Invictus
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- Critique par Guénaël Eveno le 19 janvier 2010
United colors of South Africa
Après le surprenant Gran Torino, Clint Eastwood s’offre pour cet Invictus une virée au coeur de l’Histoire et loin de son Amérique. Direction l’Afrique du Sud pour suivre une personnalité déterminante de la fin du siècle passé : Nelson Mandela.
Le nouvel opus du réalisateur se garde pourtant de recourir au biopic, solution de facilité balisée par des années d’arpentage hollywoodien. Eastwood procède à la manière de Ron Howard pour Frost/Nixon en nous amenant sur le terrain d’un événement déterminant de la carrière politique de son héros afin de mieux cerner sa personnalité, mais aussi l’impact de son oeuvre (là s’arrête le point commun entre les deux films). Cet événement est le championnat du monde de rugby de 1995, en apparence un divertissement de masse éloigné des affaires politiques mais qui finit par devenir, par l’entremise du nouveau président, une pierre dans l’unification de deux ethnies que tout oppose.
Lorsque Nelson Mandela accède à la plus haute fonction de l’Etat en 1994, tout est loin d’être gagné. L’Apartheid est officiellement banni mais il reste très présent dans les mentalités. Le réalisateur de nous décrire une vue rapide du pays à l’aide d’archives et d’images confectionnées par ses soins, celles de sa sortie de prison en 1990, puis d’une ascension fulgurante sans cesse ponctuée par un "mais". Mandela a su gagner une élection mais saura-t-il gouverner un pays aussi divisé ? Cette difficulté à atteindre l’égalité que prône le chef d’Etat est ici habilement symbolisée par sa garde rapprochée. S’ingéniant à mixer ses proches amis et compagnons de lutte avec les gardes du corps blancs de l’ancien président qui fut leur geolier, il crée un clash inévitable qui se solde par une poignée de scènes dans lesquelles la tension entre les deux camps est palpable et l’agressivité larvée. Une agressivité qui rendrait chacun des camps profondément antipathique si elle n’était heureusement désamorcée par l’humour qu’apporte le réalisateur à chacune de ces situations.
Eastwood souligne au stabilo dans la première partie tout ce qui sépare les blancs des noirs du post-apartheid. Il n’est guère loin de la réalité. Les Afrikaners ont peur de se voir déposséder du pays qui était le leur. La nouvelle majorité en place traîne le traumatisme d’années d’exclusion et de mauvais traitements et l’envie d’une revanche se fait sentir maintenant que le vent a tourné. La revanche pourrait bien pu se jouer dans la suppression à vote unanime de l’équipe des Springboks et son hymne, symboles de l’appartheid affaiblis par de nombreuses défaites. Mais Mandela ne souhaite pas enlever aux blancs ce qui leur reste de fierté, conscient du risque qu’il aurait pris en se mettant toute une partie de la population définitivement à dos. Au lieu d’être sacrifiée sur l’autel de la nouveauté, il finit par se rendre compte que cette équipe pourrait bien servir ses desseins.
La question humaine n’est jamais loin lorsque Clint Eastwood est aux commandes, et on ne peut guère s’étonner d’entendre le président avouer qu’il ne s’agit pas d’un calcul politique, mais d’un calcul humain. Invictus n’est en effet pas plus un film politique ou un film de sport que le dyptique de Iwo Jima était deux films de guerre. Il narre la rencontre qui sera déterminante pour instaurer l’idéal de Mandela et suit au plus près une poignée d’hommes et de femmes, partant du plus bas de l’échelle pour monter vers le plus haut, chacun étant touché à sa manière par le tournant politique que négocie son pays. Comme la garde rapprochée du président, tous ces hommes et femmes représentent autant de symboles du conservatisme de l’Apartheid, autant d’obstacles à la concrétisation de la vision de Mandela. Au fur et à mesure du film, les rancunes cèdent et on sent s’affiner un rapprochement entre les ethnies, d’abord effectif parmi les protagonistes (dont l’équipe de Mandela) puis qui contamine la population lors du climax du match contre les All Blacks.Â
Ce rapprochement est aussi musical, de par la séparation de la pop occidentale de l’équipe et du son zoulou de Johnny Clegg qui laissera place à une victoire de l’approche locale lors du grand match pour fusionner lors du générique final. On ne s’étonnera pas non plus de voir que Eastwood est nettement plus à l’aise dans les scènes intimistes qui vont au cœur de ses personnages que dans la description du moment historique. Aidé par une photo sobre et la fluidité du scénario d’Anthony Peckham (lui-même tiré d'un roman de John Carlin), Clint excelle dans la description des rapports entre Mandela et les siens et dans les échanges entre Mandela et le capitaine François Pienaar. Il parvient même à réserver à Matt Damon la meilleure scène du film, lors de la visite par l’équipe de la prison où Mandela a passé 27 ans de sa vie. Il réussit un peu moins à rendre l’intensité du match décisif. Introduit comme une cérémonie (sublimée par l’hymne et le fameux haka des Néo-Zélandais) et brillamment découpé, voguant au coeur des mêlées et traversé d’allers et retours pour ne pas perdre les enjeux, la rencontre se suit agréablement, même pour l’auteur de ses lignes que le rugby a le don d’ennuyer. Mais le suspens et l’émotion qui s’en dégagent sont surtout provoqués par les enjeux qui ont précédé, comme si le film partait parfois en pilote automatique, conscient de la difficulté d’affranchir cinématographiquement des images sportives dont le souvenir fut crée et entretenu par la télévision. En ce sens, les scènes de liesse et de ferveur populaire manquent d’apporter un véritable point de vue de réalisateur qui rendrait l'événement plus consistant.
L’autre déception se trouve dans le personnage même de Nelson Mandela, interprété à la perfection par Morgan Freeman (à qui le charisme tranquille suffit) mais bridé par la déférence teintée d’admiration des artisans du film à son égard. La complexité du meneur n’est qu’effleurée, le confondant parfois avec son idéal, comme Eastwood semble résoudre la question de l’Apartheid à la fin de son film. Après le final de Gran Torino qui sonna comme une réconciliation à la plus petite échelle de deux cultures, Invictus vient en effet sanctionner par un argument historique la même réconciliation dans un idéal national. Si le contraste entre la description du pays à l’accession au pouvoir de Mandela et la description finale vaut tout l’enthousiasme du monde (à moins d’être le plus cynique des cyniques), un constat aussi jusqu’au-boutiste est forcément plus discutable dans sa naïveté. Mais qui pourrait bien s’inspirer d’une victoire qui n’est que partielle ?
L'inspiration est la colonne vertébrale de Invictus, ce qui permet au réalisateur de dresser à travers son film une étonnante profession de foi. Dans un dialogue remarquable entre le capitaine de l'équipe des Springboks et le président, Mandela explique à Pienaar que c'est un poème (ndr : celui qui a donné son nom au film) qui l'a aidé à tenir lors de ses années d'emprisonnement. Le capitaine répond qu'il comprend, qu'il se surprend parfois à écouter la même chanson avant un match pour se redonner du courage. Eastwood souligne dans cet échange la capacité incroyable de Mandela à se mettre à hauteur de l'homme du peuple, mais aussi la force universelle de l'inspiration, des petites choses dans lesquels n'importe quel homme puise son courage. Mandela transmettra ce poème à Pienaar pour l'inspirer à son tour. Plus tard, Pienaar puisera dans les actes de Mandela une partie de la force qui lui permettra de mener son équipe vers la victoire.
A la fin du match décisif, Mandela remercie le capitaine de ce qu'il a fait pour son pays et le capitaine lui rend son merci, comme un acteur qui remercierait le réalisateur qui l'a poussé à donner le meilleur de lui-même. Clint Eastwood, qui fut lui-même porté par des mentors tels que Sergio Leone et Don Siegel, avoue à quel point il a pris conscience qu'un simple poème, un simple match, les actes d'un homme ou même un simple film peuvent apporter à une personne et à l'Histoire. Ainsi a-t-il pris conscience de son rôle. Ce n'est donc pas pour rien que Invictus suit le dyptique Mémoires De Nos Pères / Lettres d'Iwo Jima (prenant son point de départ dans la compréhension et le rapprochement de deux peuples opposés), le combat du personnage d'Angelina Jolie dans L'Echange et le cercle vertueux ouvert par le final de Gran Torino. Comme si ces films, autant que les héros qu'ils content, pouvaient inspirer, bouleverser l'ordre des choses peut-être quelque part plus près de chez soi.
INVICTUS
Réalisateur : Clint Eastwood
Scénario : Anthony Peckham d’après l’œuvre de John Carlin
Producteurs : Gary Barber, Morgan Freeman, Roger Birnbaum, Tim Moore, Clint Eastwood...
Photo : Tom Stern
Montage : Gary Roach
Bande originale  : Kyle Eastwood
Origine : USA
Durée : 2h12
Sortie française : 13 janvier 2010