Detective Dee Et Le Mystère De La Flamme Fantôme
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- Critique par Nicolas Zugasti le 2 mai 2011
Deevin
Plombé par les anecdotiques All About Women et Missing, Tsui Hark tente de se relancer avec un film capable de séduire le marché chinois en relatant l’accession au trône de la première et unique impératrice de l’Histoire. La preuve que ce génial trublion se serait assagi et pire, soumis ? Absolument pas car Detective Dee sonne vraiment le retour du roi !
Depuis plus de trente ans, Tsui Hark redéfinit la manière de filmer l'action, impose une façon de mettre en image ses conséquences sur les personnages. Detective Dee constitue en ce sens à la fois un nouveau départ et le manifeste que son emprise n'est pas prête de s'éteindre.
L’hégémonie actuelle du film d’action et / ou de triades popularisés par Johnnie To et consort tend à faire de ce genre la pierre angulaire du cinéma de Hong Kong. C’est oublier que le film de chevalerie (ou de sabre) chinois, le wu xia pian, est le genre séminal de l’ex-colonie britannique où il prit son essor après la seconde guerre mondiale et connut son âge d’or durant les années soixante grâce aux productions de la célèbre firme Shaw Brothers. Un cinéma avec lequel Tsui Hark a toujours entretenu des rapports étroits, cherchant constamment à le dynamiser en utilisant pourtant des figures légendaires traditionnelles et ancestrales, pour un résultat éminemment singulier.
Ainsi, il aura adapté les exploits de Wong Fei-Hung, figure mythique locale, dans six films aux qualités variables, le célèbre conte traditionnel populaire Madam White Snake avec Green Snake, faisant du film le parcours initiatique de Serpent Vert, faire-valoir à l’origine, la légende des Amants Papillons avec The Lovers, le célèbre roman signé Liang Yusheng intitulé Les Sept Epéistes Du Mont Céleste formant à l'écran Seven Swords... Des classiques revus et corrigés à l'aune d'une vision moderne et d'une inventivité exemplaire, leur donnant un second souffle.
Mais c'est surtout à la façon dont la Shaw Brothers a redéfini le genre qu'il va se confronter et plus particulièrement à Chang Cheh et King Hu, deux auteurs emblématiques auxquels il ne cessera de se mesurer. Alors que la compagnie aura réussi à imposer une nouvelle forme de classicisme au genre en le mêlant à un traitement réaliste et brut issu du chambara (films de sabres japonais), Tsui Hark tentera de revenir aux racines fantastiques du wu xia pian avec Zu, Les Guerriers De La Montagne Magique et La Légende De Zu, deux échecs commerciaux cuisants pour deux œuvres trop folles, trop avant-gardistes. Un accueil qui ne remettra pas en cause sa volonté farouche de remodelage comme l'illustre brillamment son attaque frontale du monumental Un Seul Bras Les Tua Tous de Chang Cheh avec The Blade. Un film qui éprouve aussi bien les liens avec le chambara (références explicites à la série des Baby Cart ou La Vie D'Un Tatoué de Seijun Suzuki) que l'esthétique redéfinie par la compagnie durant son âge d'or.
The Blade n'illustre pas le crépuscule d'un genre mais au contraire une nouvelle aube, un nouveau départ formé dans le chaos ambiant pré-rétrocession (le retour dans le giron chinois intervenant deux ans après la sortie du film) et l'état primitif d'une nouvelle ère du sabre (pas un hasard si les héros ne sont pas d'émérites épéistes mais des forgerons). Remisant les cadrages léchés et les mouvements fluides et virtuoses de la caméra des Il Etait Une Fois En Chine, dans le plus pur style de King Hu, Tsui Hark organise le retour à un chaos organique à base de caméra prise de soubresauts, de cadres instables et de zooms et dézooms sauvages inspirés de Chang Cheh. Avec Seven Swords, il se situe à l'exacte frontière entre ces deux conceptions esthétiques, poursuivant le développement de ce nouveau monde dont il aura mis en scène la gestation avec The Blade. Et qu’il prolonge aujourd’hui avec Detective Dee, afin d'en dépeindre un versant plus politique et surtout, poursuivre magistralement son entreprise de déconstruction des mythes cinématographiques et culturels, pour mieux les réinventer et ainsi se les approprier. Pour ce faire, il adopte une mise en scène plus ample, plus posée, où les cadres sont plus ciselés (les compositions graphiques sont à se pâmer de beauté !), autrement dit plus proche de King Hu ce qui traduit une évolution artistique et narrative véritablement recherchée. Une impression confirmée par le prochain film du maître, Flying Swords Of Dragon Gate, qui est une variation (en 3D) du classique L’Auberge Du Dragon de King Hu, déjà objet d’un remake en 1992 de Raymond Lee et produit par Tsui.
SERIAL ENQUÊTEUR
Récit policier d’aventures serialesques, Detective Dee, semble être une version plus aboutie de Butterfly Murders, son premier film. Et si l’on pourra reconnaître certaines auto-citations (Histoires De Fantômes Chinois, Il Etait Une Fois En Chine…), ce n’est pas tant dans le simple but de flatter l’œil attentif des fans que de façonner un peu plus intensément un univers personnel où les représentations fictives du folklore hongkongais jouent et se jouent de leurs pendants réels et historiques.
Tandis que l’impératrice Wu supervise la préparation de la cérémonie de son proche couronnement, des hauts fonctionnaires, responsables de l’édification d’un Bouddha géant aux portes du palais impérial, trouvent la mort par combustion spontanée. Soupçonnant les prémisses d’un complot ourdi contre sa personne, l’impératrice charge sa fidèle lieutenante Jing’er de quérir l’aide du célèbre détective Dee, emprisonné par ses soins depuis huit ans pour son soutien aux opposants de l’Empire, afin de faire la lumière sur ce mystère.
Plus connu en France sous le nom de Juge Ti, le détective Dee est un personnage romanesque popularisé en Occident par les écrits du diplomate hollandais Robert H. Van Gulick. Une figure littéraire inspirée de Di Renjie (d’ailleurs titre VO du film), véritable magistrat ayant vécu de 630 à 700 après J.C. et qui deviendra chancelier de l’impératrice. Cette dernière est une personnalité éminemment controversée autant que fascinante (elle est traditionnellement dépeinte comme une usurpatrice sanguinaire) qui inspira de nombreuses œuvres (ciné, télé, livres) dont la plus fastueuse est le film L’Impératrice Wu, réalisé en 1963 par Li Han-Hsang et produit par la Shaw Brothers. Une fois de plus, Hark se frotte à une de leurs œuvre car si l’enquêteur est au cœur de sa scénographie, il n’en demeure pas moins que Dee et les formidables personnages secondaires tels que le Chambellan, Jing’er ou Donglai l’allié albinos de Dee, permettent d’esquisser en creux le portrait de cette éminente manipulatrice.
L'entreprise de redéfinition d'un genre, de caractères, s'applique bien évidemment aux personnages historiques du Detective Dee et de l'impératrice Wu. Non pas dans un but de révisionnisme mais pour en donner une image plus contrastée. Une sorte de jeu avec la vérité qui est d'ailleurs constitutif de l'intrigue du film. Contemporaine de la dynastie des Tang du VIIème siècle, Wu Zetian est une figure légendaire importante en Chine. Elle fut une des rares femmes à accéder au pouvoir suprême et la seule à fonder sa propre dynastie, les Zhou. Mais pour parvenir à ses fins, elle usa de cruauté et de basses manœuvres. De même qu'une fois impératrice à part entière, les livres d'Histoire retiennent le régime de terreur qu'elle instaura. Si ses actes ne sont pas à minimiser, en revanche l'Histoire s'accorde peu sur la sagesse politique dont elle a pu faire preuve, notamment en promouvant l'agriculture, en encourageant l'expression des opinions divergentes (peut être pour mieux repérer les opposants afin de les faire taire...) ou développant l'éducation des femmes, leur accès aux examens et à des postes importants.
Sans en faire une féministe acharnée, l'impératrice se montra toutefois plus progressiste que ne laisse transparaître la version officielle. Mais il n'est pas incongru de considérer que son règne ait été envisagé à l'aune d'une vision misogyne de transcripteurs confucéens détestant l'impératrice pour avoir remis en cause un ordre patriarcal millénaire (les écrits les plus anciens la concernant ayant été rédigés plus de trois siècles après sa disparition). Son image n'ayant été réévaluée qu'au vingtième siècle. Cette contestation, presque ontologique, d'une émancipation féminine, Tsui Hark en fait un moteur majeur de la détermination implacable de l'impératrice. Sans chercher à l'excuser mais plutôt à expliquer son comportement. Ainsi, il fait d'elle un personnage ambigu voire même ambivalent, capable d'énoncer froidement sa sentence envers ceux devenus inutiles à la préservation de son pouvoir comme d'exprimer imperceptiblement des sentiments envers Dee. Une relation pas seulement empreinte de profond respect et d'estime réciproque malgré tout ce qui les oppose idéologiquement. Dans la réalité, Dee restera auprès de l'impératrice pour la conseiller, parvenant même à atténuer ses penchants répressifs.
Tsui Hark ne suit pas exactement cette évolution, préférant une résolution dramatiquement plus intense mais qui n'en défini pas moins l'influence de l'enquêteur sur la dirigeante au cours d'une séquence qui, contrairement aux apparences, ne légitime aucunement les crimes impériaux pas plus qu'elle ne donne l'impression d'une allégeance aveugle. Céder les rênes du pouvoir n'exclut pas pour autant de faire reconnaître à l'autre ses responsabilités. Le Detective Dee est appelé en anglais Judge Dee et il assume parfaitement cette fonction en proférant subtilement son jugement. Et puis, Tsui Hark a toujours été du côté des opposants aux despotes, aux anti-progressistes ou à l'obscurantisme (La troupe de Peking Opera Blues, les épéistes de Seven Swords, les amoureux par delà les genres ou la nature fantastique de The Lovers ou de Green Snake) et Detective Dee prolonge cet engagement et le raffermit même en mettant en valeur l'intellect comme principe décisif pour modifier les rapports de pouvoir quand la seule action physique et les envolées martiales sont insuffisantes. La mise en scène du climax s’y attache d’ailleurs remarquablement, axant d’abord ses efforts sur l’illustration visuelle du raisonnement de Dee avant de valoriser la confrontation physique.
RÉVÉLATIONS
Alors que les romans de Gulick, sous couvert d’enquêtes ludiques retranscrivaient avec précision le fonctionnement de la justice chinoise, Tsui Hark use d’un stratagème équivalent mais pour, ici, révéler les ficelles du wu xia pian (parfois même frontalement lors des superbes séquences situées dans le bazar fantôme), les rouages (comme ceux présents à l’intérieur du bouddha géant). Un enjeu primordial limpide puisqu’il est associé d’emblée au personnage de Dee lui-même qui nous est présenté dans sa prison en train de brûler des manuscrits (notes, rapports, journaux) qu’il parvient pourtant à lire malgré sa cécité apparente (son regard vitreux ne trompe pas ?).
Cette dernière séquence de l’exposition est absolument parfaite puisqu’elle termine de présenter les différents antagonistes (apparition de versions médiévales des ninjas, incarnations de la représentation qu’en a faite le génial Franck Miller dans les premiers exploits de Serval) tout en faisant de la connaissance de son environnement physique et politique un élément décisif. Du grand art narratif couplé à de prodigieux corps à corps. En enquêtant sur ses étranges combustions dont les rayons du soleil semblent être les seuls responsables (les victimes s’embrasent tels des vampires), Dee va s’ingénier à faire tomber les masques, mettre à jour tout ce qui perturbe la perception de l’espace d’action, soit en dévoiler les supercheries fantastiques (des rondins de bois sortant de l’eau, un cerf doué de la parole, le Chambellan et ses bras doués d’une vie propre…) et les manigances politiques aussi bien des représentants de la dynastie Tang déchue que de Wu l’impératrice autoproclamée. Une volonté de révélation totale qui se manifeste lors de l’effondrement de l’immense Bouddha, lorsqu’une partie de son visage, à l’effigie de Wu, se détache tel un masque et s’en va écraser une partie du palais. Cette entreprise de rationalisation ultime se retrouve au sein des combats magnifiquement chorégraphiés par Sammo Hung. Incapable de voler comme les traditionnels héros martiaux, Dee compense par des capacités intellectuelles et déductives aussi lestes et aiguisées que ses coups.
Si la recherche d’une célérité toujours plus accrue et efficiente était au cœur de The Blade (bouger plus vite était le leitmotiv de Fei Lung, l’ennemi du sabreur manchot Ding-On), ici il faut penser plus vite sous peine d’être dépassé par ses ennemis, trompé par les faux-semblants, trahi par ses alliés. Detective Dee illustre la nécessité de briser les chaînes qui entravent l’action physique (la condition de prisonnier politique de Dee), le raisonnement (les prodiges dont on est le témoin, la profusion de signes) et l’affection (les positions sociales empêchent le développement d’un amour naissant). Afin de l'aider dans cette tâche, il n’y a rien d’étonnant à voir Dee utiliser une masse noire d’ébène, sorte de diapason massif dont il se sert avant tout pour parer les coups et pour déterminer le point faible des objets inanimés comme des êtres vivants. Une "arme" défensive qui lui servira de révélateur dans tous les sens du terme.
Cette épée sans lame définie d’ailleurs à merveille le détective, renvoyant à une caractérisation identique pratiquée sur les combattants et leurs épées dans Seven Swords. Et parmi les chaînes à briser, outre celles pouvant neutraliser ou du moins perturber l’exécution d’une machination, il y a celle du divin. En effet, dans Detective Dee, le mystère, le danger résident toujours en hauteur. Une verticalité qui imprègne le monde de l’impératrice et qui en symbolise le pouvoir divin (pas pour rien qu’elle fait construire cet immense Bouddha) et à laquelle s’opposent les déplacements transversaux de Dee, homme de l’horizontalité et même de l’ombre. Faire éclater la vérité ne pourra se faire qu’à l’issue d’un voyage ayant emmené Dee et ses compagnons des profondeurs du bazar fantôme jusqu’au sommet du Bouddha géant en passant par les cimes du temple du Chambellan. La progression physique traduit une élévation non pas spirituelle mais réflexive qui sera capable de ramener sur le même plan le divin et le rationnel.
FÉMINITÉ
Tsui Hark a toujours su admirablement dépeindre des personnages féminins et Detective Dee ne démord pas à la règle. En quelques plans soignés, de furtifs regards échangés ou de subtiles postures, Hark met en valeur Wu et Jing’er, deux personnages importantissimes à l’histoire bien qu’apparaissant souvent en retrait par rapport à Dee ou aux hommes en général. Jing’er qui bénéficie sans doute des plus belles séquences du film, où elle apparaît comme une combattante émérite et déterminée, et s’avère particulièrement touchante lorsqu’elle exprime enfin et rageusement son déchirant dilemme entre amour et loyauté, servitude et libération. De plus, Hark comme dans The Lovers ou Peking Opera Blues, entretient l’ambiguïté des apparences féminines, que se soit Donglai et Wu poudrés comme des interprètes de théâtre, Jing’er et Wu harnachées dans des armures, de plus l’accoutrement de guerrier endossé par Jing’er dissimule parfaitement sa beauté, ou même Dee qui est pour la première fois évoquée par l’impératrice sous le vocable de Vénus (déesse de l’amour et de la séduction).
Une confusion des genres qui s’étend également aux scènes d’action dont le plus remarquable exemple est celle opposant Dee et Jing’er dans l’auberge, leur dispute se muant en danse de séduction et de domination. Outre cette féminité à dévoiler (peut être le véritable mystère du récit), le film se double d’un formidable discours politique qui sous-tend tout le métrage sans pourtant sacrifier à l’excitation des images. Mais attention à ne pas divaguer tel Jacques Morice de Télérama : "La pléthore malicieuse de symboles et de subterfuges est telle qu'elle invite le spectateur à déceler un sens caché un peu partout. N'y a-t-il pas derrière le culte de la personnalité de l'impératrice et sa répression systématique une allusion à Mao Zedong ? Et cette tour monumentale exploitée en arme de destruction massive, n'agit-elle pas comme ressemblance fortuite avec la chute du World Trade Center ? Délire d'interprétation, peut-être. Mais tout est bienvenu dans cet univers fabuleux."
Plus sérieusement, Detective Dee prend vraiment toute sa saveur au moment où le détective quitte le palais en marchant dans l’ombre du Bouddha effondré. Un déplacement s’effectuant dans une zone situé en marge du cadre, Dee prenant soin de ne pas empiéter dans le reste de l’espace désormais en plein jour. Après avoir redonner la lumière au monde, Vénus plonge dans les ténèbres. Un plan bluffant par la simplicité de sa composition, la puissance de son symbolisme et la limpidité de sa signification. Tsui Hark matérialise et scelle en une superbe image le destin du juge Dee, physiquement et politiquement condamné à demeurer dans l’ombre. Presqu’une victoire à la Pyrrhus.
Dans cette société en proie au chaos, le règne de l’impératrice Wu n’est sans doute pas la panacée mais permet de retrouver une unité nécessaire. Mais en aucun cas nous n’assistons à un revirement idéologique. Alter ego du réalisateur, Dee, de tout le film, ne s’incline jamais devant le pouvoir en place ou les prétendants. S’il s’agenouille, c’est seulement pour récupérer son "arme", la masse noire d’ébène, ou la transmettre. Impossible de déceler le moindre signe d’allégeance dans ce finale superbe. La remise de cet instrument de justice à la nouvelle impératrice s’effectue non sans que cette dernière affronte, admette, ses responsabilités. Symbole fort, l’intronisation de Wu est faite par Dee, homme du peuple garant de l’équité et de l’indépendance, impliquant son respect par la dirigeante. Si le détective Dee s’efface par obligation, son influence restera prégnante. Et dans le même mouvement, Tsui Hark énonce son retour triomphal aux affaires et impose un talent brillant de mille feux.
DI RENJIE ZHI TONGTIAN DIGUO
Réalisateur : Tsui Hark
Scénario : Kuo-Fu Chen, Robert Van Gulik, Jialu Zhang
Production : Felice Bee, Peggy Lee, Nansun Shi, Tsui Hark
Photo : Chi Ying Chan & Chor Keung Chan
Montage : Chi Wai Yau
Bande Originale : Peter Kam
Origine : Hong Kong
Durée : 2h03
Sortie française : 20 avril 2011