La Forme De L'Eau
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- Critique par Nicolas Zugasti le 23 mars 2018
L’amour aquatique
Récompensé par plusieurs prix (notamment à la Mostra de Venise et aux Oscars), La Forme De L’Eau est de loin le plus accessible des films de Guillermo del Toro. Ce qu’il perd en symbolisme et complexité narrative est compensé par touchante mise à nue artistique.
Avec ce projet, Guillermo del Toro concilie son amour des monstres en tout genre au conte de fées, déjà probant avec L’Echine Du Diable et Le Labyrinthe De Pan, dans une démarche plus frontale : les références bibliques, mythologiques (le nom du cinéma au-dessus duquel vit le personnage principal), cinématographiques (titres des films programmés dans le cinéma, extraits sur un téléviseur) sont explicites et n’induisent donc plus de double lecture. On pourrait regretter cette richesse narrative si dans le même temps, et à l’instar de son héroïne face à la créature, del Toro ne se livrait sans fard via un récit épuré qui vise le cœur avec succès. D’autant plus risqué après les scores mitigés au box-office de Pacific Rim et Crimson Peak, ce pari de laisser libre cours à ses sentiments, sans cynisme mais toujours avec une jouissive pointe d’humour noir, se double pour del Toro d'une confrontation inédite au désir et aux pulsions sexuelles de la femme protagoniste au centre de cette déclaration d’amour à La Créature Du Lac Noir de Jack Arnold. Et plus généralement au cinéma qui l’a inspiré durant son enfance, sans se contenter d'en suivre le sillon. Ou en l’occurrence l’écume.
Irrémédiablement attirée par le monstre aquatique transporté dans le laboratoire dans lequel elle fait le ménage, la muette Elisa (Sally Hawkins), aidée par sa meilleure amie et collègue Zelda (Octavia Spencer) ainsi que par son voisin dessinateur, Giles (Richard Jenkins), va tenter de l’en extraire pour lui rendre sa liberté...
Le questionnement de l’humanité à l’aune d’une altérité fantastique sous-tend ces films de monstres chéris par le réalisateur et infuse bien évidemment sa filmographie depuis ses débuts. Les créatures côtoyées par ses personnages ne cessent de leur renvoyer leur propre monstruosité (avec en pont d’orgue le capitaine Vidal dans Le Labyrinthe De Pan et Jacinto dans L’Echine Du Diable). Au regard de ces thèmes, La Forme De l’Eau est un manifeste. L’outrance et l’ironie de certaines situations impliquant notamment le colonel Richard Strickland (Michael Shannon), le tortionnaire en charge du projet, en établissent les fondements, de manière certes parfois démonstrative, mais pour mieux mettre en exergue l’envoûtement provoqué par l'humanoïde. Si Elisa perçoit très vite que la créature pourra la parfaire harmonieusement en comblant sa solitude, Giles et le docteur Hoffstetler (Michael Stuhlbarg) sont littéralement subjugués par sa pureté intrinsèque (Giles manque de tomber à la renverse en la découvrant dans toute sa splendeur, Hoffstetler désobéit à Strickland pour participer à l'évasion, considérant qu’une créature aussi unique ne mérite pas de mourir ainsi). Ces trois personnages sont sensibles à différentes caractéristiques : Elisa en tombe amoureuse par complétude organique, Giles le peintre est attiré par ses qualités esthétiques (il ne cesse de la croquer), Hoffstetler s’éprend de sa valeur scientifique.
Chacun tente de correspondre à ce que l’on attend d’eux, joue le jeu des conventions sociales et/ou professionnelles mais sans jamais parvenir à véritablement s’intégrer. Elisa l’handicapée, Zelda la noire, Giles l’homosexuel symbolisent parfois un peu grossièrement ces minorités bafouées – on peut y adjoindre Hoffstetler dont l’intégrité détone dans le contexte de Guerre Froide – mais la proximité de la créature, en les reconnectant avec leur personae plus profonde, les apaise, les réconcilie avec une nature sinon plus primitive en tout cas sans masque. A son contact, ils sont en accord avec eux-même. Une résonance à laquelle Strickland se refuse. C’est sans doute le personnage chez lequel le conflit intérieur est le plus intense, au point de le gangrener. Manière peu subtile de souligner sa noirceur d’âme et son pourrissement imminent mais qui demeure sacrément efficace. Nulle part à sa place, le colonel Strickland génère une ambiance déliquescente au laboratoire ou de l'atonie à son domicile tout droit sorti d'une publicité illustrée par Giles. Comme pour ses doigts, la greffe ne prend pas. Désireux de tout régenter, il n'accepte pas le possible caractère divin de la créature, ce qui le conduira inévitablement sur la voie d'une violence aveugle.
Réglés comme du papier à musique, les protagonistes se livrent à leurs activités habituelles sans véritable entrain, particulièrement Elisa dont les actions s'effectuent toujours au même tempo. La créature vient donc perturber le cours normal des choses : Elisa devient plus rêveuse, plus sujette aux divagations. A l'écran cela se traduit par le montage d'abord constitué de successions de plans et séquences courtes, et, à mesure qu'elle apprivoise le monstre, le flux des images se fait plus langoureux, passant d'une chorégraphie millimétrée à une valse plus déliée (ou à une java). L’argument de l’intrigue, simple, engendre une progression linéaire des plus apaisantes. Avec en point d'orgue la magnifique danse aquatique dans une salle de bain complètement immergée et la rêverie d'Elisa s'imaginant participer avec son amant amphibie à un numéro de music-hall, séquence éminemment casse-gueule où Guillermo del Toro flirte à la limite du ridicule et de la sidération.
Chez del Toro, la mort présente l'ultime seuil à franchir pour des personnages qui n'auront pu accéder à une certaine félicité durant leur parcours terrestre : mort réelle (Jared Nomak dans Blade II, Nuala dans Hellboy 2), métaphorique et ambiguë (L'Echine Du Diable, Le Labyrinthe De Pan), annihilée (Hellboy sauvé par l'ange la mort dans Hellboy 2, Mako et Raleigh reprenant conscience en émergeant par miracle des profondeurs de la faille des kaiju dans Pacific Rim), ou libératrice pour les fantômes de Crimson Peak. Ce désenchantement vient en contrepoint d'un récit où le merveilleux côtoie la noirceur, constante des univers édifiés par Guillermo del Toro qui rappelle (souvent) de manière tragique la difficulté à se libérer de sa condition. La Forme De L'Eau est ainsi une nouvelle illustration grandiose de ce questionnement sur le besoin de croire aux chimères pour outrepasser la violence du réel.
La générosité et la sincérité de Guillermo del Toro ont largement été récompensées par les professionnels de la profession. Ne reste plus qu'à nous spectateurs à célébrer sa démarche émouvante bien qu'imparfaite et à lui ouvrir les bras pour l'enlacer sans arrières pensées.
THE SHAPE OF WATER
Réalisateur : Guillermo del Toro
Scénario : Vanessa Taylor & Guillermo del Toro
Production : J. Miles Dale, T.K Knowles, Guillermo Del Toro, Daniel Kraus...
Photo : Dan Laustsen
Montage : Sidney Wolinsky
Bande originale : Alexandre Desplats
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h03
Sortie française : 21 février 2018
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