmes procédés destinés à approfondir un récit ou à le rendre plus cohérent. Parmi ces procédés, on y retrouve une figure de style négligée par les scénaristes les plus bourrins du fait de sa difficulté à la manier : la litote.

"La litote est une figure de rhétorique qui consiste à déguiser sa pensée de façon à la faire deviner dans toute sa force. Autrement dit, caractériser une expression de façon à susciter chez le récepteur un sens beaucoup plus fort que n’aurait fait la même idée exprimée en toute simplicité. Sans perdre de vue que cette figure envoie comme un signal destiné à être amplifié et que son intensité dépendra de la personnalité du récepteur. [...]
Le mot « litote » vient du grec λιτότης qui signifie "apparence simple, sans apprêts" et qui avait le sens rhétorique d’une figure par laquelle on laisse entendre plus qu’on ne dit.
"
[Wikipedia]

Mad Men
 

Mad Men utilise couramment la litote, ce qui requiert un certain temps d’adaptation. En effet, une fois n’est pas coutume à la télé : il faut réfléchir. Dans l’hypothèse où il y a un effort d’interprétation de notre part, un simple reaction shot ou un geste apparemment candide de la part d’un des personnages en dira souvent plus long qu’un acting-out à effet cathartique. Le fait que la série se situe dans les années 60 rend certaines références opaques à nous autres, jeunes contemporains. De plus, elles ne sont pas explicitées plus que ça, ce qui demande un effort de recherche supplémentaire. Dissimulés dans des bribes de dialogues, il est question entre autres de la course à la présidence entre Kennedy et Nixon, du racisme sous-jacent dans les relations humaines, des impératifs familiaux et maritales, etc. Le climat de la société de l’époque n’est pas formellement énoncé, comme le ferait un manuel d’histoire pompeux. Il est davantage brossé à l’aide de petites touches décelables dans les comportements des personnages qui, par induction de notre part, renvoi à un système de valeurs plus général. Par exemple : l’homosexualité cachée d’un des personnages renvoi à un tabou beaucoup plus global, et les remarques incessantes renvoyant au statut déprécié femmes relatent le sexisme ambiant des années 60.

En ne s’attardant pas plus sur ces sujets "lourds" comme le ferait la première série venue à travers d’interminables tirades bien-pensantes, ces thèmes nous sont présentés d’une manière plus factuelle, nous laissant le soin de méditer sur une éventuelle position morale à prendre. Il n’est pas question ici de nous mâcher le boulot en départageant aussitôt le bien du mal pour que le téléspectateur adhère à l’opinion le plus évident. En ne cherchant pas à formuler des thèses arrêtées, le show gagne en grandeur, car il s’appuie sur l’intelligence du spectateur pour que celui-ci fasse lui-même la part des choses.

De plus, ce choix de s’étendre peu dans l’écriture pour signifier plus qu’il n’y paraît s’accorde merveilleusement avec l’esprit du début des années 60, encore très empreint de religion. La répression des sentiments et de la sexualité sont de mise, l’absolutisme du mariage et de la famille règne, cette violence symbolique du conformisme social chère à Bourdieu engendre à son tour des déviances dans le cadre privé, comme l’adultère ou le viol conjugal. Mad Men fascine dans sa manière de capturer avec une subtilité rarement atteinte ces instants où les apparences se craquellent, révélant pendant un court instant une société sur le point de changer du tout au tout.


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