Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu
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- Dossier par Pierre Remacle le 3 mars 2017
La nouvelle du vendredi #03
Commençons avec un peu d’histoire : en 1914, un recueil de nouvelles fantastiques rédigées par Bram Stoker est publié de manière posthume, le célèbre écrivain irlandais étant décédé deux années auparavant.
Parmi les œuvres compilées dans cet ouvrage se trouve un texte dont le titre seul excite grandement l’intérêt des lecteurs de l’époque tout en donnant - tant qu’à faire, pourquoi pas ? - son nom au recueil en question : L’Invité De Dracula. On peut imaginer l’émoi suscité par cette annonce. Avant de nous quitter, Stoker avait-il rédigé une suite à son Magnum Opus ? Avait-il ressuscité le Prince des Ténèbres en guise de cadeau d’adieu ? Malheureusement, la vérité est moins grandiose et témoigne surtout du sens des affaires de l’éditeur du recueil. Loin de constituer une résurrection du maléfique Comte, le texte en question était en fait initialement destiné à constituer le premier chapitre du roman Dracula. Cependant, il en avait finalement été expurgé suite à des considérations formulées par l’éditeur de l’époque, réflexions non dénuées de fondement et auxquelles l’écrivain s’était d’ailleurs rangé. Ce n’est que des années plus tard que Stoker reprit ce chapitre abandonné et lui fit subir quelques modifications mineures, avec comme résultat une nouvelle à part entière, pouvant être considérée d’une certaine manière comme une mini-prequel, prolongement savoureux (et proprement terrifiant) de son immense roman.
La couverture de la première édition du recueil, bel exemple d’opportunisme éditorial mêlé de considération artistique. A moins qu’il ne s’agisse de l’inverse.
Authentique réussite, distillant un sentiment permanent de menace contre laquelle aucune protection n’existe vraiment, L’Invité De Dracula mériterait à elle seule la lecture même si l’œuvre impérissable dont elle est une ébauche n’existait pas. Mais au-delà de l’indéniable qualité de cette nouvelle, un passage de celle-ci nous intéressera tout particulièrement aujourd’hui : “Poussé par une espèce de fascination, je m’approchai de la tombe pour mieux la voir, et essayai de comprendre pourquoi un tel monument se dressait là tout seul dans un pareil endroit. J’en fis le tour, et je lus l’inscription en allemand, gravée sur la porte dorique : Comtesse Dolingen de Gratz en Styrie, recherchée et retrouvée morte. 1801.”
Bien entendu, on pourrait considérer cet entrefilet comme un simple moyen pour Stoker de poser une ambiance sinistre et mystérieuse, et cette interprétation serait tout à fait légitime. Néanmoins, après quelques recherches, on en arrive à la conclusion que derrière ces lignes se cache surtout un hommage discret à une autre œuvre littéraire dont l’influence sur Stoker s’est montrée décisive.
Permettons-nous un petit flashback : 1871, Bram Stoker rend visite à son amie, Lady Wilde (hé oui, la mère d’Oscar : Dublin est décidément un village). Cette distinguée poétesse lui lit alors la dernière œuvre d’un artiste horrifique à la mode, nouvelle dont la thématique audacieuse fait beaucoup parler d’elle ces derniers temps. La marque que cette séance de lecture laisse sur l’imaginaire de Stoker est incandescente et pourra encore être perçue plus de vingt-six ans plus tard, à la parution de Dracula. Vous l’avez bien entendu deviné, ce récit matriciel sans lequel le vampire le plus célèbre de tous les temps n’aurait sans doute pas été le même, c’est Carmilla.
Mais avant de nous plonger dans l’ombre sanglante et vicieuse de ce personnage littéraire hors-normes, attachons nos pas à l’homme qui l’a suscité. A l’époque de la sortie de Carmilla (1871 donc), Joseph Sheridan Le Fanu est une valeur sûre du monde des lettres irlandais et est plus spécifiquement considéré comme un poids lourd dans le domaine du fantastique. Propriétaire de plusieurs journaux, bien introduit dans la bonne société de la capitale irlandaise (il est ami avec la famille Wilde et a épousé la fille d’un grand avocat dublinois), faiseur d’opinion engagé envers la cause nationale et écrivain au talent reconnu, tout a l’air de sourire à Le Fanu. Et pourtant, la réalité est nettement plus nuancée. Le Fanu ne s’est en effet jamais totalement remis de la mort prématurée de son épouse en 1858. Trois années plus tard, c’est au tour de sa mère de décéder. A la suite de ces deux traumatismes, Le Fanu se calfeutre chez lui et se consacre entièrement à l’écriture. Dépressif, diminué par les névroses, hanté par le décès de son épouse à propos duquel il ressent un sentiment de culpabilité qu’il ne parviendra jamais vraiment à surmonter, Le Fanu ne dort presque plus, passe ses nuits à écrire à même son lit et s’alimente exclusivement avec du thé noir.
"Oui, noir comme les tourments qui assaillent sans cesse mon âme !"
Dans son désespoir, il trouve réconfort et illumination dans les théories métaphysiques du théologien et philosophe néo-platonicien suédois Swedenborg (qui, pour bien contextualiser les choses, prétendait, entre autres prodiges, dialoguer avec les anges et Jésus-Christ) pour lequel à toute réalité physique correspond une réalité spirituelle, plus élevée et authentique que le vague reflet que nos sens nous permettent de percevoir. Cette croyance se traduit d’ailleurs dans certains des ouvrages de Le Fanu, dont celui régulièrement considéré comme son chef-d’œuvre, à savoir le menaçant Uncle Silas. Bref, n’ayons pas peur des mots, lorsqu’il écrit Carmilla, Le Fanu a déjà eu meilleur moral.
Cependant, sa plume n’a rien perdu de son agilité et, que cela soit grâce ou à cause de son état dépressif, il n’hésite pas à la plonger dans une encre venimeuse que bon nombre d’écrivains de l’époque n’auraient même pas envisagé d’utiliser. Mais jugez-en plutôt : Laura est une jeune demoiselle vivant une existence heureuse bien qu’assez isolée dans le petit château que possède son père dans la province reculée de Styrie, en Autriche. Un soir, à la suite d’un accident de carrosse arrivé juste devant la porte de sa demeure, le père de Laura recueille une jeune passagère encore secouée par l’évènement. Laura se réjouit : enfin une compagne de jeu de son âge pour égayer ses mornes journées. Mais Carmilla n’est pas tout à fait une jeune fille comme les autres. Que penser des marques prononcées d’affection que Carmilla témoigne un peu trop souvent envers une Laura décontenancée devant tant de ferveur ? Quelle est cette étrange maladie qui s’est soudainement déclarée dans la région, attaquant et tuant exclusivement les jeunes et jolies paysannes ? Et d’ailleurs, pourquoi Laura se sent-elle si faible ces derniers temps ? Autant de questions auxquelles seule Carmilla semble capable d’apporter une réponse qu’aucun protagoniste n’a vraiment envie d’entendre.
Evidemment, le lecteur moderne, même sans avoir lu Dracula ou d’autres classiques du genre, comprend rapidement de quoi il retourne : Carmilla est bien entendu une vampire et a jeté son dévolu sur Laura, qu’elle compte bien convertir de gré ou de force à son monde de ténèbres. Mais pour le lecteur de 1871, il en va bien autrement : après tout, le roman de Stoker n’arrivera que dans vingt-six ans. On peut donc aisément concevoir la surprise et le dégoût d’une bonne partie du lectorat devant le dénouement de Carmilla. Pour autant, si la notion de vampire n’est pas encore tout à fait répandue parmi le grand public de l’époque, ce dernier n’est pas totalement dénué de connaissances sur ce genre de monstre. Des récits comme The Vampyre de John Stagg (1810) ou encore et surtout… The Vampyre(hé oui, il est parfois difficile de donner dans l’originalité) de Byron & Polidori (1819) ont déjà posé les jalons sanglants que d’innombrables successeurs suivront avec plus ou moins de talent. Mais alors, qu’est-ce qui distingue la nouvelle de Le Fanu ? En quoi Carmilla a-t-il tant marqué les esprits lors de sa parution ?
Une des raisons tient tout simplement à la qualité du récit proposé par Le Fanu : sinistre, gothique, souvent saisissant et jetant à plusieurs reprises son lecteur hors de sa zone de confort (ne fût-ce qu’au niveau du cadre : l’action de Carmilla se déroule dans la patrie de la vampire en question - la lointaine, sauvage et peu connue Styrie - là où le Lord Ruthven de Byron & Polidori est un gentleman, certes démoniaque, mais nous faisant tout de même la grâce d’être un citoyen britannique), Carmilla témoigne de la méticulosité de son auteur dès qu’il s’agit de créer une atmosphère de plus en plus étouffante autour de son héroïne. Du reste, la thématique de la courageuse jeune femme persécutée par la fatalité et entourée de figures malfaisantes vouées à sa perte semble beaucoup parler à Le Fanu et se retrouve avec peut-être encore davantage de jusqu’auboutisme dans le célèbre Uncle Silas. Peut-être pouvons-nous interpréter ce sujet récurrent comme une manière détournée (voire inconsciente) d’évoquer et d’exorciser le triste sort qu’a subi son épouse ?
Un autre point à mettre à l’actif de Carmilla est sans doute que les moments effrayants qui le ponctuent restent encore efficaces presque un siècle et demi plus tard, ce qui donne une bonne idée de leur impact lors de la première parution du roman. Cette ambiance enténébrée, Le Fanu l’obtient à la suite d’un travail de recherche assez conséquent : l’auteur a fait ses devoirs et cela se sent. Ses sources d’inspiration sont ainsi très variées. Evidemment, on y trouve d’autres récits fantastiques de grands Maîtres tels que Christabel de Samuel Taylor Coleridge (l’auteur de l’immense Rime Of The Ancient Mariner) ou La Fiancée De Corinthe de Goethe (une des toutes premières histoires de vampirisme de la littérature mondiale). Il n’est même pas interdit de penser que Clarimonde, La Morte Amoureuse de Théophile Gauthier s’est également jointe à la fête (ce qui serait bien son style). Mais, toujours aussi méthodique, Le Fanu ne s’arrête pas là et se penche également sur les travaux de grands érudits et autres occultistes, tels que l’illustre Dom Augustin Calmet et son fameux (attention, on prend une grande inspiration) Traité sur les apparitions des anges, des démons et des esprits, et sur les revenants et vampires de Hongrie, de Bohème, de Moravie et de Silésie.
"Quel nom je mets pour la dédicace ?"
Ainsi, Le Fanu n’hésite pas une seconde à reprendre in extenso un des cas relatés par l’érudit lorrain et à l’insérer quasiment tel quel dans la conclusion de son récit. Il se pourrait également fort que The Book Of Were-Wolves, étude sur le loup-garou encore compulsée à ce jour et signée de la main du révérend Sabine Baring-Gould (folkloriste anglais respecté par Lovecraft lui-même), figure parmi les travaux ayant inspiré l’écrivain. Enfin, touche finale du perfectionniste, Le Fanu a très probablement consulté le récit de voyage du navigateur écossais Basil Hall intitulé Schloss Hainfeld Or A Winter In Lower Styria et s’en est servi pour donner de la substance à sa description de la région dans laquelle se déroule l’action de son roman.
La récompense de toutes ces recherches est un profond sentiment d’authenticité émanant constamment du récit de Le Fanu, qui se permet même de poser les bases de certaines règles faisant désormais intégralement partie du mythe vampirique : par exemple, c’est dans Carmilla et non dans Dracula qu’on décrit pour la première fois la méthode pour tuer un vampire (pieu dans le cœur, décapitation et brûlage du cadavre).
Voilà bien des éléments remarquables, mais soyons honnêtes : la véritable raison de l’engouement du grand public envers Carmilla (engouement qui ne s’est jamais démenti depuis sa parution) et de son entrée de plain-pieddans la légende littéraire fantastique se trouve avant tout dans le caractère… particulier de l’amitié intense liant Laura et Carmilla.
On ne va pas se mentir : avec Carmilla, Le Fanu nous raconte avant tout une histoire d’amour entre deux femmes. La simple thématique est sacrément osée pour le lieu et l’époque. Imaginez un peu : parler de manière quasi-transparente de lesbianisme en 1871 ? A l’ère victorienne ? Dans la très catholique Irlande ? Dès le départ, Le Fanu ne se facilite pas les choses. Mais estimant que cela n’est pas encore suffisant, il lie étroitement ce sujet incandescent à la sensualité vénéneuse de Carmilla, tentatrice damnée n’hésitant jamais à démontrer de manière impérieuse toute l’affection qu’elle ressent envers la pauvre et innocente Laura. Cette dernière, bien que décrivant souvent sa profonde gène devant la manière qu’a son hôtesse de se comporter avec elle et comprenant obscurément que quelque chose ne tourne décidément pas rond dans cette histoire, ne peut s’empêcher de se montrer faible, non seulement moralement mais encore physiquement, face au chemin de perversion et de dévoiement morbide que Carmilla, plus prédatrice qu’amante, lui fait miroiter de manière de plus en plus précise au fil des pages.
"Dans le ravissement de mon humiliation sans bornes, je vis de ta vie ardente, et tu mourras, oui, tu mourras avec délice, pour te fondre en la mienne. De même que je vais vers toi, de même à ton tour, tu iras vers d’autres, et tu apprendras l’extase de cette cruauté qui est pourtant de l’amour."
Comment mieux résumer le discours de la terrible Carmilla que via cette illustration de D.H. Friston, tirée de l’édition originale ?
Le Fanu, toujours aussi méthodique, parachève son travail en saupoudrant ce brûlot d’éléments discrets mais terriblement évocateurs pour les lecteurs avertis : une allusion est ainsi faite au cycle lunaire, notion ô combien importante auprès des sorcières mais également intrinsèquement liée au cycle menstruel de la femme, ce qui ne peut évidemment pas être innocent dans un récit de vampire tel que celui-ci. Bref, avec Carmilla, Le Fanu laisse une empreinte indélébile dans le monde du fantastique en général et dans l’univers très codifié du récit vampirique en particulier.
Bien entendu et comme on l’a déjà dit plus haut, Carmilla influencera profondément Bram Stoker dans l’élaboration de son roman Dracula. Cadre comparable (la Styrie est-elle autre chose qu’une proto-Transylvanie ?), motivation ambivalente du "monstre" (Eros et Thanatos ne font plus qu’un en Dracula comme en Carmilla), rôles tenus par des personnages clés (le fameux Van Helsing est une relecture du Baron Vordenburg, l’expert en vampirisme figurant dans le roman de Le Fanu). Même le titre de noblesse de ces deux sinistres personnages est le même (car Carmilla est également une Comtesse, à l’origine).
Mais au-delà de Stoker, l’influence de Le Fanu s’est étendue sur bon nombre de pointures de la littérature, fantastique ou non. Ainsi, Henry James n’hésite pas à parler de l’auteur irlandais dans certains de ses romans et d’aucun considèrent même que le nœud de séduction perverse que l’on retrouve au cœur du Tour d’Ecrou, un de ses chef-d’œuvres (adapté par Jack Clayton avec Les Innocents, film grandiose dépassant parfois même en intensité l’œuvre originale dont il s’inspire), trouve son origine dans Carmilla. M.R. James, peut-être le plus grand auteur d’histoires de fantômes que l’Angleterre ait jamais connu (et un titre de gloire pareil, ça en dit long : on y reviendra dans une prochaine chronique), considérait lui-même Le Fanu comme un maître sans équivalent dans son genre et avouait sans détours à quel point l’œuvre de ce dernier avait influencé son propre travail. De même, E.F. Benson (écrivain aussi exceptionnel que méconnu) ne cachait pas son admiration pour l’auteur irlandais. Et on en passe bien d’autres.
Mais plus encore qu’en littérature, c’est au cinéma que Carmilla va déployer toute son envergure. Certes, pas dans la même proportion que son descendant Dracula (après tout, bien peu sont les personnages pouvant s’en vanter). Cependant, le nombre d’adaptations cinématographiques du livre de Le Fanu est suffisamment respectable pour capter l’attention de tout fan de fantastique digne de ce nom. Passons rapidement sur Vampyr de Carl Theodor Dreyer (1932), qui est davantage une adaptation de la nouvelle L’Auberge Du Dragon Volant que de Carmilla. Une des premières œuvres à s’inspirer ouvertement du roman de Le Fanu nous vient du metteur en scène Vadim. Dans son Et Mourir De Plaisir, production franco-italienne de 1960, c’est la magnifique Annette Stroyberg (alors madame Vadim à la ville) qui incarne la vénéneuse vampire (à moins qu’il ne s’agisse de la réincarnation de celle-ci, le film n’étant pas très clair sur la question).
Et mes fesses ? Tu les aimes, mes fesses ?
En 1964, c’est le réalisateur italien Camillo Mastrocinque qui se penche sur le cas de la vampire styrienne avec son La Cripta E L’Incubo (La Crypte Du Vampire pour la version française). Au casting, nous y retrouvons le légendaire Christopher Lee (ayant joué, nous ne l’apprendrons à personne, le Prince des Ténèbres lui-même dans le non moins mythique Cauchemar De Dracula réalisé par Terence Fisher en 1958), décidément toujours aux premières loges dès qu’il est question de jugulaires appartenant à de jeunes et pulpeuses starlettes (et avec Adriana Ambesi, Vera Valmont et Pier Anna Quaglia, il avait de quoi faire). Cauchemars, possession, difformité et visuel ésotérique - pentagramme et main de gloire - sont au programme de ce film au doux parfum baroque dont les italiens ont le secret.
Inutile de vous le préciser : Thomas Miller est bien un pseudonyme (Audry Amber aussi, d’ailleurs).
Christopher Lee est une transition parfaite vers l’étape suivante de notre exploration des adaptations de l’œuvre de Le Fanu. En effet, lorsqu’on parle de films de vampires, il est difficile de ne pas évoquer la Hammer. La célèbre maison de production britannique s’est-elle également penchée sur la maléfique Carmilla ? Bien évidemment. Mieux encore, cela n’est pas seulement un film mais carrément une trilogie (aussi appelée "Trilogie Karnstein", qui est le nom de famille de Carmilla) que la Hammer a consacré à la buveuse de sang. Cela commence en 1970 avec The Vampire Lovers, qui rassemble une équipe de qualité : le talentueux artisan Roy Ward Baker à la réalisation et une distribution rehaussée par l’inoxydable Peter Cushing et la sculpturale Ingrid Pitt (sans oublier Madeline Smith, alliant un visage respirant l’innocence à un corps renvoyant la fusion froide au rang d’aimable plaisanterie). Relativement fidèle à la trame originale, la Hammer n’hésite pas à appuyer sur le côté sexy de ses actrices (honnêtement, qui l’en blâmerait ?) et à avancer de manière explicite les éléments lesbiens ayant assuré sa notoriété au roman original. Cela permet d’ailleurs aux producteurs de désamorcer toute tentative de sabotage par la censure : après tout, ce côté est déjà présent dans le récit de 1871 et il ne s’agit donc que de "tenter de rendre l’idée initiale de l’auteur". Cela n’est quand même pas de leur faute si cette vision inclut des superbes demoiselles flirtant entre elles en petite tenue.
Petit cadeau : le film en version intégrale. Grand cadeau : allez directement à la 30ème minute.
Le deuxième opus de cette trilogie, ne constituant d’ailleurs en rien une suite au premier film, est tourné l’année suivante. Il s’agit de Lust For A Vampire, qui doit se passer de Baker et de Cushing. Ingrid Pitt ayant également décliné l’invitation à reprendre son rôle, c’est la jeune (et, ça va sans dire, magnifique, bien que relativement peu expressive) suédoise Yutte Steensgaard qui incarne une Carmilla dont on a scandaleusement gommé les aspects saphiques (la vampire tombe même amoureuse d’un homme dans cette version. Trahison !). Pour compenser cet impardonnable impair, la production a choisi de faire revenir le personnage Carmilla dans… un pensionnat de jeunes filles. Ce qui ne sauve d’ailleurs pas l’intérêt du film (enfin… si peu), généralement considéré comme un échec par la critique.
Le roman de Le Fanu aurait-il eu le même destin si l’esprit "Camp" de cette bande-annonce avait présidé à son écriture ? Rien n’est moins sûr.
Bien décidés à épuiser le filon jusqu’à la dernière veine, les producteurs de la Hammer remettent une troisième fois le couvert avec Twins Of Evil (aussi connu en français sous le nom parfaitement mensonger des Sévices De Dracula, la création de Stoker ne figurant jamais dans le film). Le personnage de Carmilla n’est plus qu’un vague prétexte à l’histoire et n’apparaît d’ailleurs qu’un court moment dans ce dernier opus. Cependant, celui-ci trouve son intérêt ailleurs : certes, Peter Cushing est de retour, ce qui ne peut jamais faire de mal, mais c’est surtout l’idée de choisir deux jumelles comme protagonistes qui donne tout son cachet au film. Et pas n’importe quelles jumelles : des playmates de Playboy (voilà au moins une constante dans cette trilogie). A l’instar de l’indispensable La Double Enigme de Robert Siodmak tourné plus de vingt-cinq ans auparavant, les deux sœurs se trouvent vite dans des camps opposés, l’une incarnant le bien et l’autre personnifiant le mal.
Après le médiocre Lust For A Vampire, Twins Of Evil redresse un peu la barre et retrouve une hargne et une cruauté bienvenues.
Si la Hammer s’en est tenue à ces trois longs-métrages, la saga des adaptations de Carmilla ne s’arrête bien évidemment pas là. Néanmoins, continuer à les passer systématiquement en revue constituant un exercice par trop fastidieux, nous nous en tiendrons désormais aux plus significatives. Evoquons ainsi le fameux réalisateur Jésus Franco, qui s’est tout particulièrement intéressé à cette œuvre qu’il a adaptée (avec plus ou moins de libertés) à au moins deux reprises. La première fois dans Vampyros Lesbos, aussi connu sous le nom de Sexualité Spéciale (voilà au moins des titres qui annoncent directement la couleur), film de 1971 aux forts relents psychédéliques.
Spoiler : dans cette scène, Ewa Strömberg et Soledad Miranda ne boivent pas du vin.
Le metteur en scène espagnol réalisera ensuite en 1975 La Comtesse Noire, œuvre qui sera déclinée en pas moins de trois versions, dont les dénominations changent selon leur style : une consacrée à l’horreur (La Comtesse Noire, donc), une entre l’horreur et l’érotisme (La Comtesse Aux Seins Nus, on appréciera la référence à sa juste valeur) et une troisième version y allant de bon cœur dans le pornographique (sobrement intitulée Les Avaleuses. Le Fanu aurait a-do-ré).
Restons en Espagne avec La Novia Ensangrentada (ou La Mariée Sanglante), réalisé par Vicente Aranda en 1972 et dans lequel un couple de jeunes mariés subit l’influence corruptrice de Carmilla (le titre est d’ailleurs un subtil indice sur la manière dont cela se termine).
La hantise de tout jeune marié : retrouver son épouse dans un cercueil avec une vampire plusieurs fois centenaire. Le coup classique.
Terminons ce tour d’horizon en citant en vrac une adaptation polonaise datant de 1980, un moyen-métrage de 1990 (avec, idée géniale, la troublante Meg Tilly dans le rôle-titre) et une série Z de 2004 portant un titre refusant tout racolage : Carmilla The Lesbian Vampire. On pourrait même pousser le vice jusqu’à évoquer le très médiocre The Moth Diaries de 2012 mais on nous accuserait à raison de sombrer dans le mauvais goût le plus outrancier.
On le voit, rien qu’en se penchant sur les films se déclarant ouvertement adaptés (plus ou moins fidèlement, la question n’est pas là) du roman de Le Fanu, on constate rapidement à quel point ce récit a marqué le genre et a traumatisé plus d’un artiste (et ça n’est pas Jean Rollin qui nous contredira). Mais l’influence du livre ne s’arrête pas là : à l’instar de son personnage-titre, son ombre se fait parfois plus insidieuse et peut se discerner dans certaines autres œuvres qui n’ont en apparence que de peu de liens avec le travail de l’écrivain irlandais. Prenons un exemple concret : dans le roman, lorsque Carmilla tente des approches nocturnes envers sa proie idéale, Laura, cette dernière croit discerner dans sa chambre un gigantesque chat noir se comportant comme un animal sauvage en train de chasser. Cela ne vous rappelle rien ? Récapitulons : une femme mystérieuse originaire de l’est de l’Europe, dotée de pouvoirs surnaturels et se métamorphosant en fauve lorsqu’elle se trouve dans un état d’excitation sexuelle ou de très forte émotion.
Cette tagline pourrait bien s’appliquer à pas mal d’autres personnages féminins, dont, pourquoi pas, une vampire styrienne en maraude.
Hé oui, il semble en effet difficile à croire que le metteur en scène Jacques Tourneur (ou peut-être l’avisé producteur Val Lewton) n’ait pas au moins lu le roman de Le Fanu avant de tourner son chef-d’œuvre de 1942, La Féline.
De la même manière, un parallèle peut être établi avec un autre grand classique de l’horreur. Dans le roman, Laura nous explique un de ses cauchemars dans lequel sa chère amie Carmilla apparaît devant elle, totalement recouverte de sang : “Et je vis Carmilla, debout près de mon lit… baignant du menton jusqu’aux pieds dans une immense tache de sang.” Une image choc qui sera proposée plus d’un siècle plus tard, et ce sans perdre la moindre once d’efficacité, par un jeune cinéaste Hollywoodien qui fera par la suite une sympathique petite carrière.
Vous pouvez m’appeler Carrie. C’est un diminutif pour… Non, finalement, appelez-moi juste Carrie.
Détail piquant supplémentaire : dans le roman, Carmilla nous apprend qu’elle a subi elle-même un traumatisme ayant à jamais changé sa vie au cours… d’un bal.
Enfin, citons un troisième exemple : dans un passage du roman, on nous décrit un autre rêve de la jeune Laura au cours duquel la défunte mère de cette dernière tente de l’avertir du danger mortel qu’elle encourt de par la présence de Carmilla dans les parages. Ce rebondissement a récemment été réutilisé à l’identique dans un film, il n’y a décidément pas de hasard, remettant la notion de récit gothique au centre de nos préoccupations.
http://www.youtube.com/watch?v=3xbY5oEjfe0
Sacré Guillermo !
Cinéma, mais aussi œuvre d’animation (Vampire Hunter D: Bloodlust), jeux vidéo (la célèbre franchise Castlevania) et même média 2.0 (une récente web-série canadienne) : Carmilla est partout. Savoir que son œuvre est plus que jamais vivante au 21ème siècle aurait-il suscité quelque fierté chez Le Fanu ? Cela aurait-il pu soulager cette âme en souffrance ?
Difficile à dire. Mais peut-être avons-nous tort de nous inquiéter de ce que pense l’écrivain irlandais, quel que soit l’endroit où il peut bien se trouver aujourd’hui.
Car après tout, comme le dit Carmilla elle-même : "Nous sommes tellement plus heureux une fois morts !".
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