Passion

Profondo rosso

Affiche PassionC'est peu dire que le dernier De Palma, Passion, n'a pas généré une grande passion justement. Si ce n'est au sein du cénacle de ses fans les plus irréductibles. Pourtant, cette oeuvre mineure est bien plus qu'un exercice de style ludique sous forme de manipulation ironique.


Evoluant dans le milieu glacé (frigide pourrait être ici très utilement employé) de la pub, le brillant De Palma s'amuse toujours autant avec le motif scopique du voyeurisme et questionne inlassablement la nature et le sens des images mentalement créées (par association ou le truchement de dialogues) ou montrées. Tout en bannissant toute forme de sensualité pour coller au plus près de son sujet et des lieux de l'action, les locaux d'une agence publicitaire pour qui le désir du consommateur (et avec De Palma il faut également parler de conso-mateur) ne peut être activé que par la grâce de porno soft, en l'occurrence ici une véritable campagne prenant l'apparence d'un film de cul car outre l'invective à apprécier le postérieur d'une jolie donzelle, la pub est façonnée à partir des réactions de passants prises sur le vif depuis l'objectif d'un smartphone judicieusement placé dans la poche arrière de son jean.
Pourtant, les actrices choisies sont dotées d'un indéniable sex-appeal, la blonde Christine (Rachel McAdams), la flamboyante rousse Dani (Karoline Herfurth) rivalisent de charme, mais De Palma s'évertue à en atténuer la portée en les confrontant à Isabelle (Noomi Rapace), enjeu de domination pour la directrice de l'agence (Christine) et de séduction pour sa plus proche collaboratrice (Dani), dont la beauté froide semble déteindre sur elles comme cet environnement sous contrôle et dépassionné semble contaminer les caractères.
Prémisses qu'Isabelle va progressivement conduire ce ballet du faux (fuyant ; semblant) où le renversement constant entre observateur et observé, manipulateur et manipulé entraîne une indistinction délicieuse entre rêve, réalité et fantasmes aboutissant à un cauchemar perpétuel dont on ne s'éveille ou réveille plus.

 

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Au départ feutrée, presque quelconque, la mise en scène va ainsi prendre une tournure beaucoup plus intéressante au mitan du film par l'entremise d'un remarquable split-screen mettant en parallèle le déroulement concomitant du meurtre stylisé de Christine et du ballet inspiré du Prélude A L'Après-Midi D'Un Faune de Debussy auquel assiste Isabelle en pleine déprime, validant aux yeux du spectateur son alibi. C'est à ce moment précis de construction formelle imparable que le récit bascule définitivement. Sauf que...
Sauf que le point d’achoppement à partir duquel on traverse le miroir avait peut-être eu lieu avant, n'y prêtant pas plus qu'une fugace attention. Pas de manière aussi radicale et fiévreuse qu'après le meurtre/ballet, mais des alertes suffisamment explicites sur ce qu'il allait advenir se manifestaient.

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Remake / relecture de
Crime D'Amour, dernier film d'Alain Corneau, Passion recourt bien évidemment à des références hitchkockiennes, au propre travail de De Palma et renvoie à la première réussite du regretté réalisateur japonais Satoshi Kon, Perfect Blue. Notamment par l'enchaînement et l'enchevêtrement des couches de réalités.
Mais le film de De Palma emprunte à une autre oeuvre centrée sur la perte de repères de son héroïne,
Les Chaussons Rouges. Ici, pas de réflexion sur l'Art et sa dévotion comparable au chef-d'œuvre de Powell & Pressburger mais une structure narrative similaire pour perdre son héroïne. Et s'il n'est pas question d'art à proprement parler (ou sous la forme pervertie d'un art publicitaire et de la manipulation), De Palma développe un propos sur la création, d'images, évidemment.

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Bien que les relations entre les trois protagonistes diffèrent d'un film à l'autre (et que De Palma va même s'ingénier à sacrément chambouler au sein du seul Passion), on peut remarquer certaines similitudes, Christine s'apparentant au pygmalion Lermontov, Isabelle à Victoria tandis que Dani la prétendante peut être envisagée comme une version féminine de Craster. L'analogie est plus remarquable avec la manière dont Isabelle est entraînée dans une obsession destructrice.
A la suite de l'appropriation du travail de cette dernière, et pour se faire pardonner, Christine l'embarque à un défilé de mode où elle lui offre des escarpins rouges. Une couleur qui se sera manifestée antérieurement à cette acquisition et qui sera exclusivement associée à Christine, cette dernière portant des vêtements écarlates. Un signe plutôt voyant qui va marquer le début d'une confusion émotionnelle et sensorielle pour atteindre son paroxysme dans le final.

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Par la suite, plus rien n'ira bien pour Isabelle qui n'aura que l'illusion de reprendre le contrôle. Comme Les Chaussons Rouges présentait la vie dans les coulisses d'une grande troupe de danse, Passion expose celles de l'activité d'une grande agence de pub dans un premier arc s'égrenant jusqu'au morceau de bravoure central. Celui de Powell & Pressburger est constitué d'un ballet de dix-sept minutes extraordinairement enivrantes, celui de De Palma d'un split-screen déstabilisant couvrant meurtre et représentation de l'oeuvre de Debussy. Une césure à l'impact formel différent mais figurant chacun la déchirure de l'héroïne.
Dans le cas de Passion, on remarquera que l'importance narrative de ce Prélude A L'Après-Midi D'Un Faune était amorcée par deux fois dans la première partie du film, entre une immense affiche surplombant l'arrivée à l'agence de Christine en robe rouge puis plus tard via une affiche plus discrète en arrière plan d'une Isabelle pensive et sous pression.

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Une amorce primordiale car De Palma appuie son propos en prolongeant le dédoublement mis en scène par son écran partagé lors de ce ballet et la dimension irréelle qu'il génère par le biais de la bande-son, la composition de Pino Donaggio rappelant les variations de Debussy comme si le spectacle visionné par Isabelle se déroulait toujours, se perpétuant indéfiniment. La musique ne reprendra qu'une fois l'enquête policière achevée (expédiée même) et lorsque les images manquantes seront révélées - une constante très "depalmienne" que de jouer avec une vision faussement globale pour remettre en cause a posteriori cette première interprétation par l'adjonction de plans significatifs et jusqu'alors dissimulés - replongeant Isabelle dans son cauchemar éveillé. Ce deuxième mouvement musical propulsant les personnages dans une autre forme de ballet, une dernière danse macabre et implacable.
Dès lors, pour en sortir, chaque film ne peut se conclure que de manière abrupte, par la mort dans Les Chaussons Rouges, par un plan de coupe au noir au moment où Isabelle se réveille une nouvelle fois dans Passion.
Et finalement, le titre du film révèle sa double signification, la passion mise en scène par De Palma ayant certes à voir avec l'amour ou le registre émotionnel de l'intense désir d'une personne pour une autre, mais doit également s'appréhender d'un point vue philosophique comme perversion de la raison, égarement du jugement.




PASSION
Réalisateur : Brian De Palma
Scénario : Brian De Palma d'après une histoire de Nathalie Carter et Alain Corneau 
Production : Sylvie Barthet, Saïd Ben Saïd, Sarah Borch-Jacobsen, Kevin Cneiweiss, Alfred Hürmer
Photo : José Luis Alcaine
Montage : François Gédigier
Bande originale : Pino Donaggio
Origine : Allemagne/France
Durée : 1h42
Sortie française : 13 février 2013 (en Blu-ray et DVD depuis le 18 juin 2013)




   

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