The Walk
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- Critique par Guillaume Meral le 2 novembre 2015
Equilibre comme l'air
Lorsqu'il quitta les rives du cinéma "traditionnel" sur lesquels il était confortablement installé depuis deux décennies pour se lancer dans l'aventure de la performance capture, Robert Zemeckis devait sûrement s'attendre à recueillir autre chose que la moue dubitative de ses congénères.Â
Et de fait, l'expérience pour le moins radicale d'un dispositif balbutiant a sans doute laissé sur le carreau ceux qui ne percevaient le cinéma de Zemeckis qu'à travers sa dimension purement mainstream. Peu enclin à voir dans ce produit de l'école Amblin un avant-garde, la critique a ainsi préféré réduire cet épisode de sa carrière à un délire techniciste plutôt que considérer sa filmographie à l'aune de cette exigence d'expérimentation qu'il a toujours articulé (même dans ses mauvais films).
Depuis au moins Retour Vers Le Futur (vous savez, ce "ramassis d'images inoffensives"), Zemeckis n'a de cesse de dissimuler derrière les contours rassurants du cinéma live un goût pour les dispositifs scéniques d'une complexité sans réels équivalents. Sa démarche tient ainsi à réunir les conditions cinématographiquement requises à la représentation d'espaces impossibles, à matérialiser à l'écran un état spatio-temporel inaccessible, et souvent résolus au détour d'un point de montage par la plupart de ses collègues. Son cinéma élabore ces espaces scéniques comme autant de zones transitoires au sein desquelles les personnages expérimentent l'altération physique provoquée par ce territoire interdit : les corps luttant contre leur décomposition dans La Mort Vous Va Si Bien, le visage modifié numériquement de Jodie Foster lors du voyage dans l'espace de Contact, la rencontre de Jim Carrey avec les différentes versions de lui-même dans Le Drôle De Noël De Scrooge... Forcément, une telle approche conditionne les préceptes formels qui l'articulent, le cinéaste en a logiquement tiré un goût pour la continuité filmique qui ne pouvait trouver plus bel écrin que dans la performance capture (voir l'ahurissant plan-séquence de Scrooge, quinze minutes pendent lequel le héros visite des scènes de son passé) et l'absence de contraintes qu'amène cette méthodologie.
L'über Zemeckis du cinéma virtuel a donc bien vécu, les échecs successifs de La Légende De Beowulf et de Scrooge, trop en avance, et surtout celui (monumental) de sa production Milo Sur Mars ayant contraint le monsieur à mettre la clé sous la porte de sa structure ImageMovers, et à retourner dans le présent. Après Flight, œuvre dont le postulat somme toute modeste (mais néanmoins transcendé par ses ambitions narratives) procédait avant tout d'une volonté d'aplanir (lolilol) les choses, Zemeckis revient avec The Walk, un projet résonnant davantage avec ses envies d'aventures. Narrant la fameuse performance du funambule Philippe Petit sur un câble reliant les deux tours du World Trade Center depuis leurs sommets, The Walk opère à bien des égards une mise en abyme du réalisateur au détour de son personnage principal. En quête de liberté filmique pour concrétiser ses visions comme il l'entend, à l'instar de Petit se posant en transgresseur des règles qui se mettent en travers de ses plans, Zemeckis revendique comme son héros un goût pour les projets infaisables, répond à l'impossible par des dispositifs novateurs, crée du mouvement là où il ne devrait y avoir que de l'inertie. Surtout, ils se revendiquent tous deux en poètes des espaces impossibles : Philippe Petit arpente un chemin qui n'existait pas (mieux : qui ne pouvait pas exister) en tendant un câble sur lequel personne d'autre ne peut marcher à part lui, tout comme Zemeckis s'est tout le temps fait le chantre des dispositifs scéniques érigées sur des concepts pourtant par nature irreprésentables. Autrement dit, si ça n'existe pas, il suffit de le créer.
Sans aller jusqu'à parler d'autoportrait (encore que), il est évident que Zemeckis s'est rarement autant livré qu'à travers cette histoire qui entretient moult passerelles avec son propre statut d'artiste. Peut-être pour ne pas faciliter la tâche à ses exégètes et ne pas entraver sa frénésie créatrice sous le poids des analogies, le réalisateur de Forrest Gump prend soin d'emprunter la voie de la narration à la première personne, comme si mettre en scène un homme qui met son propre récit en scène lui fournissait une distanciation bienvenue. De ce point de vue, The Walk n'est rien d'autre qu'un film sur l'acte de création par un artiste qui transforme chaque instant en point culminant de son histoire, comme l'orateur qui élèverait la voix au coin du feu pour accentuer les étapes de son récit. De même qu'il inféodait la dimension héroïque de son personnage éponyme dans La Légende De Beowulf à sa manière de conter ses exploits devant un auditoire fasciné (donc à la façon de les mettre en scène, et à se mettre en scène), Zemeckis revendique paradoxalement la fictionnalisation (parce que subjective au récit du héros) de son histoire vraie.
Chez Zemeckis comme chez tous les grands raconteurs, le concept génère la forme. The Walk n'échappe pas à la règle, les partis-pris esthétiques épousant la logique narrative du film : qu'il s'agisse de la voix-off omniprésente et constamment en interaction avec le récit, la structure de caper movie qui s'empare du film à mi-parcours ou cette introduction durant laquelle le personnage lance le récit sur la Statue de la Liberté avec les deux tours en arrière-plan comme s'il s'agissait de son espace de représentation personnel, le moindre aspect formel de The Walk participe à l'extrême cohérence de l'objet. A ce titre, au-delà des évidents motifs spectaculaires (et bordel, quels motifs !), le relief permet à Zemeckis de mettre en perspective la théâtralisation de l'histoire par son héros, le procédé ôtant au cadre sa neutralité pour en faire ressortir sa dimension scénique au sens premier du terme. Cela est d'autant plus évident que Zemeckis prend soin de concevoir sa mise en scène dans la profondeur de l'image, amenant certains points de la narration à s'avérer moins évidents à plat (voir comment le réalisateur positionne le personnage de Charlotte Le Bon dans le cadre pour en faire progressivement une simple spectatrice à l'action de Philippe, suggérant ainsi la fragilité de leur relation).
En soit, on pourrait croire que cette sur-représentation du narrateur serait susceptible de nuire à l'implication du spectateur, notamment lors d'un final qui mise justement sur la peur viscérale de voir le héros sombrer dans le vide. Non seulement il n'en est rien, Zemeckis réussissant à tenir toutes les promesses d'un suspense à s'en mouiller la culotte (les inférences constantes du personnage participant à entretenir la tension, comme dans tout bon spectacle vivant interactif), mais surtout il enrichit les attentes vis-à -vis de son dispositif. A ce stade, Philippe Petit n'est en effet plus un casse-cou qui se lance dans une entreprise improbable par bravade, mais un artiste en train de créer, sous nos yeux et ceux de son public, une performance hors du commun. D'où le sentiment de dichotomie qui s'empare du spectateur à la vision de Philippe marchant sur son câble : à la fois proche géographiquement de ses amis venus l'assister et des policiers le priant de revenir, mais tellement éloigné car trônant sur une estrade scénique inatteignable pour le reste de l'humanité, expérimentant un terrain qu'il est le seul à pouvoir arpenter. L'espace impossible rejoint ici la transcendance de la création, qui marquera la naissance des tours jumelles dans l'inconscient collectif.
L'émotion soulevée lors du final, alors que Petit conclue son histoire pendant que Zemeckis effectue un léger recadrage sur les deux tours, confère au film une tonalité douce-amère inattendue, mais qui agit rétrospectivement sur ce qui a précédé. La performance de Petit résonne alors comme le moyen de rejouer avec exaltation cette histoire, véritable oraison funèbre s'achevant dans le sanglot étouffé d'une personne qui n'a pas fait le deuil de son enfant. Au fond, l'espace primordial de Zemeckis n'est autre que l'éternelle passerelle que tous les grands conteurs doivent tracer pour relier l'intimité de l'individu au destin de la globalité. Dans The Walk, cet espace vous tend les bras : même si vous avez le vertige, cédez à son appel. Le jeu en vaut la chandelle.
THE WALK
Réalisation : Robert Zemeckis
Scénario : Robert Zemeckis & Christopher Browne d'après le livre de Philippe Petit To Reach The CloudsÂ
Production : Robert Zemeckis, Tom Rothman, Steve Starkey...
Photo : Dariusz Wolski
Montage : Jeremiah O'Driscoll
Bande originale : Alan Silvestri
Origine : USA
Durée : 2h03
Sortie française : 28 octobre 2015