The Voices
- Détails
- Critique par Guénaël Eveno le 17 mars 2015
Un chat dans la gorge
"Je veux dire" dit amèrement Ipslore, "qu'y a-t-il au monde qui fasse la vie digne d'être vécue ?" La mort réfléchit. "LES CHATS" dit-il, "LES CHATS C'EST BIEN."Â
Terry Pratchett - Sourcellerie
Un coin perdu du Michigan. Un chant aux accents fiers témoigne combien il y fait bon vivre. L’entreprise locale fabrique des baignoires que Jerry Hickfang (Ryan Reynolds), vêtu du rose pétard de la marque, emballe consciencieusement. Il doit participer à l’organisation de la fête annuelle et met du cœur à l’ouvrage. D’autant plus que l’opportunité lui permet de rencontrer la nouvelle comptable, une plantureuse Anglaise (Gemma Arterton) qui propose de faire la chenille pour célébrer l’esprit corporate. Le héros tombe amoureux. Sa vie est un conte de Disney peuplé d’anges et de papillons. Or à l'image, elle l’est vraiment, et Jerry de confier ses émotions à  deux interlocuteurs particulièrement loquaces, son chien et son chat.
Se profile une belle comédie romantique aux allures fantastiques, mais Jerry vit dans un monde on ne peut plus réel pour lui : schizophrène, il va sérieusement faire grimper l’absentéisme de son entreprise en empruntant la voie du crime.
Malgré les réceptions frileuses de Poulet Aux Prunes et La Bande Des Jotas (sa première réalisation qui ne soit pas une auto-adaptation), la bédéiste Marjane Sartrapi reste accrochée au 7ème art. Elle pouvait profiter de son aura acquise dans l’Hexagone avec Persepolis pour s’installer dans le bottin des auteurs incontournables, nous la retrouvons contre toute attente sur une coproduction germano-américaine avec casting de prestige. Ce saut dans l'industrie US est dû à un coup de cÅ“ur pour le scénario de Michael R. Perry (Paranormal Activity 2) qui lui a été proposé après avoir été cité dans la blacklist de 2009. (1) Mais c'est surtout l'envie de faire aimer aux spectateurs un serial killer qui a poussé la cinéaste à y apposer sa patte.Â
La première partie de The Voices se rapproche d'un feel good movie qui refuse toute distanciation avec le point de vue de Jerry. Le terme porte ici bien son nom tant le personnage est bouffé par un positivisme qui en modifie son environnement, résultat de l'oubli de prise de médicaments. Lorsqu’il comprend que cet écueil l’a fait déraper, Jerry corrige l’erreur et se retrouve dans un environnement déglingué. A l’instar du John Nash de Ron Howard (Un homme d’exception), la schizophrénie de Jerry devient alors l’expérience du spectateur. Sartrapi franchit à cet égard un degré supérieur dans le délire une fois la surprise révélée, intégrant les nuances entre réalité subjective et objective à l’identité visuelle du film (de l’appartement immaculé au squat négligé, des piques bien senties au mutisme de ses "amis", d’une Blanche-Neige inanimée à des organes dispersés au sol...). Ces divergences physiques sont accentuées par un travail méticuleux sur la photographie et les couleurs qui oppose les teintes ternes et unies des phases de descente aux contrastes les plus forts des moments de démence de l'anti-héros.
En auteure de BD fantasque amenée à colorer à sa manière une réalité terne et liberticide durant son enfance (Persepolis), Marjane Satrapi ne pouvait que comprendre un personnage comme Jerry. Dans la beauté d’un monde qu'il est seul à voir, le chat Mr Whiskers devient le réaliste intransigeant, la voix animale instinctive qui rappelle le point de vue de son entourage (dont son beau-père), révélant l'image d'un assassin que ses premiers actes ont condamné à emprunter cette voie pour se mieux réaliser. Elle s’oppose à la perspective du fidèle chien Bosco, la part optimiste et altruiste de Jerry. Face à ces deux voix intérieures exprimant son conflit, la présence de l’empathique psychologue judiciaire se pose comme une vision raisonnable de l'extérieur (qu’il fera symboliquement taire par un bandeau rose de l’entreprise). Mise au pied du mur, la psy en viendra à parler de la normalité des voix intérieures que tout à chacun entend, exacerbées chez Jerry par sa vulnérabilité, sa sensibilité et surtout sa solitude. Cette temporaire remise en question ne sera d'ailleurs due qu'à la symbiose un peu tardive avec sa collègue Lisa (Anna Kendrick).
Faisant preuve d'une constante empathie pour son personnage principal, The Voices est l'une des plus habiles incursions actuelles dans l’esprit d’un freak qui, loin d'occulter le monde extérieur, glisse avec adresse de l’horreur pure (le calvaire de Lisa) au drame réaliste (la mort de la mère) et à l’aridité du fait divers sorti d’un Fargo (la découverte finale). On ne révolutionnera ici aucun des genres visités, mais voilà une fraîche alternative à la dépression sur un sujet où tout s’y prêtait. Comme si le public avait été autorisé le temps d'un film à lâcher les Prozac des héros contemporains pour savourer un vrai univers fantaisiste.
Le ruban rose sur le paquet cadeau est bien cette prodigieuse et accidentelle (2) idée de casting qui laisse Ryan Reynolds interpréter ce rôle de grand benêt touchant lui permettant de jouer de son physique avec dérision. Consciente des talents de son acteur, Marjane Sartrapi le laisse interpréter les voix du chien et du chat et lui offre un générique final ubuesque qui emprunte autant aux pubs Gap qu’à un clip d’Abba. De quoi clore ce destin tourmenté sur une note éminemment joyeuse.
(1) La blacklist est une liste établie depuis dix ans des meilleurs scénarios lus dans l'année et non encore produits à Hollywood. Elle est effectuée sur la base d'un sondage de plusieurs centaines de producteurs de l'industrie qui votent pour leurs dix scripts non-produits préférés. Les Majors ont pris l'habitude de poser des options sur certains de ces scripts pour éventuellement les proposer à des réalisateurs.
(2) C'est Ryan Reynolds qui a insisté pour avoir le rôle, un autre acteur étant d'abord pressenti par Marjane Sartrapi pour incarner Jerry.
THE VOICES
Réalisation : Marjane Sartrapi
Scénario : Michael R. PerryÂ
Production : Roy Lee, Matthew Rhodes, Adi Shankar, Spencer Silna & Nicole Barton
Photo : Maxime Alexandre
Montage : Stéphane Roche
Bande originale : Olivier Bernet
Origine : USA / Allemagne
Durée : 1h49
Sortie française : 11 mars 2015
Commentaires
S’abonner au flux RSS pour les commentaires de cet article.