American Sniper
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- Critique par Nicolas Zugasti le 26 février 2015
Dans la ligne de mire
Cristallisant bon nombre de critiques dénonçant l'attitude va-t-en-guerre d'Eastwood et le taxant de propagande, American Sniper aura surtout démontré une chose : les contempteurs du cinéaste semblent avoir apprécié son Å“uvre comme Chris Kyle ses ennemis, par le petit bout de la lorgnette.Â
La polémique qui a suivi la sortie a réactivé l'ambiance délétère qui sévissait lorsque Dirty Harry pointa le bout de son .44 Magnum. Comme si, après plus de trente ans de carrière derrière la caméra en tant que réalisateur, la plupart était incapable d'appréhender sa filmo autrement que dans l'optique de faire oublier ce personnage détestablement violent, n'y voyant qu'un formatage en lieu et place d'une évolution et d'un questionnement permanent. Car American Sniper est une pure geste eastwoodienne et non les premiers signes de déchéance d'un vieux cow-boy. N'en déplaise à Libération qui s'est fendu dans son édition du week-end de la St-Valentin d'un dossier spécial consacré au film et tapant à côté de la plaque, apposant leur grille de lecture contrefaite et à contre-sens. Ce ne sont pas les seuls mais les plus emblématiques de la perception biaisée d'Eastwood qui perdure encore malgré tout ce qu'il a pu livrer. Il n'y a bien que l'interview menée par Bruno Icher à sauver.
Et c'est peu dire qu'à quatre-vingt-quatre ans bien sonnés, l'auteur de Gran Torino en remontre à la jeune génération : immergeant dans l'action effroyable de ce sniper le plus mortel de l'histoire militaire des Etats-Unis, son film interroge en creux les fondements mythologiques de ce pays, sa fabrique des héros sur mesure, la problématique des valeurs à transmettre, tout en convoquant la figure du revenant qui infuse son œuvre.
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LA POSITION DU TIREUR COUCHÉ
Adaptant l'autobiographie de Chris Kyle, Navy SEAL embarqué dans quatre campagnes en Irak où il faisait office d'ange gardien létal en faveur de ses frères d'armes, le long-métrage d'Eastwood n'a pas pour fondement de retranscrire fidèlement la réalité des faits et encore moins de faire l'apologie d'un militaire aux tendances sociopathes pour en faire un héros voire un martyr, contrairement à l'interprétation que l'on peut avoir du générique final constitué d'images d'archives montrant son enterrement en grandes pompes (on y reviendra). De même que l'on ne peut reprocher au film son manque de critique et de contextualisation des conflits dans lesquels se sont engagés les Etats-Unis. Ce n'est pas un tract militantiste. Et comme Katryn Bigelow avec Zero Dark Thirty (ce dernier n'ayant pas été épargné non plus par les critiques à l'époque), Eastwood se place au-delà de toute idéologie, sur la corde raide, bien que la croisade et la vision étriquée de Kyle illustrent la politique menée par les faucons.
Or, le but recherché par Eastwood n'est pas de montrer chez ce guerrier l'émergence d'une conscience ou une remise en cause, mais bien de nous river à sa vision, sa perception de la mission de protection qu'on lui a assignée et qu'il a embrassée finalement dès le plus jeune âge. Enfant, on le voit ainsi donner du "sir" à son père qui a tôt fait d'inculquer à ses fils la valeur de chien de berger prêt à défendre les faibles moutons. La volonté d'opérer cette immersion aux côtés de Kyle est illustrée par la mise en scène égrenant les gros plans et renvoyant la lunette du sniper à l'utilisation d'une longue focale. De même, Eastwood enferme son personnage, qui n'a des événements extérieurs qu'une vision retransmise par la télévision (le double attentat contre des ambassades américaines en 1998, le 11 septembre 2001), et quand il rentre au foyer, il reste cloîtré chez lui, mutique, ou consent seulement à s'enfermer dans un supermarché. Même au sein des combats, Eastwood rend bien compte de cet aveuglement qui taraude Kyle : de sa position dominante sur les toits, il voit certes tout ce qui peut constituer une menace extérieure mais ne réfléchira qu'en terme de cibles à éliminer ou non, se coupant de tout ce qui peut se trouver à la marge (même s'il est capable de déceler du coin de l'œil un mouvement d'une menace potentielle comme lorsqu'il abat un serpent au stand de tir d'entraînement). Et malgré cette prééminence, il ressentira une énorme frustration de ne pas voir ce qu'il se passe à l'intérieur des habitations inspectées par les soldats au sol et donc ne pouvoir aider encore plus activement. Mais lorsqu'il descend de son perchoir pour rejoindre ses compagnons, il perd cette précision et se fait surprendre à maintes reprises par des tirs ennemis. Quelque soit la position adoptée, la vision sera sempiternellement incomplète.
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EXTERMINATOR
Et dans ce désert aux accents fordien, le film vacille vers l'abstraction pure et simple. Le dernier combat dans la tempête de sable en est une magnifique illustration : alors qu'un sniper syrien sévit pour le camp ennemi, jamais Eastwood n'engagera son film sur la voie d'une lutte entre les deux tireurs, définissant peu cet ex-champion olympique pour ne pas en faire l'exact opposé de Kyle, son parfait antagoniste, mais plutôt sa part d'ombre. Lorsqu'il parvient à le tuer d'une balle tirée à plus de deux mille mètres de distance (un tir quasi surnaturel : de par l'important éloignement, il n'y a bien que Kyle pour percevoir quelque chose), il ne montre aucune satisfaction particulière. Son but n'était pas d'être le numéro un des tueurs de précision mais de préserver la vie de ses coéquipiers. Il fait plutôt preuve d'un certain soulagement, celui du devoir accompli, même si son action a précipité l'intervention de nombreux combattants ennemis les ayant maintenant repérés. Symbole de son détachement consommé, Kyle abandonne son bardas et son arme pour monter dans le véhicule les extrayant de la zone de danger, renvoyant à la prescription de son père qui lui intimait de ne jamais poser son fusil pendant la chasse même pour s'approcher d'une bête abattue.
Après cette dernière action, il est enfin prêt à revenir parmi les vivants. Oui, car depuis son arrivée sur le front, il aura été montré en véritable mort ambulant, ne montrant aucun affect particulier. Ceci afin de se préserver moralement pour pouvoir continuer à assumer sa mission. Et si Kyle refuse de s'ouvrir à sa femme sur ce qu'il ressent dès lors qu'il est auprès d'elle, c'est aussi dans le but d'accomplir une autre forme de protection, la préserver des atrocités qu'il a pu voir ou commettre. Taya, la femme de Chris, acquiert ainsi une importance prépondérante en terme narratif car c'est elle qui va personnifier le lien, même ténu, qui le raccroche à l'existence. Sur le terrain, il n'hésite pas à lui parler au téléphone satellite de choses futiles, lui permettant de reporter son attention sur les autres personnes qui comptent sur lui et restées au pays. Une forme de distraction de la vision quotidienne des morts en sursis qui peuplent sa lunette de visée. Et c'est l'insistance et la persévérance de Taya à lui marteler de s'exprimer qui le maintiennent en vie en l'obligeant à lui prêter un minimum d'attention. Car plus les séjours s'enchaînent, plus il se renferme, montre de moins en moins d'émotions en sa compagnie et de plus en plus de signes de perturbation (face à l'écran noir de sa télé, il continue à percevoir le bruit et la fureur des combats). Le fantôme qu'est devenu Chris Kyle est ainsi configuré pour être une véritable caisse de résonance.
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COEUR DE CIBLE
Dès les premières minutes il est pourtant évident qu'Eastwood va se projeter au-delà d'une lutte manichéenne entre les méchants sauvages irakiens et les vaillants soldats américains. American Sniper débute par la séquence mise en exergue dans le premier teaser montrant Kyle perché en train de scruter ce qu'il se passe à travers sa lunette quand il repère une femme donnant à son gamin une grenade, vraisemblablement pour la lancer contre une troupe stationnée à proximité. A quel moment intervenir ? Un choix cornélien et intense qui n'appartient qu'à lui ("Your call" lui rappelle une voix dans son oreillette), coupé abruptement à l'instant fatidique par un flashback montrant Chris enfant participer à une séance de chasse avec son paternel. Un moyen de faire monter la pression en différant la résolution ? Pas seulement. Car ce que met immédiatement en parallèle le cinéaste est le problème de cette violence que l'on transmet aux plus jeunes générations. D'emblée, Eastwood trace une frontière dont il ne démordra pas, réussissant un remarquable travail d'équilibriste où ce tueur assermenté devra donner un sens à ses actes, puis de retour au pays redonner un sens à sa vie. On va donc suivre son évolution, de sa formation et son intégration au corps des SEAL, à ses rapports avec sa femme qui souffrent de son engagement sur le terrain, jusqu'à la dépression du retour définitif qu'il surpassera pour ensuite aider des vétérans à sortir de leur propre syndrome post-traumatique. Autrement dit, American Sniper développe la lancinante question chez Eastwood du "héros" et ce qui le constitue, son héritage.
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Véritable robot humain sur le front (il ne faillira pas de son programme, allant jusqu'à uriner sous lui pour rester en position), détaché de tout sentiment et sentimentalisme afin de pouvoir mener à bien sa mission, Kyle va cependant être ébranlé par des perceptions discordantes. Certains de ses frères d'arme manifestent leur doutes et leur envie de retrouver une vie normale mais finissent tués. Surtout, c'est l'attitude de son petit frère croisé sur le tarmac qui va le surprendre. Pas jusqu'à le remettre profondément en cause, mais son visage se trouble d'incompréhension : pour lui, il est inconcevable de ne pas être entièrement, absolument, porté par l'idée d'être au service de la patrie.
De même, il est très mal à l'aise avec son surnom de "Légende", d'autant plus quand lors d'un de ses retours auprès de sa famille il croise un ancien soldat qui manifestera sa gratitude de l'avoir sauvé par sa capacité à distribuer la mort à distance. Partout, même chez l'ennemi qui le désigne en tant que "El Sheitan" (le diable), il est connu sous un vocable qui transcende sa nature, lui confère un statut impossible à assumer.
Chris Kyle personnifie un nouveau mythe qu'Eastwood met à l'épreuve de la mythologie fondatrice des Etats-Unis, la conquête de l'Ouest, le western (la tête de Kyle sera mise à prix par les irakiens ; avant de s'engager il était un adepte du rodéo ; en fin de métrage il s'amuse avec sa femme en brandissant un colt factice). Et avec ce film, le cinéaste en interroge la pertinence, la portée, la capacité à rassembler, à la refondation. Aucun jugement mais un constat, celui âpre et amer que, contre toute attente, c'est autour de ce mythe (cent-soixante morts confirmées, deux-cent-cinquante-cinq annoncées par l'intéressé) que se ressoude la communauté comme le montre les images finales de ses funérailles et le rassemblement qu'elles génèrent. La reformulation porteuse d'espoir d'un groupe, d'une société, autour d'un pistolero vengeur désormais apaisé comme dans Josey Wales Hors-La-Loi n'est plus possible. Mais c'est également une manière de signifier l'enterrement des dernières illusions qu'il subsistait malgré tout après Un Monde Parfait.
A ce titre, la conclusion très belle et pudique se formant sur la vision de Taya Kyle regardant son mari s'en aller avec celui qui le tuera peu après est remarquablement évocatrice. Alors qu'en croisant le regard de cet ex-marine on la voit tressaillir d'un mauvais pressentiment, un fondu au noir s'enchaîne juste après qu'elle ait refermé la porte de leur maison. Fin de l'histoire et retour brutal à la réalité.
AMERICAN SNIPER
Réalisateur : Clint Eastwood
Scénario : Jason HallÂ
Production : Bradley Cooper, Clint Eastwood, Jason Hall, Bruce Berman, …
Photo : Tom Stern
Montage : Joel Cox & Gary Roach
Origine : Etats-UnisÂ
Durée : 2h12
Sortie française : 18 février 2015