Street Trash

Brooklyn bouillie

affiche de Street Trash

Le Dernier Pour La Route, Pour L'Amour D'Une Femme, Barfly, Tchao Pantin, Leaving Las Vegas... Ces films ont en commun de traiter de l'alcoolisme et de ses ravages. S’il en est un qui les surpasse et en fait de timides spectacles familiaux, c’est bien Street Trash.


Dans Street Trash, l’alcoolisme mène irrévocablement à la mort. Et cette dernière ne fait pas de cadeau. Dans Street Trash, l’alcoolisme ne détruit pas à petit feu. On est déjà au fond du trou. Clochards, sans domicile fixe, défavorisés, rebuts… tous sont déjà sous l’emprise de la boisson, prêts à siffler la moindre goutte de mauvaise eau de Cologne pour satisfaire leur soif irrépressible et tutoyer les anges quelques heures, oubliant alors leur triste condition. Mais c’est l’enfer qui les attend dans les recoins nauséeux de Bowery Street, Brooklyn, tandis qu’ils ingurgitent la bave aux lèvres la liqueur retrouvée par un épicier au fond de sa cave poussiéreuse. Le fond. C’est bien le terme qui convient. Dans Street Trash, on touche le fond, on vit dans les bas-fonds et on fond.

Street Trash


Réalisé sur une quinzaine de semaines en 1985 et terminé l’année suivante par Jim Muro, jeune cinéaste dont ce sera le seul et unique film à ce jour, Street Trash est la déclinaison d’un des courts-métrages conçus alors qu’il était étudiant à la School of visual arts de New-York. Muro y rencontra un professeur pas beaucoup plus âgé que lui, Roy Frumkes. Le même qui avait suivi George Romero sur le tournage de Zombie pour filmer son making-of Document Of The Dead. Les deux hommes sympathisèrent. De fil en aiguille, ils se décidèrent à tourner une version longue de Street Trash. A Frumkes de broder autour de ces quelques minutes déjà tournées durant lesquelles l’action était portée principalement sur la découverte de la boisson explosive et les conséquences de son absorption sur la faune locale rôdant autour du débit tenu par un moustachu. Plusieurs comédiens du court reprirent leur rôle ou participèrent de nouveau au long-métrage, parmi lesquels Mike Lackey.

Lackey est un peu le troisième pilier de Street Trash. Grand ami de Jim Muro,également membre de l’école des arts visuels de la Grosse Pomme, il fut à l’origine des effets spéciaux de la version originale du film. Des effets qu’il retravailla sur le long en compagnie de l’artiste punk Jennifer Aspinall. Parallèlement, il s’occupa du story-board, car en dépit de ses origines et de son faible budget d’un peu plus de cinq-cents mille dollars, Street Trash était une production des plus professionnelles. Nous sommes loin des tournages chaotiques des séries Z financées par Lloyd Kaufman, bien que l’esprit soit le même. Lorsqu’on revoit le film, il est d’ailleurs aisé de constater à quel point tout semble millimétré. Il n’est pas interdit de demeurer étonné, voire subjugué par la maitrise technique impeccable dont fait preuve Street Trash. Le jeune talent d’alors d’un Jim Muro en pleine possession de ses moyens y apparait évident. La mise en scène est inventive, formidable, intense et donne fière allure à ce projet issu de la scène underground tant dans la forme que le propos. Pourtant aucun studio de prestance n’aurait accepté de financer le scénario. Roy Frumkes déclara lui-même : "Avec ce script, je voulais choquer toutes les communautés de la planète, et ce en toute démocratie." C’est probablement réussi.
Catalogue des pires incivilités, méchancetés et dépravations issues de la rue, le film n’hésite jamais à en faire trop afin de bousculer l’ordre moral. Une jeune femme ivre y est victime de multiples viols, un pénis tranché sert de ballon de rugby, un garagiste obèse pratique la nécrophilie, un policier brutal vomit de son propre chef sur le suspect qu’il vient de molester et une secrétaire au grand cœur couche néanmoins avec un mineur.

Street Trash


Il y a à boire et manger mais surtout à boire, puisque la lie de l’humanité se tire joyeusement dans les pattes dans le seul et unique but d’être l’heureuse propriétaire de la bouteille de Viper (c’est le nom de la boisson explosive) achetée un dollar chez l’épicier du coin par un collègue ivrogne et sans ressources. Muro et Frumkes les aiment, leurs clodos.Ils sont sales, dégoutants, infâmes, veules, ignobles, sournois, violents et dominés par un vétéran fou dangereux (le spectre du Vietnam et le reniement de nombreux GI's par une Amérique qui les a adorés avant de les conspuer tout en les traitant d’assassins et de monstres n’est pas encore bien loin) mais comme leurs auteurs, on ne peut s’empêcher d’éprouver de l’attachement pour la plupart d’entre eux, en dépit de leurs actions presque inexcusables.

Street Trash est un film drôle, à leur image. Un film qui provoque régulièrement l’hilarité dans le malaise. Le scénario de Roy Frumkes est truffé de dialogues et de situations où l’humour est maitre, où l'offusque naît de sa réaction enjouée plus que du spectacle de l’horreur humaine paillarde et normalement révoltante. Une horreur épouvantable dans sa représentation de la déliquescence des corps mais qui le fait avec panache, avec les couleurs de l’arc-en-ciel. Du jaune, du bleu, du rouge, du vert…Jennifer Aspinnal avait à l’époque choisit les teintes en fonction de la personnalité et de l’environnement des personnages. Il leur fallait littéralement se fondre dans le décor, ne faire qu’un avec la rue et la crasse, dans la proximité de cette grande casse automobile près du pont de Brooklyn. Le tournage estival donne au film une luminosité ainsi qu’une ambiance particulière. Il y fait beau, le soleil brille et cette météo chaude à la clarté resplendissante dénote avec les thèmes développés. Mais il ne faut pas pour autant perdre de temps à chercher la rose sous le tas de fumier. Cela fait longtemps qu’elle a été piétinée, même si un pétale subsiste à s’accrocher au sépale plus qu’abimé : la relation amoureuse entre Wendy, la secrétaire employée par Schnizer le graisseux patron de la casse et Kevin, un adolescent timide et réservé, vaguement protégé par un grand-frère qui fera office de "héros" (interprété par Mick Lackey). Les guillemets conviennent au mot héros car ce dernier apparait plus comme un électron autour duquel gravite la plupart des éléments du film qu’un véritable personnage principal.

Street Trash


Street Trash
est un film de groupe, à défaut d’être un film de copains. La plupart des protagonistes seraient même plutôt antagonistes. Si trois caractères prennent plus d’importance que d’autres, il y a du monde qui gravite sur les cent minutes que dure le long-métrage. (1) Bronson le vétéran psychopathe qui officie comme chef des déshérités, Fred le clochard et Bill le policier incarné par un véritable ex-membre des forces de l’ordre (2) sont ceux dont le temps de présence est le plus important. Bien qu’ils aient un rôle à jouer,les autres ne servent finalement rien d’autre que les effets gore qui ponctuent le film. Ils errent l’âme sans trop de peine dans les méandres de ce quartier informe, excroissance d’une ville-monstre qui aura depuis été domptée. Ce sont des allures de chronique du sordide extraordinaire qui parent ce film de leurs joyaux. Frumkes avouera que l’intrigue était initialement plus touffue, impliquant certains rapports étroits entre plusieurs personnages mais les ciseaux de la table de montage en auront décidé autrement.

Si les inspirations de Muro ne sont pas évidentes de prime abord, il n’est pas interdit d’imaginer que l’ombre du John Waters des années soixante-dix et du début quatre-vingt, avant sa réhabilitation par Hairspray, plane sur son travail, avec peut-être un soupçon de Stuart Gordon, une larme de Lloyd Kaufmann et une infime pincée de Jerry Schatzberg. Tout cela fait de Street Trash L’épouvantail de l’épouvante. Un carnaval barré et bigarré où l’on distribue de la soupe de clochards. La carte de visite d’un cinéma punk de la côte Est, impensable à l’autre bout de l’Amérique.

Street Trash


Jim Muro se fait appeler depuis quelques années maintenant par son nom complet James Michael Muro. Il est devenu un opérateur de steadycam génial, réputé et honoré. Cette caméra harnachée littéralement au corps du porteur permettant des mouvements d’une imparable fluidité est très souvent associée au nom du réalisateur de Street Trash, œuvre de jeunesse que Muro aimerait bien complètement oublier. Car Jim Muro renie littéralement le film. Les raisons de l’aversion du new-yorkais pour son premier vrai travail de réalisateur sont obscures. On a longuement évoqué son appartenance à un mouvement sectaire abhorrant toute forme de violence. Mais Muro a retrouvé le chemin de la mise en scène en 2013 pour quelques épisodes des séries Southland et Longmire. On a évoqué la possibilité de fonds provenant de la mafia de la ville qui ne dort jamais, qui auraient soutenu Street Trash et qui avec les années auraient écarté son créateur, préférant s’éloigner d’un milieu auquel il n’appartient pas. On dit beaucoup de choses. Jim Muro refusant toute explication quant à son abandon pur et simple de tout rapport avec le film, il reste le producteur et scénariste Roy Frumkes, jamais à court d’informations. Mais vous ne l’entendrez jamais évoquer le "cas Muro". Frumkes a porté ce projet depuis ses origines et continue aujourd’hui à le promouvoir, pas peu fier du travail accompli. Et il le peut d’autant plus qu’il offrira l’un de ses premiers emplois à Bryan Singer, assistant de production sur le tournage.

Street Trash


A bien des égards, Street Trash est fondamental pour qui veut comprendre l’horreur à petit budget issue des années Reagan. Il pèse sur le film le poids d’une époque faite d’expérimentations, où l’on pouvait essayer de gagner de l’argent en proposant quelque chose qui échappe à l’exploitation pure et dure, se nourrissant du travail et du talent d’une poignée d’artistes aux styles et influences aussi iconoclastes que variés. Jim Muro et Roy Frumkes y côtoient Alex Cox, Slava Tsukerman, Frank Henenlotter ou encore Richard Stanley et accouchent d’une oeuvre témoin de son époque mais qui fonctionne encore parfaitement aujourd’hui grâce à son humour dévastateur et sa technique en avance sur son temps.
Récompensé à Avoriaz et Bruxelles, auréolé d’une réputation sincèrement non usurpée, le film fait passer les pires horreurs sans jamais provoquer l’indignation mais toujours avec dérision. Un enfant-terrible qui hurle sa méchanceté au son des New York Dolls et des Cramps, le doigt levé avec le sourire et qui avec les années ne cesse de prendre de la bouteille.


 

(1) Cent minutes qui, à l'occasion du premier montage, en duraient cent de plus. Le film dépassait en effet les deux heures quarante avant d'être drastiquement raccourci par Frumkes et Muro.

(2) Bill Chepil, aujourd'hui paisible retraité dévoué à son Eglise, son groupe de rock et ses amis motards à Tucson, Arizona.


STREET TRASH
Réalisation : Jim Muro
Scénario : Roy Frumkes
Production : Roy Frumkes
Photo : David Sperling
Montage : Dennis Werner
Bande originale : Rick Ulfik
Origine : USA
Durée : 1h40
Sortie française : 24 juin 1987




   

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