Pentagon Papers
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- Critique par Nicolas Zugasti le 12 février 2018
Publie-moi si tu peux
Pentagon Papers (The Post en VO), ce sont des journalistes autour d'un bureau, discutant, débattant, examinant avec perplexité des documents (lesdits papers), programme anti-spectaculaire que Spielberg parvient pourtant à transcender.
Pour rendre dynamique cette litanie de palabres, Spielberg pioche dans la puissance d'évocation pour formaliser des plans transmettant émotions, enjeux et non-dits. Film dossier, éloge du journalisme d’investigation et questionnement sur la condition féminine, Pentagon Papers est surtout un passionnant récit de prise de conscience qui parvient à relier brillamment considérations intimes et valeurs éthiques.Â
Après Lincoln et Le Pont Des Espions, Spielberg s'adonne ici à une nouvelle exploration de l’Histoire des États-Unis où s’opère une transformation décisive du regard porté sur les fondations d'un environnement institutionnel et personnel. Cette fois, le cinéaste s'attaque aux Pentagon Papers, épais dossier classifié sur l'implication des USA dans la guerre du Vietnam et trente ans de mensonges au peuple, dont les premiers extraits furent publiés par le New York Times (ce qui lui valut le prix Pulitzer en 1972). Suite à une injonction de justice interdisant aux journalistes du Times de poursuivre, c'est le Washington Post qui se trouve en capacité de prendre la relève. Mais si cela peut donner un coup de fouet à sa renommée, une telle action pourrait compromettre son existence, le journal étant à l'aube d'une entrée en bourse nécessaire à sa pérennisation financière. C'est à ce dilemme qu'est confrontée Katherine Graham (Meryl Streep), directrice du Post, qui a interpellé Spielberg puisque cela ébranlera sa position professionnelle (opposition avec son directeur de la rédaction, Ben Bradlee, qui veut absolument publier) et personnelle (ses rapports avec les investisseurs et ses relations politiques) avant de mettre en exergue ses difficultés à faire entendre sa voix dans un monde dominé par les hommes.
LE SOUFFLE DE L'AVENTURE ÉDITORIALE
Alors que Pentagon Papers prend place en 1971 et relate des événements immédiatement antérieurs à ceux évoqués dans Les Hommes Du Président (scandale du Watergate), Spielberg tisse visuellement une filiation évidente avec le film d'Alan J. Pakula. Les Hommes Du Président se concluait sur le gros plan d'une machine à écrire martelant les développements et confirmations de l'enquête menée par Bob Woodward et Carl Bernstein, qui ont abouti à la démission de Nixon en 1974, soit une succession ininterrompue de rafales de mots engendrant plusieurs morts politiques. Pentagon Papers débute, lui, sous les feux nourris entre Vietcongs et soldats américains. Dan Ellsberg, l'homme qui transmettra plus de sept mille pages de rapports compromettants au New York Times, y participe comme observateur pour le think tank Rand Corporation. Retranscrivant sur sa machine à écrire ce qu'il voit, le canardage des touches se substitue au vrombissement d'un hélicoptère qui lui-même se substituait au son de fusils-mitrailleurs, transition sonore remarquable qui formalise le changement d'arme pour le combat de la vérité. Spielberg édifie ainsi un pont entre deux Å“uvres, deux contextes, instaurant une sorte de dialogue cinégénique qui prolonge de facto une quête de la vérité qui n'aura jamais été autant d'actualité que dans cette époque de fake news généralisées.Â
Depuis Lincoln et Le Pont des Espions, Spielberg se sert d'événements passés pour discourir sur les enjeux sociétaux, culturels et politiques contemporains en mettant en faisant entrer en résonance des luttes essentielles avec la situation actuelle. Preuve que rien n'est acquis. En ce sens, le combat nocturne auquel participe Ellsberg durant son séjour au Vietnam symbolise le programme du film : une confrontation avec un ennemi indéfini demeurant dans l'ombre – à noter que Nixon apparaît trois fois, toujours de dos et dans la pénombre du Bureau Ovale – que seul un travail rédactionnel pourra révéler.
Rédacteur en chef plein de fougue désireux de parvenir à damer le pion au Times sans bâcler pour autant la qualité éditoriale, Ben Bradlee (Tom Hanks) est évidemment très enthousiaste à l'idée de publier les rapports fournis par Ellsberg. Et pour convaincre sa patronne Katherine Graham, il fait preuve d'attitudes enfantines qui soulignent sa probité, sa motivation presque naïve, en tout cas sans arrière-pensée carriériste. Plusieurs fois il se montre d'une timidité confondante lorsqu'il se rend au domicile de la propriétaire du journal pour lui faire part de problème ou de sa détermination. Il faut le voir manipuler, déformer le ballon de la petite-fille de sa patronne comme un gosse en manque d'assurance. Et en passe d'être sévèrement désillusionné. Spielberg ne s'est jamais départi d'un regard enfantin venant en contrepoint des histoires contées. Là encore, nous avons droit à un point de vue candide par l'entremise de la fille de Bradlee vendant ses verres de limonade aux collègues de son père venus transformer le salon familial en salle de rédaction improvisée. Le fait qu'elle en tire un substantiel bénéfice grâce à la décision de son père de doubler le prix de vente dénote alors de la prise de conscience de Bradlee d'une trop grande proximité avec les puissants.Â
Bradlee est indissociable de Graham, le rapport de force entre leurs deux grandes personnalités est la colonne vertébrale du film, qui met en parallèle leurs relations et actions pour souligner leur complémentarité : au bouillonnement des journalistes épluchant les documents s'oppose la placidité voire la passivité de la vie mondaine de Katherine Graham. En tous cas, elle a des préoccupations qui l'accapare dans de plus hautes sphères que les journalistes arpentant le bitume à la recherche d'infos. Deux mondes au fonctionnement divergent qui coexistent pour un même objectif.
COMBATTANTS D'ÉLITES
L'autre personnage primordial est donc Katherine Graham, directrice du Washington Post confrontée à une domination masculine délétère, que la mise en scène de Steven Spielberg s'ingénie à mettre en évidence de diverses manières. De nombreux plans la montre en posture inférieure, isolée, presque submergée par les hommes, lors de diverses réunions avec le conseil d'administration pour préparer l'entrée en bourse du titre. C'est particulièrement prégnant quand, après avoir traversée une nuée d'assistantes, Graham pénètre dans le sanctuaire des financiers qui l'attendent en nombre, et tout aussi marquant lorsque ses proches collaborateurs tentent de la convaincre de ne pas suivre Bradlee : ils l'encerclent littéralement, figurant la pression subie.
Ce qui contraste avec la propre position de Bradlee au sein de la rédaction. Bien que représenté allongé les pieds sur son bureau face à ses collaborateurs debout face à lui, il emplit tout le premier plan, indiquant ainsi que c'est ici lui qui domine.
Conseillers, financiers, banquiers, tous ceux grenouillant dans les hautes sphères appellent Graham "K" (prononcé "kay"), la réduisant à une lettre, une consonance plus masculine, niant sa féminité et son identité pour mieux asseoir leur contrôle et supériorité. Seul Ben, son bras droit, l'appelle par son prénom Katherine, signe de respect non pas seulement en tant que patronne mais en tant qu'égal. Spielberg s'ingénie d'ailleurs à les filmer sur le même plan, à la même échelle quand ils doivent se soutenir mutuellement pour prendre ou confirmer une décision importante. Cependant, on constate une différence de traitement quand la publication par des papiers par le Times révèle les mensonges des hommes politiques dont chacun est proche : alors que Bradlee prend le dessus puisque le principal incriminé, Robert McNamara, est toujours dans le cercle des intimes de Graham, cette dernière est logiquement représentée en position d'infériorité par rapport à son rédac chef, assise, enfoncée au premier plan dans son siège tandis que son partenaire est en position de force à l'arrière-plan. Néanmoins, il s’opérera un renversement décisif lorsque Katherine, se levant, renverra à Bradlee ses propres accointances avec le pouvoir, le laissant seul dans la pièce face à ses propres contradictions. Dès lors, les deux protagonistes demeureront physiquement sur la même ligne malgré les divergences restantes.
La seule entorse à ce principe a lieu lorsque Bradlee, en sueur, vient rendre visite à Graham qui l'accueille depuis le haut de l'escalier de sa demeure tandis qu'il reste sur le perron, coïncidant avec le moment où la propriétaire, après avoir discuté avec sa fille de l'objectif du journal dirigé par son père puis par son mari décédé, assume pleinement sa décision de lancer la publication. Elle retrouve alors contenance et prestance.
MISS IN ACTION
C’est par l’entremise de mouvements d’appareils et une scénographie élaborée que le cinéaste dépeint la reprise de pouvoir de Katherine Graham, comme l'illustre notamment l’époustouflante chorégraphie autour de la conversation téléphonique multipartite où cette dernière doit prendre sa décision finale, concentrant tous les enjeux : tandis que chaque homme accroché à son combiné est filmé frontalement, regardant vers la droite ou la gauche de l’écran selon son positionnement, seule Katherine est au début cadrée en plongée depuis le plafond, centre figuratif du dispositif illustrant l’attention qu'elle suscite. De même, une Katherine triomphante s'avance dans la salle de rédaction lorsque la caméra opère un travelling pour aller à sa rencontre. Le mouvement s'arrête peu après la photo accrochée au mur montrant son père et son mari tenant un exemplaire du Post. Katherine, enfin dans le champ, poursuit sa marche en avant et la caméra repart alors d'où elle venait, suivant désormais sa trace. En un plan, Spielberg unit les trois dirigeants du journal pour souligner la reprise de flambeau par Katherine, formalisant le souffle nouveau qu'elle imprime.
Si Pentagon Papers est un grand film féministe, ce n’est pas seulement par la grâce de la figure de Katherine Graham confrontée à une société patriarcale où la distinction sociale de la place des femmes est très marquée (lorsqu’un homme lance un sujet sérieux en fin de repas, ça sonne le retrait des épouses dans le salon pour s'entretenir de futilités), parvenant malgré cela à imposer son point de vue et ses décisions. Il est aussi question d'une libération de la condition féminine plus générale, le parcours édifiant de Katherine en est un formidable révélateur. Dans cette optique, la femme de Ben Bradlee s'avère tout aussi importante puisque c'est sa lecture du courage de la propriétaire du Washington Post qui fera prendre conscience à son mari de la portée de sa décision et du risque qu'elle supporte. Un personnage tout aussi essentiel est celui de Judith Martin, la journaliste qui devait couvrir le mariage de la fille de Nixon (il est amusant de noter que Pentagon Papers, au fond, relate le divorce du quatrième pouvoir avec l'exécutif gouvernemental). Elle sera parfaitement intégrée à la salle de rédaction improvisée dans le salon de Bradlee, concentrant même souvent l'attention en demandant la suite d'un mémo ou d'un rapport qu'elle est en train d'éplucher ou répondant favorablement aux recherches similaires de ses collègues. Enfin, c'est elle qui décroche le téléphone et s'apprête à annoncer le résultat du jugement de la cour suprême. Tout le monde étant suspendu à ses lèvres jusqu'à ce qu'elle énonce avec fierté le verdict et la justification du juge.
Alors que Lincoln humanisait une icône historique, Le Pont Des Espions agissait à l'inverse en rendant iconique un homme pétri d'humanité. Avec Pentagon Papers, Spielberg ne manque pas de mettre conjointement en valeur Katherine Graham et Ben Bradlee mais in fine, il met en exergue leur humilité par rapport à leur travail, les poussant en douceur en arrière-plan dans une des dernières images du film dominée par les multiples exemplaires du Post sortant de l'impression. Un plan qui vient compléter celui, plus tôt, montrant Ben Bagdikian (Bob Odenkirk) seul face à sa machine à écrire, un sourire satisfait de plénitude se dessinant sur son visage tandis que les puissantes rotatives font trembler son bureau. Une double signification se fait alors jour : ce vrombissement intense des machines rassure car il illustre la bonne marche de leur journal et la vérité imprimée prête à ébranler le plus haut niveau. Récit de l'émancipation du pouvoir des hommes, Pentagon Papers montre également la nécessité de s'émanciper du pouvoir institutionnel et gouvernemental pour make journalism great again.
THE POST
Réalisation : Steven Spielberg
Scénario : Liz Hannah & Josh Singer
Production : Liz Hannah, Steven Spielberg, Adam Somner, Josh Singer...
Photo : Janusz Kaminski
Montage : Sarah Broshar & Michael Kahn
Musique : John Williams
Origine : USA
Durée : 1h56
Sortie française : 24 janvier 2018
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