L'Homme Sans Age
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- Critique par Nicolas Bonci le 16 novembre 2007
Légende d'appui
Prosternez-vous mécréants, le Maître est revenu. Fini le temps des piges infâmes sur des Supernova de pacotille, le Maître a fait pénitence et il revient avec un tourbillon fascinant de virtuosité… pour le plus grand désintérêt de tous ?
Car à en croire les réactions gentilles et polies des rédactions, quand elles existent, face au come-back d'un des plus grands cinéastes du siècle dernier aux manettes d'un film aux grandes ambitions thématiques, on a l'impression que c'est tout juste le père de Sofia qui s'adonne à la réa entre deux supervisions des travaux de sa fille chérie.
C'est pourtant Francis Ford Coppola ! Et il ne vient pas les mains vides : le réalisateur des Parrain ne propose rien de moins que le film le plus vertigineux vu depuis des lustres. Présenter ici les thèmes abordés est impossible tant ils sont nombreux, complexes et dépendants de l'histoire et des enjeux.
Tout juste peut-on résumer le sujet : Roumanie, 1938, veille de la Seconde Guerre mondiale. Le professeur en linguistique Dominic Matei est en fin de vie. Conscient que la mort est proche, il se prépare à l'inéluctable quand la foudre le frappe de plein fouet. Il ne meurt pas. Mieux : il rajeunit. Et ne vieillira plus. Matei se découvre même le pouvoir d'apprendre à vitesse vertigineuse. Il profite de ce don surnaturelle pour finir l'œuvre de sa vie : comprendre et découvrir la naissance du langage. Mais la guerre éclate, Nazis et Américains désireraient fortement mettre la main sur ce mutant. Contraint de fuir et de changer d'identité durant de nombreuses années, Matei finira par retrouver l'amour de sa vie sous les traits de la jeune Veronica, sosie ou réincarnation de la fiancée qui l'avait abandonné soixante-dix ans plus tôt. Victime d'un accident de la route, Veronica perd la mémoire. Enfin, elle perd sa mémoire, et semble recouvrer celle de l'Humanité, puisqu'à chacune de ses transes elle revit une existence antérieure, à chaque fois plus ancienne. Matei y voir l'occasion de parachever son chef-d'œuvre : découvrir le protolangage.
Et oui gamin, c'est ce qu'on appelle un sacré synopsis.
Ce récit, d'une richesse à en donner le tournis, est adapté de Mircea Eliade, historien et philosophe roumain quelque peu oublié du fait de ses accointances extrémistes, mais qui publia en 1949 un ouvrage essentiel, Le Mythe De L'Eternel Retour, dans lequel sont abordés les concepts des archétypes chers à Jung et des cycles chers à Campbell, mais également le principe de réalité et le rapport de l'Humanité au temps. Ces thèmes et théories viendront nourrir le roman Le Temps D'Un Centenaire, que Eliade rédigea quelques années avant sa mort.
Il n'est guère étonnant que Coppola se passionna pour ce livre, lui qui est obnubilé par le temps qui passe et la peur de ne pouvoir mener à bien ses projets inconsidérés ; on se souvient que le thème de la jeunesse fût évoqué jadis dans Jack, et surtout dans le très nostalgique Peggy Sue S'est Mariée, qui se rapproche d'autant plus de cet Homme Sans Age par le fantasme de refaire sa vie en prenant cette fois-ci les bonnes décisions.
Que le fondateur d'American Zoetrope choisisse ce sujet pour son vrai retour à la réalisation est un symbole fort, d'autant plus qu'il semble justement bien décidé à ne plus commettre les mêmes erreurs, finis les tournages épiques aux budget démentiels. Coppola opte pour un tournage léger, en numérique. Mais tandis que d'anciens grands cinéastes usent de la vidéo pour tester les limites de leurs fans, Coppola revient avec une ambition, un propos, des thèmes à soulever, à proposer et à mettre en FORME pour le cinéma, ne prétextant pas l'usage du numérique pour concevoir un blouguiboulga inepte. Non, le numérique HD lui permet d'être seulement plus libre tout comme la régie vidéo en studio lui avait permis de nouvelles expérimentations scéniques sur Coup De Cœur (on avait fini par oublier que les principaux avantages de ce support sont le coût et l'ergonomie, et que le choix d'un media reste, comme son nom l'indique, un moyen et non une fin).
La fin, quelle est-elle justement ?
Dans un premier temps, tel le Shiva destructeur / régénérateur (que Rupini / Veronica rencontra dans sa grotte), Coppola semble revisiter une partie de sa filmo, du moins ses thèmes. Ainsi le décodage de la langue de Veronica par Matei renvoie à Conversation Secrète, l'amour perdue puis retrouvée à travers le temps à Dracula (un Roumain, lui aussi), les jeux de miroir schizophréniques à Apocalypse Now… Une manière de nous dire à quel point le cinéaste s'est identifié à son personnage, et qu'il compte bien lui aussi recouvrer une seconde jeunesse pour aller au bout de son oeuvre.
Dans un deuxième temps, Coppola tente de retranscrire une histoire avec toutes les foisonnantes mythologies et heurts métaphysiques qu'elle contient. Ce qui est un réel défi, d'autant plus si l'on compare ses moyens avec ceux du récent The Fountain qui, sur un sujet similaire et à l'ambition visuelle très supérieure, réalisait l'exploit de ne rien dire si ce n'est "l'amour vainc le temps dans l'espace avec des choux fleurs".
Avec une effarante facilité et des idées simples (le générique de début, ses fondus, ses chuchotements, les images inversées, les roses, les teintes tout en nuance pour chaque époque, des séquences au montage nerveux alternant avec des phases oniriques), Coppola nous rejoue le mythe de Prométhée, ici obligé de recourir à la schizophrénie pour comprendre ce qui lui arrive, en éternel quête de savoir, acquérant de plus les pouvoirs, et donc l'exclusion et les sacrifices qui vont avec, du Powder de Victor Salva, le génie albinos frappé par la foudre en 1996, tandis que sa femme, incarnation de la mémoire du monde, devient un portrait de Dorian Gray vivant dont le Karma est lié rien de moins aux origines du langage et donc des mythes ! Tranquille, Francis.
Cette richesse coule avec d'autant plus de limpidité qu'elle est portée avant tout par une histoire romantique au sens littéraire du terme, chaque thème n'étant pas comme souvent un poids de plus posé artificiellement sur le récit pour travestir une impression de profondeur ou de sens, mais sert d'axe dramatique ou de caractérisation aux deux personnages principaux qui, avant d'être des allégories, restent des humains de chair et de sang. Là est le génie de Coppola, car comme ses confrères Terrence Malick ou George Miller, a toujours en tête cette idée que le cinéma doit s'adresser au cœur s'il veut toucher l'esprit ; poser du symbole pour du symbole ne sert à rien s'il n'y a pas de vecteur dramatique. Et en grand cinéaste, Coppola sait créer ces séquences fortes qui marquent le spectateur : Veronica hurlant en langue morte éclairée par la seule Lune, les deux amants se déchirant sur une jetée entourée et balayée par l'écume des jours, le héros résigné à voler des photos de celle qu'il aime pour ne pas la voir mourir sont autant de scènes sublimes et émouvantes.
Par le biais de ce professeur éternellement à la recherche de la naissance du langage, qui amena chez l'Homme la conscience de l'autre, Coppola montre que le savoir ne peut être le fruit de la vie d'un homme, aussi puissant soit-il, mais le simple résultat du cognitivisme humain, de cette faculté de transmettre à travers les âges.
Ample, complexe, touchant et sincère, L'Homme Sans Age est de ces films qui grandissent à chaque vision, emportant son spectateur dans une histoire plus grande que la vie, mais jamais plus imposante que ses personnages. Car sans eux, pas de message.
YOUTH WITHOUT YOUTH
Réalisateur : Francis Ford Coppola
Scénario : Francis Ford Coppola d'après le roman de Mircea Eliade
Production : Francis Ford Coppola, Fred Roos, Anahid Nazarian…
Photo : Mihai Malamaire Jr.
Montage : Walter Murch
Bande originale : Osvaldo Golijov
Origine : USA, Allemagne, Roumanie, Italie, France
Durée : 2h04
Sortie française : 14 novembre 2007