The Matrix
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- Analyse par Nicolas Bonci le 14 mai 2008
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Dans un mois sort sur nos écrans Speed Racer, l'occasion de revenir sur le film phare des frères Wachowski, et plus précisément sur la toute première séquence, contenant en son sein divers éléments, qui, mis en parallèle avec les intentions des auteurs, peuvent nous aider à voir plus clair dans le concept Matrix, le processus de mise en scène des Wachowski et comment ces derniers pensent leur cinéma.
1. INSTALLER LES CODES
Le but d'une première séquence, notamment d'un film de science-fiction, est de présenter le plus rapidement et naturellement possible la diégèse qui régira les événements à venir.
La Matrice est un univers électronique, elle est donc constellée de symboles divers ayant pour fonction de créer une analogie avec les pointeurs informatiques. Par exemple ici, la pièce où se trouve Trinity est la chambre 303, soit son nom en langage numérique (three o three). Durant la trilogie, Trinity aura toujours un rapport avec le chiffre trois. D'ailleurs, elle effectue trois sauts "magiques" durant cette séquence pour échapper à ses poursuivants (trois policiers + trois Agents).
Nous apprenons que dans cet univers les personnages peuvent défier la pesanteur :
La Matrice est un monde de doubles et de simulacres. Cela est présenté ici par la publicité de l'arme utilisée par les Agents, tout comme nous verrons dans les autres opus des publicités pour de la viande (le steak que mange Cypher) ou les fameux Tastee Wheat de Mouse ; la publicité étant selon Baudrillard un autre niveau d'abstraction du réel, on peut y voir une forme d'hyper-réel ayant pour but de faire plus facilement accepter cette réalité de la Matrice aux humains/spectateurs.
Enfin, lorsqu'ils poursuivent Trinity, les Agents se positionnent face à la cabine téléphonique, non face à la jeune femme.
Ceci semble forcément étrange au spectateur, et même si un rapide plan flou/net nous permet de saisir l'importance du téléphone pour Trinity, le fait qu'elle court se réfugier dans une cabine téléphonique vers laquelle fonce un camion ne peut paraître a priori qu'illogique, jusqu'à ce que l'on comprenne que le téléphone lui permet en fait de fuir ses poursuivants.
Cette manière de procéder au niveau du récit a pour fonction d'amener le spectateur à accepter que les personnages auront toujours de l'avance sur lui. Se créé alors un processus d'anticipation constante sur le spectateur permettant de suspendre l'incrédulité de ce dernier, qui cherchera moins à remettre en cause la logique de l'univers présenté : dorénavant, tout acte montré sera considéré comme vrai/sensé, vu qu'on vient de démontrer au public qu'il ne connaît pas l'univers où il se trouve : bien que les actions semblent incohérentes, elles débouchent sur un résultat logique (les Agents foncent sur une cabine sans raison ; Trinity se jette dans cette cabine : deux actes complètement stupides mais finalement tout à fait logiques au sein de cette diégèse).
2. RAISON CONTRE SENTIMENT
Pour le spectateur, il apparaît évident à la fin de cette séquence que Trinity est l'héroïne, représentant le Bien, et les programmes Agents, le Mal. Si on analyse froidement la scène, on se rend compte que le programme Agent Smith reproche au lieutenant de police de ne pas les avoir attendu, estimant que cela va coûter la vie à ses hommes. Tandis que Trinity, "la gentille" abat quatre policiers innocents.
Notre hémisphère gauche, celui qui analyse avec raison, nous permettrait donc d'atténuer le manichéisme primaire de la scène, ainsi que du film, mais il est totalement court-circuité par l'hémisphère droit, entièrement sollicité durant cette scène :
- Tout d'abord, une introduction intrigante, faite d'effets, de flare vidéo, de musique distordue et de mouvements de caméra plaisants nous embarque sur un mode de perception basé sur le ressenti.
- Les auteurs jouent ensuite avec les codes cinématographiques, dont celui qui veut que lorsqu'un personnage est seul contre plusieurs anonymes, il est forcément bon. De plus nous avons à faire à une femme face à plusieurs policiers. L'empathie du spectateur va donc directement pour cette dernière, d'autant plus qu'elle effectue de véritables exploits qui l'émerveillent.
- Trinity panique au téléphone lorsqu'elle sait que des Agents sont à ses trousses. Ce qui renforce notre empathie, car si elle a peur, elle ne peut être que gentille, toujours selon les codes du récit.
- Smith et les programmes sont mis en scène de façon à faire ressentir une crainte, un malaise (oblique, ombre menaçante, plans relevant de l'expressionnisme allemand visant à donner un sentiment d'étrangeté, d'oppression).
La raison contre le sentiment est d'ailleurs illustré au sein même de la diégèse de la séquence, puisque Trinity (sentiment) se fait repérée par les programmes Agents (la raison) car elle passe trop de temps à espionner Neo, dont elle est amoureuse.
A ce stade, le spectateur est non seulement entré dans un univers illogique dans lequel les personnages sautent sur des dizaines de mètres, marchent sur les murs et disparaissent dans des cabines de téléphone, mais il s'est surtout fabriqué un sentiment de paranoïa vis-à -vis des Agents, et soutiendra quoi qu'il advienne Trinity, alors que l'une tue des innocents, les autres les protègent. Et ce sentiment sera le moteur de pratiquement toute la trilogie.
Les Wachowski jouent donc avec les codes du cinéma et les réactions du public pour lier le récit. Ils sont dans un processus de ce qu'on appelle "méta-cinéma".
3. MÉTA-CINÉMA
De nombreux éléments visuels sont mis en scène pour rappeler au spectateur le statut de "simple film", de simulation virtuelle, durant laquelle il sera observé :
- Le film s'ouvre par une pluie d'idéogrammes japonais et arabe inversés, comme si le public était du mauvais côté de l'image.
- "The Matrix" apparaît à l'écran, soit littéralement la Matrice, la simulation. La caméra rentre dans "The Matrix" ; nous entrons dans la Matrice, l'univers fictif créé par les machines, ET le film The Matrix, l'univers fictif créé par les Wachowski.
- Nous arrivons sur une lumière vive, éblouissante, se révélant être le plan d'un homme éclairant et scrutant ce qu'il a en face de lui, soit tout bonnement le public.
- Le Bullet Time, parmi toutes les possibilités de mise en scène qu'il offre, permet en outre aux auteurs de nous ramener à l'origine du cinéma, lorsqu'il n'était encore que Zoopraxiscope ou chronophotographe, c'est-à -dire un outil scientifique conçu pour étudier la décomposition du mouvement. C'est en quelques sortes un retour aux sources pour mieux décortiquer le cinéma et la relation que le spectateur entretient avec.
Résumons : nous sommes dans un processus d'expérience avec le public, basé sur l'acceptation de codes, l'asservissement au récit, soit la mise en place d'un contrat, le tout au sein d'univers dans lequel l'humanité est esclave des machines.
Les thèmes de contrat et de relation maîtres / esclaves nous mènent à Hegel, dont les travaux sur la phénoménologie, soit la dialectique de la conscience, est une des sources d'inspiration avérée des auteurs (cf. leur lettre dans le coffret DVD), bien que jamais évoquée frontalement par le biais de dialogues de "philo de comptoir".
4. HEGEL : ÉPOPÉE DE LA CONSCIENCE
On le sait, Matrix aborde clairement plusieurs sujets de philosophie dits "classiques", souvent au travers de dialogues démonstratifs. Or là , nous pouvons discerner une des notes d'intention clairement affirmée par les auteurs, c'est-à -dire appliquer la dialectique hégelienne de la conscience à la structure d'un film de cinéma, et ce de manière totalement invisible.
Cette dialectique peut se résumer en trois mouvement :
1/ Position de domination du maître.
2/ Prise de conscience par l'esclave de son existence.
3/ Synthèse de ces deux premiers moments.
Ce qui est intéressant dans l'exemple de cette séquence, c'est qu'intra-diégétiquement, cette thématique est à peine amorcée et se développera plus précisément durant les trois films, alors qu'extra-diégétiquement, le spectateur qui réussit à "sortir de la Matrice" la vit entièrement :
1/ Il est esclave du récit et de sa "logique interne".
2/ De nombreux éléments sont là pour lui faire prendre conscience de son état vis-à -vis du film.
3/ Il faut considérer les éléments à la fois de manière intra et extra-diégétique pour comprendre l'expérience Matrix.
En conclusion, on peut avancer que pour les Wachowski les réflexions internes aux films ne sont que des clés vis-à -vis du spectateur. Non pas pour comprendre le récit en soi, mais pour comprendre "pourquoi le récit ?". Par le biais d'une scène d'action et de course poursuite durant laquelle est développée puis appliquée une idée seulement soutenue par la mise en scène, les auteurs intiment au spectateur à questionner ce qu'on lui donne à voir, et comment. En d'autres termes, à se libérer de la "domination" du récit / du maître pour mieux questionner le film / la Matrice.
Commentaires
Dae-Soo Ho, critique à ses heures qui a encore beaucoup de boulot avant de pouvoir pondre une telle merveille d'article.
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