Sparrow
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- Analyse par Nicolas Zugasti le 24 août 2009
Coup de ballet
N’ayant pas encore vu le dernier Tarantino, ayant loupé les quinze minutes du jeu vidéo pas beau développé par Cameron (j’en pleurerais, tiens), je me suis consolé avec un petit Johnnie To. Bonne idée car pendant une heure trente, j’ai oublié à quel point je pouvais être une buse quand je m’y mets.
En juin, sont sortis à l’unité (en attendant un coffret les regroupant au mois d’octobre) cinq films de Johhnie To parmi ses plus brillantes réussites, Exilé, Election I et II, Filatures (où il n’est que producteur) et Sparrow. Certes, ce dernier pâtit du niveau exceptionnel des quatre autres mais si l’on veut bien le considérer à l’aune de sa filmo, il constitue tout de même un nouveau palier dans son évolution artistique puisqu’il revisite les genres qui ont fait son succès (la comédie romantique à ses débuts, le polar noir) pour en donner une relecture sous forme de comédie musicale. Bien qu’aucune chanson ou numéro musical ne soit à relever ici, impossible de ne pas y déceler un sens du rythme, une cadence et des sentiments similaires.
Réalisateur précieux, Johnnie To est aussi productif et talentueux qu'insaisissable. Il s'ingénie d'un film à l'autre à déjouer les attentes de ses fans comme des amateurs de belles oeuvres. Car quel que soit le sujet, la manière d'articuler le récit ou de composer ses plans, To parvient toujours à livrer des films visuellement ultra léchés et parfois même très impressionnants. A tel point que sa maîtrise narrative masque souvent des intentions pourtant bien présentes et qui se déploient au creux de ses films alors que certains auront tôt fait de parler de films creux. A l'instar de Breaking News, Sparrow souffre d'un manque de considération à laquelle sa légèreté de façade semble le condamner.
COMME UN OISEAU SUR LA BRANCHE
Depuis la découverte de cet artiste en 2001 avec The Mission (1999), on a tendance à le réduire à sa capacité intrinsèque à livrer des polars opératiques mêlant virtuosité cinégénique et motifs du film noir et de triade. Mais le malicieux réalisateur s'évertue à truffer ses oeuvres de références cinéphiliques et d'instants comiques et décalés qui les rendent si singulières et parfois difficilement classifiables, voir le délirant et spirituel Running On Karma. Or donc, Sparrow se voit défini par l'affiche française comme une comédie. Seulement voilà , c'est faire peu de cas de la capacité du réalisateur à s'affranchir de telles prédéfinitions. Car si l'ambiance créée est moins oppressante et l'environnement plus lumineux, il n'en demeure pas moins que la situation dramatique de Chun Lei, jeune femme forcée de rester auprès du vieux Monsieur Fu détenant son passeport, instille d'emblée une atmosphère plus pesante dans la vie insouciante menée par nos quatre pieds-nickelés. Des pickpockets se contentant seulement de menus larcins pour subvenir à leurs maigres besoins.
La voie du changement s'opère ainsi en deux temps, d'une part le moineau qui s'immisce dans l'appartement de Kei (Simon Yam), déréglant légèrement, subrepticement, déjà , sa danse. D'autre part et de manière plus effective, lorsque Chun Lei, ce drôle d'oiseau, entrera en contact avec chacun, bouleversant leur mécanique individuelle autant que collective. Une femme séduisante, sans être d'une beauté transcendante, mais dont le mystère et le charme qui la nimbent sauront séduire nos chenapans.
Chun Lei représente également la maturité jusqu'ici inaccessible pour nos quatre éternels adolescents. Sa présence va littéralement et visuellement les ouvrir à des considérations plus altruistes, notamment la détresse de l'autre. En effet, petit à petit, To ouvre son cadre à mesure que la jeune femme papillonne de l'un à l'autre. Une intention notamment illustrée par ce plan du resto où ils prennent habituellement leur repas dont un plan large permet de découvrir les cages à moineaux ironiquement suspendues, et qui culmine lors de leur réunion sur les toits où elle parvient à les décider (du moins les trois quarts) à l'aider à s'envoler.
D'ailleurs, la scène précédente voyant nos larrons tirer la langue face à la caméra pour révéler les lames de rasoir qui serviront à se défaire de vitriers trop insistants peut expliquer en partie le qualificatif de comédie. Tout comme la joie de vivre des personnages ou la légèreté générale qui se dégage du métrage du fait de présenter Hong Kong comme un espace si ouvert (l'affluence dans les rues est très réduite). De plus, cette impression d'insouciance est accentuée par la méthode de travail même du réalisateur. Tourné à raison de quelques jours par mois durant trois ans (à partir de 2005), Sparrow est une récréation pour la bande de copains habituellement employée. Cela se sent, la décontraction est à l'oeuvre mais pas question de déconcentration. Car si To privilégie l'alchimie entre les acteurs, leur octroyant certaines libertés, il demeure tout de même précis dans ses mouvements de caméra. Là aussi, la virtuosité de la réalisation fonctionne comme élément participant à la légèreté de l'ensemble, les séquences d'action étant chorégraphiées comme des ballets. Ainsi, lors de la scène nous montrant les pickpockets à l'oeuvre, la caméra d'abord en retrait avec une vue d'ensemble va très vite plonger au cœur de l'action et être emportée au rythme de leur danse "dérobatrice".
JEU ET ENJEU
Une légèreté contrebalancée par l’utilisation de motifs propres au Film Noir, To donnant à Chun Lei des allures de femme fatale de par les postures adoptées ou la manière de la filmer
De même, To ose jouer la carte de la sensualité, conférant à son métrage des tensions sexuelles palpables. Pas question de scènes explicites, ici le désir se traduit à l’écran par ce gros plan sur une bouche féminine laissant des traces de rouge à lèvres sur la cigarette que Chun-Lei rend à Kei et que celui-ci s’empresse de goûter, ou encore ce ballon s’interposant entre deux corps et se déformant sous la pression exercée par la femme. Un registre inhabituel pour ce machiste patenté, qui renforce les liens entre les personnages tout en soulignant l’ironie de la situation, les quatre hommes tombant amoureux de la même femme.
Et si, comme dans chacun de ses films, les protagonistes conservent un même rapport ludique à l’existence, leurs petits jeux ne sont pourtant pas sans conséquences. Les séductions successives de chaque voleur au grand cœur, dans un ascenseur, un bar ou sur une petite route, sont autant de séquences drôles qui tourneront mal, laissant des stigmates visibles sur les corps de nos héros.
A partir de ces jeux, le réalisateur va construire un jeu sur les apparences (la seconde apparition de Chun Lei qui s’avère au final être un homme de Monsieur Fu déguisé) et développer des thématiques familières comme la mise à l’épreuve de l’amitié et le poids des coïncidences et du destin.
L’enjeu sur lequel repose le film est simple, il s’agit pour notre joyeuse bande de dérober le passeport de la gente demoiselle détenu par M. Fu, lui-même ancien maître pickpocket. Mais le récit prend une toute autre tournure dès lors que l’on considère Chun Lei comme la représentation d’un désir de cinéma de la part de Kei / To. En effet, celle-ci apparaît pour la première fois dans l’objectif de l’appareil photo de Kei tandis qu’il photographie les rues d’un Hong Kong semblant issu des années 50.
Seuls les achroniques téléphones portables nous rappellent la contemporanéité du métrage. Sparrow est un hommage de To à sa ville et surtout à son cinéma, et plus largement au cinéma de la péninsule dont Chun Lei figure l’enfermement, le cloisonnement, depuis que la rétrocession de l’ex-colonie britannique à la Chine est intervenue en 1997. Monsieur Fu représentant à la fois l’emprise de l’ancien âge d’or du cinéma de Hong Kong et l’influence croissante de la Chine continentale. Ce que recherchent To et ses alter ego est tout simplement de parvenir à imposer sa vision tout en respectant ses glorieux aînés. Il leur faudra deux séquences pour le comprendre et y parvenir. Tout d’abord lorsqu’ils tentent de voler les clés suspendues au cou de Monsieur Fu en train de se faire masser, une tentative de reprise en main du récit par la nouvelle génération mais déjouée par le cinéma plus classique de Fu. Et c’est bien sûr la séquence de la traversée de la rue sous la pluie et son ballet de parapluies. Johnnie To / Kei convoque les figures du Film Noir, du film de gangster, de la comédie musicale, toutes les influences ayant nourri son cinéma afin de les confronter aux codes archaïques représentés par Fu et sa clique. Une scène sublime, parfaitement découpée et chorégraphiée, sans haine ni violence et qui donne l’occasion à Monsieur Fu de reconnaître qu’il a perdu la main à la vue de la blessure infligée involontairement à Kei.
Avec subtilité et joie de vivre, Johnnie To réaffirme un désir d’indépendance (culturelle, intellectuelle) contrarié par le retour de la mainmise chinoise sur l’économie locale. Une piste de lecture qui accroît l’intérêt d’un film dont le bonheur communicatif de ses protagonistes constitue une raison majeure pour se laisser tenter et apprécier cette œuvre inclassable.
MAN JEUK
Réalisateur : Johnnie To
Scénariste : Kin Chung Chan & Chi Keung Fung
Producteur : Daniel Lam, Chiu Suet Ying, Johnnie To, Alvin Lam
Photo : Cheng Siu-Keung
Montage : David M. Richardson
Bande originale : Fred Avril & Xavier Jamaux
Origine : Hong Kong
Durée : 1h27
Sortie française (confidentielle) : 4 juin 2008