Interstella 5555
We, Robots
Les Daft Punk sont décidément des artistes hors norme dans l’univers musical. Après une percée fulgurante dans le monde du clubbing, leur premier album les a propulsés sur le haut du podium des précurseurs de la french touch, mouvement musical médiatisé comportant une vague de compositeurs frenchies (tels que Modjo, Superfunk ou Bob Sinclar) submergeant la planète.
Bizarrement, on omet de rappeler que Laurent Garnier fut le véritable pionnier de la techno en France. Malgré ce léger tapage, les deux acolytes ont su garder la tête froide en cogitant longtemps avant de balancer leurs albums cultes. A ce sujet, Il est bon de rappeler qu’avec un certain recul, le mouvement tek-tot-nique (l’orthographe est inexacte me dit t’on) découle indirectement de l'influence des Daft sur les instigateurs de la chose. Mais même si les plagiaires fourmillent, Ils seront toujours distancé par le talent du duo et la gestion de leur image à travers une œuvre étudiée dans ses moindres détails, cohérente sur toute sa longueur (un peu à la manière de Gorillaz), faisant d’eux d’incroyables marginaux.
Homework leur a permis d’expérimenter toutes les facettes de la techno house : boucles, filtres et sampling n’interviennent pas seulement pour harmoniser leurs musiques, mais sont poussés dans leurs derniers retranchements. Une expérience qui s’avèrera payante puisque le groupe sera magnifié et déclenchera une insupportable attente pour leur second album. Discovery arrive tardivement et surprend dans tous les sens du terme. Certains seront déçus et les considéreront comme des récupérateurs, profitant d’un revival provisoire, alors que les partisans n’hésiteront pas à qualifier leurs idoles robotiques de visionnaires autodidactes. Une chose est certaine, l’album Discovery définira à lui seul leurs fondements, illustrant leur idée la musique, mix compilant période eighties et brassant les symboles de l’époque dans une structure propre à leur savoir faire, le tout agrémenté du vocoder qu’ils ne quitteront peut-être jamais. Le résultat est prodigieux et des titres comme Harder Better Faster Stronger (dont la construction sublime le message) ou Digital Love ont leurs importances et alimentent une thématique chère aux auteurs (Discovery signifiant Very Disco) qui s’éclatent à préserver un certain anonymat derrière leur accoutrement kitsch mais allusifs lorsqu’on connaît la suite de leur épopée.
AROUND THE WORLD OF CINEMA
Avec le temps, les réserves qui planaient sur le groupe se sont peu à peu dissipées chez la plupart de leurs détracteurs. Le Daft Club qu’ils ont tenté de développer sur la toile ne se popularise pas vraiment et sera fermé (puis compilé sur un disque), dans une indifférence quasi générale laissant le temps au groupe (trois ans quand même) pour élaborer un projet baptisé Interstella, qui gravera les esprits et amadouera un bon nombre de profanes.
Bien avant de s’attaquer à cette œuvre, les Daft ont à plusieurs reprises collaboré avec l’univers cinématographique. Leur premier clip, Da Funk, qui a fait le tour du monde, conte la chienne de vie d’un mec plâtré en pleine ville de New York. Réalisé par Spike Jonze (Dans La Peau De John Malkovitch, Adaptation.) ce clip a servi de base à de nombreux autres artistes qui le copieront le plus souvent sans réel talent. Viens le tour de Roman Coppola (CQ), qui filmera en ellipse la naissance et la mort d’une tomate sur le col d’un flic pour Revolution 909 et enfin l’incontournable délire visuel de Michel Gondry qui dévoilera une grande partie de son univers à travers l’instrument humain qu’est Around The World, les personnages qui le composent seront d’ailleurs réutilisé pour une vidéo de LCD Soundsystem intitulée Daft Punk Is Playing In My House. Les Daft continueront par la suite à conserver cet esprit dans leurs vidéoclips comme d’autres artistes tels que Fatboy Slim (Weapon Of Choice, Right Here Right Now), The Chemical Brothers (Star Guitar, Get Yourself High) et autres Bjork (Human Behaviour, Earth Intruders). Le récent Prime Time Of Your Life, au message accusateur, ne fait que certifier cette démarche.
Ces expériences sont loin d’être anecdotiques quant à leur intérêt au rapport image/son puisque Thomas Bangalter, moitié du duo, participera aussi à la bande originale du Irréversible de Gaspard Noé. Une aubaine pour l’artiste qui réussira à retranscrire les intentions du réalisateur en instaurant une ambiance préoccupante lorgnant du côté de l’électro expérimentale. Tous ces essais rapprochent un peu plus les deux compères du septième art, mais le véritable rendez-vous ne se fera qu'avec cette authentique déclaration d’amour qu'est ce projet Interstella.
A l’origine du dessin animé, il y a d’abord l’album qui, de titre en titre, revisite cette période disco libérée, mémorable pour ses excès. Un son rétro agrémenté par l’avant-gardisme des Daft Punk qui ne s’embarrassent pas de justifications lorsqu’ils clament haut et fort qu’ils ne font que de la dance music. Leur album n’est pourtant pas une aventure hasardeuse : de AC/DC à Rondo Vénéziano en passant par Supertramp et Oliver Cheatham, il est construit tel un voyage dans le temps et s’attarde révérencieusement sur toutes les facettes les plus significatives, notamment à travers le titre Superheroes renvoyant directement à un certain héros japonais dont le vaisseau spatial a marqué toute une génération, le célébrissime Albator. Ce clin d’œil est loin d’être un hasard car les Daft Punk comptent présenter un script au géniteur de ce pirate légendaire de l’animation japonaise; Leiji Matsumoto.
HIGH FIDELITY ABOUT 80'S
L’homme en question accepte le défi et met donc en image leur scénario et chacun des titres de l’album. Il en résulte une suite de courts-métrages qui forment ce psyché space opera. De plus, la griffe de Leiji Matsumoto est bien évidement conservé et ceux malgré une ambiance plus colorée évoquant l’esprit disco. Mais l’œuvre ne se limite pas seulement à exposer les éléments propres à cette sous-culture, le métrage regorge de clins d'œil nous renvoyant directement à des incontournables de la science-fiction et autres genres : un œil rouge lumineux pour Terminator, un protagoniste qui valdingue dans son astronef à la forme évocatrice (Actarus) et son intervention typiquement comic lors d’un concert, quant au manoir du despote aux disques d’or, il lorgne avec insistance (et un peu d’imagination) sur la firme britannique Hammer Films.
Difficile donc de réfuter leurs cultures cinéphiliques, et si la finesse est loin d’être leur première qualité, ils soignent l’imagerie en fusionnant de manière tangible tout ces éléments nécessaires à transmettre la verve qui les anime. Mais l’expérience pourrait nous laisser croire que l’intention ne suffit pas, et le dernier point qui pouvait ankyloser le concept avait son importance ; ce megamix allait-il vraiment raconter quelque chose ? On peu indubitablement affirmer que oui, sachant que le résultat va une fois de plus aller à contre-courant des attentes.
Le récit montre comment un groupe de musique d’une autre galaxie se fait enlever par un être malfaisant qui les soumettra afin d’acquérir la pièce pour terminer sa collection et devenir une sorte d’être supérieur (ou maître du monde, les objectifs sont vagues sur ce point). Mais un héros, épris de la musicienne Stella, va tout faire pour les secourir. Il y laissera la vie mais les sauvera de l’esclavage, leur permettant de retourner sur leur planète avec l’aide des terriens qui deviendront leurs alliés. On apprendra dans un final délicat que tout ceci faisait partie d’un rêve. Le message est donc clair, les Daft Punk rêvent et espèrent que tout ou tard l’addiction pour la musique aura plus de poids que les profits qu’elle peut engendrer.
FACE TO FACE, HERO VS. BAD GUY
A travers cette projection, le duo parisien annonce librement son statut de martien, mais cette appellation s’étend à une majorité d’artistes, qui, sortis de l’ombre, sont accaparés par le premier producteur venu voyant en eux leurs futures poules aux œufs d’or. Une motivation vue sous sa forme la plus caricaturale certes mais agrémentée de messages personnels qui ne font qu’intensifier l’impact de leur propos un brin infantile. L’intérêt ne se situe pourtant pas dans la façon dont ils considèrent ces opportunistes, mais comment tous ces créateurs géniaux deviennent au fil des années des usines à mélodies. Pour mieux souligner cela, une scène décortique le passé de cet être diabolique centenaire qui a rencontré et détruit les plus grands : on y aperçoit entre autres (enfin on suppose) Mozart ou encore Kurt Cobain. A l’opposé, le héros représente le fan connaissant leur biographie sur le bout des doigts et fantasmant un instant intime avec son idole. Celui-ci va raisonner les stars en remémorant leur passé et en leur permettant un retour à leurs motivations premières, plus modestes certes, mais plus authentiques. Cet individu primordial aux yeux de l’artiste sera d’ailleurs célébré par le titre Voyager où notre héros, suite à son enterrement, rejoindra le paradis et sera commémoré avec un respect touchant.
Mais L’industrie du disque va tout de même en prendre pour son grade. Le relooking complet des artistes souligne mieux l’image préfabriquée que l’on nous vend  régulièrement. La cible est à peine dissimulée, des boys bands aux shows de variétés, ceux qui développent toute la superficialité et la nuisance d’un système aux priorités lucratives. Cette diatribe sera soutenue plusieurs fois, comme durant une séance d’autographes déshumanisée et surtout au cours d’une cérémonie inventée où plusieurs clones seront en compétitions. A cette occasion, les deux stars font une apparition et chacun diffuse un message écrit grâce à leur tête numérique; le premier affiche un "happy" et le second un point d’interrogation. Ce message pourrait très bien expliquer le fait qu’ils ne savent pas si cette nomination doit provoquer une réelle satisfaction, prouvant qu’ils s’interrogent continuellement sur leur intégrité artistique. En développant cette interrogation ils en profitent pour stigmatiser l’image que la récompense incarne, plus représentative du succès économique que du talent de l’auteur qui la reçoit. Une décoration qui devient finalement la première motivation du grand méchant assoiffé de pouvoir mais surtout de célébrité. Une renommée que le duo a toujours tenté de distancer préférant de loin la reconnaissance. A ce titre la dernière scène prouve qu’ils désirent par dessus tout que leur musique soit abordable et qu’au-delà d’une simple représentation iconique, ils sont avant tout des auteurs (et après tout des humains) intégrés à un univers plus accessible qu’il n’y parait et dont les différents supports proposées permettent de resserrer ces liens que le système a toujours tenté de briser pour mieux mystifier ses idoles.
Dans le clip Robot Rock, une scène similaire renforce ce sentiment, les montrant jouer dans leurs armures rutilantes et de façon quasi automatique de leurs instruments, la scène étant pourvue de dards énormes au rôle dissuasif. Cela renvoie directement au concert des Crescendolls (le groupe de l’animé) et prouve à quel point cette appréhension les hante.
Nous assistons donc à un récit bourré de sous-textes visant à rappeler à quiconque que l’art est avant tout un moyen d’expression et de sensibilisation, le tout sans dialogue si on exclue les vocales de certains titres. Il parait pourtant impensable à l’heure actuelle de proposer une heure d’images sans causerie, nous poussant à croire qu’ils nous est impossible d’assimiler une ambiance par de simples détails visuels et sonores. Pourtant, l’exercice de style tiens la route du début à la fin, la réalisation est adéquate et le format un brin perfectible n’empêche pas à cette fable d’atteindre son but malgré sa courte durée, dont la conclusion éloquente ne fera que confirmer ses qualités.
HUMAN AFTER ALL BUT CHILDREN BEFORE
Cette fin mettant en scène un enfant en plein songe est bien plus qu’un  simple poncif, elle est une évidence, un souvenir nostalgique que se remémore inlassablement. Ce rêve d’enfance symbolise l’utopie, l’illusion innocente mais lénifiante ramenant aux premiers émois ces deux bambins, qui à défaut de changer le monde, affirment sans honte leurs convictions fragiles. De ce fait, le stade de distraction est largement dépassé et même s’il n’interpellera jamais les intéressés, il demeurera ce discours universel coloré et chantant aux effets exaltants. Cette approche unique qui n’a pas rencontré le succès mérité n’a jamais été réitérée, elle a juste été détournée à travers un mouvement naissant appelé cinémix. Si le principe de mixer sur un film permet de le réinterpréter, cela ne débouche que sur une expérience audiovisuelle unique sans jamais dépasser l’exercice amusant et futile.
Interstella reste donc un cas rare, un diamant dissimulé dont personne n’a estimé la véritable valeur, et ses géniteurs Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem Christo peuvent se congratuler d’avoir taillé un tel édifice.
Depuis, Ils ont récidivé en nous livrant un essai sensiblement différent tout en continuant d’exercer leur auto psychanalyse : Electroma ou la tentative désespérée de convertir une masse sevrée à la culture pop et dont l’accoutumance au numérique n’est jamais cultivée au point de l’enrichir, abusant des éléments les plus superflus, elle oublie que derrière des images et des sons, il y a des êtres, des idées et des émotions. Malgré leur apparence métallique et leurs outils informatiques les Daft Punk sont artistiquement plus humains que nous pouvons espérer l’être et c’est peut-être ce qui fait leur différence.
INTERSTELLA 5555: THE 5TORY OF THE 5ECRET 5TAR 5YSTEM
Réalisateur : Kazuhisa Takenôchi & Leiji Matsumoto
Scénario : Thomas Bangalter, Guy-Manuel De Homem-Christo & Cédric Hervet
Production : Thomas Bangalter, Guy-Manuel De Homem-Christo, Cédric Hervet & Emmanuel de Buretel
Photo : Fumio Hirokawa & Haruhiko Ishikawa
Montage : Olivier Gajan & Shigeru Nishiyama
Bande originale : Est-ce vraiment utile de le préciser ?
Origine : Japon / France
Durée : 1h08
Sortie française : 28 mai 2003