ITV - Jerry Schatzberg
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- Making-of par Pierre Remacle le 3 octobre 2011
Photo obsession
Imaginez : New York, fin des années 60. Vous êtes un photographe, non, vous êtes LE photographe à la mode. Le gratin du monde artistique, politique et culturel est passé devant votre objectif : Bob Dylan, les Rolling Stones, Fidel Castro, Andy Warhol, Roman Polanski, Catherine Deneuve, entre autres.
Vous êtes même devenu amis avec certains d’entre eux. Vos clichés font les couvertures de magazines plus que célèbres tels que Vogue, Esquire, Life, Glamour ou encore McCall’s. C’est vous qui êtes au bras de Faye Dunaway lorsque celle-ci est nominée pour la première fois aux Oscars pour son rôle dans Bonnie And Clyde.
Une bonne partie de votre travail consiste à prendre en photo les tops modèles les plus prestigieuses d’Amérique et du monde. Bref, l’un dans l’autre, votre vie est plutôt sympa. Vous y changeriez quelque chose, vous ?
Et bien le photographe Jerry Schatzberg, lui, n’a pas hésité.
En 1970, inspiré par de longues conversations avec une de ses amies, la top modèle Ann Saint Marie, alors en pleine dépression suite au déclin de sa carrière de mannequin, il se décide à mettre de côté la photographie et à réaliser son premier film : Portrait Of A Downfall Child (Portrait D'Une Enfant Déchue).
Celui-ci aura pour toile de fond un environnement que Schatzberg connaît très bien : le monde des photographes de mode et l’univers des mannequins. Evidemment, on pourrait croire de prime abord à un petit caprice. A un film creux, simple prétexte servant à satisfaire les désirs nombrilistes d’un wanna be réalisateur. C’est d’ailleurs le raccourci dans lequel bon nombre de critiques de l’époque sont tombés. Monumentale erreur.
Car dès son premier film, Schatzberg fait preuve d’une grande ambition, couplée à une étonnante maîtrise dont de nombreux réalisateurs chevronnés pourraient être jaloux.
Et le résultat est à la hauteur : malgré un manque de reconnaissance critique et public, la réussite artistique de Portrait Of A Downfall Child est indéniable. La suite de la carrière de Schatzberg ne fera que confirmer le talent de ce dernier : Schatzberg gagnera même la Palme d’Or au Festival de Cannes en 1973 avec Scarecrow.
Et c’est une fois encore Cannes qui a récemment rendu hommage à Schatzberg en faisant de Puzzle Of A Downfall Child le film d’ouverture de son édition 2011, donnant par la même occasion à ce film la reconnaissance qu’il n’avait pas eu lors de sa sortie.
A l’occasion de la ressortie de Puzzle Of A Downfall Child dans les salles françaises, Nous avons, en collaboration avec Culturopoing , pris contact avec Jerry Schatzberg et lui avons soumis un questionnaire revenant non seulement sur ce film mais également sur toute sa carrière.
Dans les années 60, vous étiez au sommet de votre carrière en tant que photographe. Vous étiez connu, respecté, en pleine possession de vos moyens. Est-ce pour cela que vous avez décidé de devenir réalisateur de film ? Aviez-vous besoin de nouveaux défis que votre travail n’arrivait plus à vous offrir ?
En tant que photographe, je ne crois pas qu’on puisse jamais tomber à court de défis. Si vous êtes créatif, il y a toujours de nouveaux challenges. Je ne pense pas qu’un peintre, un musicien, un charpentier, ou, tout bien considéré, même un homme d’affaires puisse tomber à court de défis. Pendant des années, j’avais fait joujou avec une caméra de cinéma avec l’idée en tête qu’un jour peut-être je tenterai de réaliser un film.
L’inspiration pour Puzzle Of A Downfall Child est venue de la véritable expérience d’une amie. Quand j’ai commencé à penser à son histoire, j’ai réalisé qu’elle n’était pas la seule à vivre quelque chose de ce genre. Tant qu’elle pouvait faire gagner de l’argent à quelqu’un, elle était utile. Et dès qu’ils ont pensé que ce n’était plus le cas, ils l’ont écartée. J’ai voulu raconter cette histoire et après une longue réflexion, je me suis dit qu’un film était la seule manière de le faire.
Pour certains observateurs, vos premiers films présentent des aspects rappelant le style de réalisateurs européens tels que Bergman ou Antonioni. Pensez-vous avoir une "sensibilité européenne" ? Quelles sont vos références cinématographiques, vos films préférés ?
Si des gens considèrent mon travail comme sous l’influence d’Antonioni ou de Bergman, je suis flatté. Je ne peux pas l’évaluer à la manière d’autres personnes. Je pense avoir été influencé par de nombreux réalisateurs, peintres, musiciens, etc., et cela se manifeste de manière subconsciente. J’ai souvent dit que je ne suis pas influencé par un réalisateur en particulier, mais que je les copie tous.
Je ne me restreindrai certainement pas à l’Europe étant donné que j’admire énormément Kurosawa et un grand nombre de réalisateurs américains.
Il se peut que ma sensibilité soit européenne mais je suis persuadé que si vous leur (NDT : les réalisateurs européens) posiez la question, ils vous répondraient qu’ils sont influencés par des réalisateurs américains, anglais, allemands, japonais, italiens...
Parmi mes films-références préférés figurent La Bataille D’Alger, Kes, Le Voleur De Bicyclette, Citizen Kane, Oasis, Epouses Et Concubines et je pourrai continuer pendant des pages entières.
Nous avons lu que l’œuvre d’Andrew Wyeth a influencé votre travail sur Puzzle Of A Downfall Child. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos influences esthétiques pour ce film ?
Je trouve le style d’Andrew Wyeth très sobre et démontrant une extraordinaire vision de la solitude. Je ressens cela à propos de mon personnage Lou Andreas Sands. Et comme nous faisons tous l’expérience de la solitude, c’est un bon point de départ.
La vie du top modèle Ann Saint Marie a été la base pour Puzzle Of A Downfall Child. Mais à côté de cela, avez-vous utilisé certaines de vos propres expériences de photographe comme matière première pour votre film ? Les personnages semblent extrêmement authentiques comme la jalouse Pauline Galba, la référence faite à un photographe voyeur. Cela semble presque trop vrai pour être inventé.
Pour ce film, il m’était impossible de ne pas utiliser ma propre expérience de photographe. Mais je ne pense pas qu’il puisse exister un réalisateur, un écrivain, un acteur ou même un musicien qui ne fasse pas appel à sa propre expérience. Et ce, même s’ils disposent d’un script aussi extraordinaire que celui que Carol Eastman m’avait écrit. Carol a été une grande partenaire pour ce film.
Quelle a été la réaction du monde de la mode face à Puzzle Of A Downfall Child ? Avez-vous perdu des amis ? Votre carrière de photographe a-t-elle été mise en danger par ce film ?
Puzzle n’a pas été un succès commercial mais à présent, plus de quarante ans plus tard, on le ressort en salle. C’est un film culte très respecté et pour autant que je le sache, les gens du monde de la mode qui l’ont vu l’ont bien aimé.
A ma connaissance, je ne me suis pas fait d’ennemis. Par contre, je me suis fait beaucoup d’amis au fil des années. Même des critiques qui avaient descendu le film au moment de sa sortie m’ont dit en me rencontrant des années plus tard "Oh, Puzzle Of A Downfall Child, quel grand film !", oubliant complètement qu’à l’époque, ils en avaient écrit une critique déplorable. Je leur pardonne !
Pour répondre à la dernière partie de votre question, je n’ai jamais mis à l’épreuve ma carrière de photographe. J’ai revendu mon studio bien que j’ignorais si j’allais faire un deuxième film. Ce qui est arrivé grâce à mon premier film. J’ai négligé la photographie pendant trente ans et puis j’ai commencé à archiver mes photos et à les redécouvrir. Aujourd’hui, je respecte mes deux carrières et j’aime partager mon temps entre elles.
Carol Eastman a écrit Puzzle Of A Downfall Child. Comment est-elle arrivée sur ce projet ? Son expérience d’apprentie mannequin a-t-elle été un facteur décisif ? Comment travailliez-vous avec elle ?
D’autre part, Carol Eastman a également travaillé avec Bob Rafelson (elle a écrit Five Easy Pieces) et avec Monte Hellman (The Shooting). Ces deux films, à l’instar de Puzzle Of A Downfall Child, sont assez particuliers dans la production hollywoodienne habituelle. Pensez-vous que son style d’écriture correspond mieux à des réalisateurs de "style européen" ?
Quand j’ai rencontré Carol pour la première fois, j’ignorais tout de sa précédente carrière d’apprentie mannequin. Nous avons été présentés par un producteur, Ray Wagner, qui avait travaillé avec elle sur un premier jet de Petulia. Je ne le connaissais pas vraiment à cette époque. Il m’a rappelé que nous avions un ami commun et il m’a demandé ce sur quoi je travaillais. Je lui ai dit que je recherchais un écrivain, un "writer". Il m’a dit qu’il travaillait avec un écrivain qu’il aimait beaucoup mais qui n’était pas ce que le réalisateur recherchait, qu’elle était un écrivain très intéressant et que je devais lire le script qu’elle lui avait écrit, ce que j’ai fait.
Le script était excellent, très drôle et très intelligent. Quand je l’ai rencontrée, je pensais qu’elle me baiserait les pieds pour avoir la chance de faire un film avec Faye Dunaway. Or elle s’en foutait complètement. Je l’ai revue de nombreux mois plus tard et je lui ai demandé d’écouter les trois heures et demie de bande que j’avais enregistrée avec Anne St Marie. C’est seulement à ce moment-là qu’elle s’est montrée extrêmement intéressée par toute cette histoire. Mon agent a arrangé un accord avec la Paramount. Carol et moi discutions pendant des heures et on passait une bonne partie de notre temps à rigoler. Carol a écrit ce que je considérais être un script splendide. La Paramount l’a refusé. Je pense qu’ils croyaient qu’on leur donnerait Blow Up. Il était clair que notre script n’allait pas dans cette direction. Mon agent a alors passé un accord avec la société de production de Paul Newman et Joanne Woodward et on a pu démarrer.
Le premier draft de Carol faisait 300 pages. Je prenais des notes, on se retrouvait, je lui faisais des suggestions. Elle écoutait, approuvait de la tête, se remettait à écrire et revenait avec quelque de chose de dix fois mieux.
Pour Hellman, Rafelson et moi-même, je ne sais pas si c’est nous qui l’avons choisie ou elle qui nous a choisis, nous. Par chance, nous nous sommes trouvés.
Avez-vous supervisé le montage de Puzzle Of A Downfall Child ? Vouliez-vous cette structure particulière dès le début du projet ou bien cette idée vous est-elle plutôt venue progressivement, au fur et à mesure que le tournage avançait ?
Il y a de nombreux thèmes dans Puzzle Of A Downfall Child qui sont davantage suggérés que complètement expliqués. On pense à la relation de l’héroïne à la religion ou encore au viol dont elle semble avoir été victime dans son adolescence.
On a la sensation que vous aviez plus à dire que ce qui se retrouve dans le film. Avez-vous eu le director’s cut ? Y a-t-il des scènes non utilisées ou des scènes coupées au montage ?
Cette structure était insinuée dans le script original et bien entendu, après l’avoir lu et aimé, je pencherai toujours pour cette approche. Je ne me souviens plus vraiment de qui a dit quoi mais au final la réflexion était un processus collectif. Tout le monde travaillait dans la même direction.
En ce qui concerne le montage, j’aime mettre la main à la pâte mais j’essaie d’engager quelqu’un de talentueux afin que le travail soit inspiré.
Les pistes de la religion et du viol se retrouvent dans les trois heures et demie d’enregistrement d’Ann St Marie. Carol les a amplifiées dans son script et elles ont été explorées pendant le tournage.
Officiellement, je n’ai pas eu le director’s cut. Dans la version américaine il y a une scène, rajoutée par le studio, qui explique de quoi le film parle. J’avais refusé de tourner cette scène mais ils l’ont fait tout de même. Heureusement, cette scène n’a été inclue que dans la version américaine : en effet, Pierre Rissient a refusé de distribuer le film en France sauf sous sa version originale, non retouchée. A présent, je pense que la seule version existante est la non retouchée.
Au cours de votre carrière en tant que réalisateur, vous avez travaillé avec certains des plus grands noms d’Hollywood : Al Pacino, Gene Hackman, Faye Dunaway, Morgan Freeman… Supervisez-vous le casting de vos films ? De plus, les acteurs donnent souvent le meilleur d’eux-mêmes quand ils travaillent avec vous. Comment faites-vous pour obtenir d’aussi remarquables prestations de leur part et ce, aussi régulièrement ? Avez-vous un “truc” ?
Oui! Comme je l’ai dit plus haut, j’aime bien mettre la main à la pâte. Je n’ai pas de trucs ! Peut-être que j’ai un don pour reconnaître les bons acteurs. C’est vrai que j’essaie de leur donner un maximum de liberté afin qu’ils puissent utiliser tout leur talent pour créer le personnage dont eux et moi avons discuté en passant en revue le script. J’écoute également ce qu’ils ont à dire. Avoir de grands acteurs à votre service ne sert à rien si vous n’écoutez pas ce qu’ils ont à dire. La réalisation d’un film est un art des plus collaboratifs.
Quand Puzzle Of A Downfall Child est sorti, le public et la critique américaines l’ont accueilli d’une manière assez décevante. Le film a cependant été un succès en France et en Europe. Comment expliquez-vous cela ? Etait-ce prévisible ?
Je pense que les cultures américaines et européennes ont une approche différente de l’aspect narratif. Cela évolue ! Les américains ont été habitués à des fins “fermées” et heureuses. De leur côté, les européens ne sont pas contre une forme plus ambigüe de narration. Je ne pense pas que l’on puisse prévoir ce genre d’échecs. Je ne réalise aucun film si je ne suis pas convaincu que tout le monde l’aimera.
Votre premier film parle d’un monde glamour et sophistiqué. Ensuite, vous avez fait deux films sur des styles de vie très différents : les drogués (Panique A Needle Park) et les vagabonds (L’Epouvantail). Il est difficile de trouver des mondes plus radicalement différents de celui de la mode que ces deux là. Pourquoi cette direction diamétralement opposée ?
Les mondes de la mode, de la drogue et des sans-abris sont juste des environnements dans lesquels on peut raconter une histoire humaine. Je pourrais tout à fait transposer les prémisses de chacun de ses films dans l’environnement d’un autre d’entre eux. Les mêmes histoires existent dans tous les environnements. Bien sûr, c’est mieux si vous connaissez ceux-ci.
C’est là que la recherche entre en jeu : parfois, je choisis des films parce que je suis très curieux de connaître l’environnement qu’il dépeint.
Quand on regarde les histoires de vos trois premiers films, une sorte de schéma semble se dégager. Cela parle de deux personnes qui vivent dans le même monde hostile (Lou Andreas Sand et Aaron Reinhardt dans Puzzle Of A Downfall Child, Bobby et Helen dans Panique A Needle Park, Max et Lion dans L’Epouvantail). Ils deviennent un “couple” et finalement l’un d’entre eux réussit à saisir sa chance (Aaron devient réalisateur de film, Helen dénonce Bobby à la police afin d’éviter la prison, Max poursuit son rêve de fonder un car wash) alors que l’autre s’écroule (Lou sombre dans la dépression, Bobby retourne en prison, Lion devient catatonique).
C’est comme si il n’y avait qu’une seule sortie possible pour deux personnes. Comme s’il fallait toujours que quelqu’un soit laissé sur le côté. Qu’en pensez-vous?
Je ne suis pas d’accord avec les prémisses de votre question. A la fin de chacun de ces films, la question de savoir ce qui va arriver à chacun de ces personnages est ouverte. Je pense que les parcours de vie des spectateurs vont les amener à décider de ce qui va arriver aux personnages.
En ce qui me concerne, j’aime à penser qu’aussi longtemps qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. On quitte Bobby et Helen alors qu’ils retournent vers le monde de la drogue, mais de nombreux accros parviennent à décrocher. Max retourne à Pittsburgh pour récupérer son argent et prendre soin de Lion. En fait, j’ai écrit une suite à L’Epouvantail se passant trente ans plus tard, dans laquelle Max et Lion sont co-propriétaires d’un car wash prospère. Je n’ai pas encore décidé de ce que Lou fera. Peut-être va-t-elle retourner à l’école et se réinventer.
Puzzle Of A Downfall Child va ressortir en France au mois de Septembre. Comment ressentez-vous la chose ?
C’est génial ! Je pensais qu’il pourrait devenir un film oublié, un film perdu. Je ne le pense plus à présent.
De quel film êtes-vous le plus fier ?
Je pense que toute personne qui a réalisé un film vous dira qu’il est fier de chacun d’entre eux vu que c’est un miracle d’en réaliser un seul. Bien entendu, le premier film est une expérience si nouvelle qu’il prend une signification spéciale.
Quels sont vos prochains projets ? Vous nous avez parlé du projet de suite pour L’Epouvantail. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Si tout se passe bien, mon prochain film parlera d’une jeune française à la recherche de sa mère biologique, une américaine. Je développe ce projet avec Elsa Zylberstein et Thilda Swinton s’est déjà montrée fort intéressée. Je suis en train de le co-écrire avec une jeune écrivain, Anne Akrich.
Le premier draft est presque terminé et je compte commencer à mettre tout ça en mouvement vers octobre/novembre. Je ne sais pas ce que je vais faire avec L’Epouvantail. J’ai entendu que Gene Hackman avait pris sa retraite, ce qui ferait perdre au film une bonne part de son impact.
Un grand merci à Alain pour avoir recréé la bonne équipe de l’interview de Monte Hellman : on se refait ça très vite !
Merci à Culturopoing pour cette collaboration fructueuse.
Et surtout, un immense merci à Jerry Schatzberg pour avoir eu la gentillesse d’accepter de répondre à notre questionnaire.