Viy de Nicolas Gogol
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- Dossier par Pierre Remacle le 28 octobre 2016
La nouvelle du vendredi #01
Représentant indiscutable de la littérature classique russe, surtout de son pan réaliste dont il est considéré comme un des pères fondateurs, écrivain grandement admiré par Nabokov et ayant influencé jusqu’à Dostoïevski, maître de la nouvelle, dramaturge célébré, auteur d'une œuvre adaptée plus de 135 fois à l’écran…
Mais également menteur pathologique aux frontières de la mythomanie, anxieux fléchissant tout au long de son existence sous le poids de terreurs irrépressibles (les femmes, l’enfer et le jugement dernier : tout un programme) en grande partie implantées en lui dès le plus jeune âge par une mère surprotectrice et trop dévote pour son propre bien, mystique en gestation virant au délirant effréné pur et simple vers la fin de sa relativement courte vie. Oui, c'est décidément un drôle de bonhomme que ce Nicolas Gogol. Physiquement, déjà : petit, maigrichon, nerveux, doté d’une chevelure improbable et d’un nez crochu d’oiseau de proie, Gogol n’a pas vraiment le profil d’un séducteur et ramasse plus que sa part de quolibets pendant sa scolarité.
Nicolas Gogol, ayant de toute évidence hésité jusqu’au bout entre Edgar Allan Poe et Jean-Claude Dusse au concours annuel de cosplay de la faculté d’histoire de l'Université de Saint-Pétersbourg
Mais, comme on l’a dit, c’est surtout au niveau du mental que ça coince méchamment. Terriblement orgueilleux, il ne supporte pas l’échec qui semble pourtant parfois lui coller à la peau : son premier recueil de poésie, publié à compte d’auteur, récolte une telle volée de bois vert par la critique qu’il en achète tous les exemplaires pour les brûler. Pour autant, il ne parvient guère mieux à gérer les succès et ne comprend pas la nature des compliments que son fameux Revizor - œuvre célébrée par le Tsar en personne - lui apporte. Malentendus et paradoxes vont le poursuivre : on le considère comme avant-gardiste et progressiste alors qu’il est en fait profondément conservateur (voire carrément rétrograde). Il s’invente une relation passionnée avec une femme fatale pour expliquer son départ de la Russie ? C’est pour mieux tomber amoureux d’un jeune homme tuberculeux en Italie. Il veut se réfugier dans la religion ? Son pèlerinage à Jérusalem le laisse pourtant de glace. Et puis surtout, il parle sans cesse de la Russie dans ses livres alors qu’il passe une bonne partie de sa vie à l’étranger (il voyagera dans toute l'Europe), sans même mentionner le fait que techniquement, il est bien davantage Ukrainien que Russe (situation qui n’est d’ailleurs pas sans causer des querelles de bibliothécaires toujours actuelles entre les représentants de ces deux fières nations).
A force de mensonges, de comportements capricieux ou absurdes, de parasitisme (perpétuellement fauché, il vit aux dépens de ses riches admirateurs), il finit par s’aliéner la plupart de ses amis et connaissances. Déjà au bord de l’effondrement nerveux, Gogol sombre complètement après avoir brûlé la seconde partie des Âmes Mortes, travail qu’il ambitionnait pourtant comme un équivalent russe de la Divine Comédie, rien que ça. Et ainsi, par une curieuse boucle, sa dernière Å“uvre connaît le même sort que sa première.Â
Refusant de s’alimenter, torturé par des médecins lui faisant plus de tort que de bien, il finit à moitié fou et meurt dans la souffrance. Les esprits chagrins se demanderont peut-être quels autres chefs-d’œuvre il aurait pu nous donner s’il n’avait pas été victime d’un équilibre psychologique aussi fragile. Mais c’est prendre le problème à l’envers : sans sa condition mentale si particulière, il est peu probable que Gogol ait pu pondre les récits qui l’ont fait entrer au panthéon de la littérature russe, sinon mondiale. Bref, bien plus qu’un écrivain avec un problème de névroses, il était un névrosé avec un problème d’écriture. Nous allons d'ailleurs le voir en nous penchant quelque peu sur la nouvelle qui est l'objet de notre intérêt présent, Viy.
Le jeune étudiant Khoma (Thomas dans certaines versions) Brout et deux de ses condisciples sont heureux : c’est la fin des cours. Alors qu’ils traversent la campagne ukrainienne pour rentrer chez eux, ils sont surpris par l’arrivée de la nuit et doivent quémander un abri à une horrible vieille femme. Le gîte ne sera malheureusement pas gratuit pour Khoma : la vieille est une sorcière qui ensorcelle l’étudiant et se sert de lui comme monture pour arpenter la campagne toute la nuit. Khoma parvient cependant à renverser la situation et à brutalement neutraliser l’horrible vieille. Celle-ci plonge dans l’inconscience et se métamorphose alors en ravissante jeune fille. Épouvanté, Khoma s’enfuit. Quelques jours plus tard, l’étudiant est convoqué par un puissant propriétaire cosaque qui exige de lui (sous peine de mort) trois veillées de prière auprès du cadavre de sa fille adorée. Telle était en effet la dernière volonté de la demoiselle. Khoma est d’abord intrigué, puis comprend qu’il est pris au piège : la demoiselle n’est autre que la sorcière aux griffes desquelles il avait échappé. Notre héros va passer trois longues, très longues nuits.
Viy illustré par Constantin Kousnetzoff
A pas mal de points de vue, Viy est une bonne illustration de ce qui hante l’esprit de Gogol, qui a mis beaucoup de sa personne dans ce récit. Probablement plus que lui-même ne le pensait, en fait. En effet, dans ce conte de jeunesse (Gogol a 25 ans lorsqu’il paraît) se bousculent les souvenirs de son auteur. Ceux de sa langue, déjà : les mots typiquement ukrainiens abondent dans le texte. Ceux de sa terre natale, surtout : publié dans un recueil nommé Mirgorod, qui est le district Ukrainien dont il est originaire, Viy est la quintessence des traditions des paysans de chez lui, de leurs superstitions et par-dessus tout de leur crainte du diable et de ses représentantes sur terre, les sorcières. Et nous y trompons pas : le récit de Gogol a beau être vivant, grotesque et remarquablement coloré, derrière la fantaisie se cache une terreur bien réelle, plongeant ses racines dans un gouffre insondable et d’autant plus pernicieuse qu’elle prend des allures presque bouffonnes. Après tout, qu’imaginer de pire qu’une version de Blanche-Neige dans laquelle la princesse endormie et la démoniaque sorcière ne font qu’une dans le cercueil de verre ?Â
Finalement, le sort du jeune Khoma peut se relire comme une sombre préfiguration du destin de Gogol lui-même : à l’instar de ce dernier, le héros de Viy sera perdu non pas tant de ne pas avoir assez cru en Dieu ou en ses propres possibilités mais bien plutôt d’avoir donné trop de crédit à des démons qui n’auraient normalement jamais dû l’atteindre. Et le pire dans cette histoire est peut-être que Gogol en était obscurément conscient, comme le prouve cette citation clôturant ce chef d’œuvre séminal qu’est Viy : "S’il s’est perdu, c’est qu’il a eu peur. Autrement, les maléfices de la sorcière n’auraient rien pu contre lui."
Quelles étaient les terreurs de Gogol, déjà ? Ah oui : la femme, l’enfer et le jugement dernier. Avec Viy, Gogol rassemble ces trois éléments en un seul conte, voire en un seul personnage. Pour s’être littéralement fait chevaucher par la première, Khoma connaîtra les deux autres. Gogol quant à lui évitera cette première étape pour directement se ruer dans son enfer personnel et vers une fin misérable. Des deux, lequel a eu raison ?
Au-delà de cette auto-psychanalyse tristement prémonitoire à laquelle se livre Gogol, il n’est pas moins intéressant de se pencher sur l’origine du personnage de Viy, ce monstrueux Roi des Gnomes aux paupières d’airain si lourdes qu’il faut les porter pour lui. Bien que Gogol prétende d’entrée de jeu avoir repris tels quels les contes ukrainiens de son enfance, il semble plutôt que le gnome Viy ait été créé de toutes pièces par l’écrivain. Et pourtant, certains lecteurs y verront un personnage inspiré par Saint Cassian le sans-merci. D'autres y discerneront plutôt un être mythique issu de la culture serbe. D'autres encore raccorderont Viy au Dieu Iranien Vayukasura. Peu importe en fait. Car quelle que soit son origine, Viy a inspiré de nombreux artistes au fil des années, tous de cultures forts différentes les unes des autres.
Bien sûr, les cinéastes n'ont pas pu rester de marbre face au conte de Gogol. Ainsi, il est notoire que Le Masque Du Démon, le chef-d’œuvre baroque de Mario Bava que l’on ne présente plus, est une adaptation (s’éloignant très fort de l’histoire originale) de Viy.
Les bandes-annonces françaises avaient quand même de la gueule à l’époque
De manière peut-être plus surprenante, une version coréenne a même vu le jour en 2008. Evidemment, dans cette course à l’adaptation cinématographique, les russes n'ont pas été en reste : on peut toujours admirer l'extraordinaire version de Constantin Erchov et Gueorgui Kropatchev de 1967. Gros cadeau (en version intégrale s'il-vous-plaît) :Â
On ne peut que tomber en pâmoison devant le pandémonium se déployant face au pauvre Khoma lors du dénouement. Une oreille attentive parviendra même à distinguer les mots "Oupyrs" et "Vourdalaki" dans les invocations sinistres de la sorcière. Les Oupyrs, croyance fort répandue en Ukraine, sont effectivement des morts-vivants, davantage goules que vampires. Quant aux vourdalaki, ils nous rappellent fortement une autre nouvelle fantastique russe, elle aussi exceptionnelle : La Famille Du Vourdalak (sur laquelle nous ne manquerons pas de revenir un jour dans cette rubrique).
Une version plus récente, et dénaturant le récit de Gogol tant elle cherche à l'enrober dans des habits de blockbuster, a été tournée en 2014. Attention, ça n’est pas vraiment un cadeau :Â
Cette version avait d'ailleurs été présentée au festival de Gérardmer. Vous pourrez par ailleurs trouver une critique de ce film sur un site dont le nom m'échappe.
A côté de ces adaptations plus ou moins fidèles au récit originel, l’ombre de Viy plane, parfois discrètement, parfois de manière imposante, sur d’autres Å“uvres n’ayant apparemment que peu à voir avec le personnage créé par Gogol. Un exemple relativement récent peut se trouver dans The Hobbit : Un Voyage Inattendu. Prenons le design du Viy du film de 1967 :Â
Et à présent, jetons un œil sur le Roi des Goblins du film de Peter Jackson :
Mais l'artiste qui a peut-être le mieux compris le conte de Gogol et toute la dimension de folie grotesque qu'il recèle, ça n'est pas au cinéma qu'il faut le rechercher mais dans le neuvième art. Mike Mignola, le créateur du fameux Hellboy, a ainsi été très certainement marqué au fer rouge par le final démentiel de Viy, ainsi qu’en témoigne cette vignette tirée de l’aventure Le Cercueil Enchaîné, exemple illustrant de manière bien parcellaire tout l’impact que la nouvelle de Gogol a eu sur l’univers fantasmagorique du démon rouge à la grosse main.
Femme, enfer et jugement dernier : Gogol aurait adoré. Ou pas. En tout cas, la boucle est bouclée. Jusqu’à ce que le manège se remette à nouveau à tourner.
Commentaires
Article EXCELLENT
Digne des grands jours de l'ouvreuse. Merci à l'auteur.
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