Burn After Reading
- Détails
- Critique par Guénaël Eveno le 15 décembre 2008
Les idiots qui en savaient trop
"I know what you represent. You represent the idiocy of today." - Osborne Cox, avant d'user de son flingue et de sa hache.
L'idiot est un personnage fascinant, une vraie pépite pour la comédie. Dans Burn After Reading, leur nouveau film adaptée d'un roman de Stansfield Turner, les frères Coen nous en proposent une véritable foire. La première caractéristique de l'idiot, et son plus grand potentiel comique réside dans le fait qu'il ne se pensera jamais idiot. Chacun vit dans son petit monde et le voisin sera toujours plus con que soi-même. Le prétexte de l’alcoolisme conduira à la rétrogradation qui précipitera la loser-itude de l’agent de la CIA Osborne Cox (John Malkovitch), alors que sa femme "victorieuse" et hautaine (Tilda Swinton) se complaira avec un benêt dragueur invétéré (George Clooney), lui-même dindon de la farce de sa propre femme.
L’idiot vit dans un monde décalé, fantasmant une grandeur qu’il n’aura jamais. Linda (Frances McDormand, aka rire de feu) et Chad (Brad Pitt, aka le bon samaritain), qui travaillent dans une salle de sport, ont retrouvé un disque contenant les mémoire de Cox et ils décident de le lui rendre contre une récompense. Mais peut-être qu’ils pourraient en faire autre chose car ce Cox n’a pas l’air d’être très gentil avec eux. Peut-être même qu’ils pourraient obtenir de l’argent car ils sont plus futés qu’ils en ont l’air les bougres. Ils peuvent même vendre les infos à l’ambassade de Russie (!). S’enchaînent sur cette idée une suite de situations délirantes où les compères se mettent dans la peau de leur personnage de maître-chanteur, sans jamais réussir à se défaire d’eux même, et sans se douter que les infos qu’ils transportent ne sont pas de première nécessité. Nous voici en terrain Coenien, avec ces anti-héros banals qui décident de se frotter au crime alors qu’ils n’y sont même pas prêts. Ces descendants de Jerry Lundegaard ou d’Ed Crane se retrouveront pareillement enfermés dans les aléas du film de genre, et également pris au piège d’une spirale qu’ils ne pourront contrôler, entraînant leurs proches dans leur chute. En bons idiots, ils resteront jusqu’au bout du chemin dans leur monde de crétins (il faut varier les termes), inconscients des règles du genre dans lequel ils évoluent, et soldant les comptes par une mort dans des circonstances stupides ou par une opération de chirurgie esthétique…Un happy end de circonstance qui permettra de s’élever dans une condition improbable pour ne plus avoir à traîner sur les sites de rencontre.
Les frères Coen établissent un parfait crescendo dans lequel les entrechoquements et les psychoses de ces idiots affaiblissent peu à peu leurs chances de ne pas se noyer dans cette histoire sordide. La première partie du film porte déjà en elle le germe des drames à venir, qui dégénèrent en tension ne demandant qu’un déclencheur pour entraîner l’irréparable. Harry Pfarrer (George Clooney), amant de la femme de Cox et nouveau petit copain de Linda, se croit suivi par des espions qui en veulent à sa personne. On nous montre le personnage constamment épié pour développer une paranoïa grandissante qui sera le véritable déclencheur de la spirale. Cox, pris entre ce nid d’idiots et la nostalgie de ses idées de grandeur, fulmine. Il ne lui faudra que la preuve des agissements sournois de sa femme pour se défouler sur le premier venu. Si ils considèrent l’absurdité de leur comportement, les Coen ne cherchent pourtant pas à rendre leurs idiots détestables. A la manière des précédents, ceux-ci s’arrogent un certain capital sympathie. Il faut dire que Burn After Reading est très généreux avec ses acteurs, éclipsant la caméra à leur profit pour leur donner le loisir de poser en peu de temps et brillamment les caractéristiques des personnages. Le plan tardif sur le visage de Linda lors de son examen du début révèle avant qu’on la voie que son apparence n’est pas le problème. Elle dégage une attitude qui n’a d’égale que la gentille connerie de son collègue et le pathétique de sa quête, mais son personnage vit. Il devient dès lors difficile de ne pas compatir lorsque la situation viendra à lui échapper. Il est aussi difficile de ne pas se payer des barres de rires à écouter parler les personnages ou à voir les prestations d’un Brad Pitt véritable caricature de type branchouille qui se déplace en rythme, d’un John Malkovitch qui part en vrille ou du génial Richard Jenkins (très présent sur les écrans en ce moment, profitons-en !). Les Coen sont plus que jamais les rois du phrasé, du mot dit au bon moment et prononcé de la bonne manière avec la bonne expression. Lorsqu’on leur réunit un casting aussi talentueux et capable de jouer sur toutes ces subtilités, tout le monde s’amuse et c’est un délire complètement communicatif.
Que peuvent bien en penser les types en costume, censés être les premières concernées par ce boxon ? La CIA, centre de l’intelligence, jette un regard circonspect sur cette histoire, à mille lieux de la dramatisation que ce font les héros de leur propre vie. Elle cherche à trouver un sens là ou les faits semblent n’en avoir aucun, à dégager les mobiles des actes, les vrais visages des acteurs du drame, mais en vain. Tandis que l’action et la chute des personnages sont à leur paroxysme et que la spirale s’emballe, le monsieur de la CIA (l’excellent J.K Simmons, encore un habitué) décide qu’il vaut mieux fermer le dossier et donner leur grain aux survivants avant que ça s’aggrave, une clôture qui arrête le film (!). Carter Burwell, compositeur des Coen revenu de son escapade Brugienne, en remet une couche sur ce décalage expérience des héros/ vision globale de la chose. Délesté du minimalisme de No Country For Old Men, il s’éclate dans une partition anxiogène proposant une dramatisation intérieure des personnages. Cette dramatisation, aidée de partis pris de réalisation oeuvrant dans le même sens (notamment ceux illustrant la paranoïa de Pfarrer), emmène le film vers une absence de délimitation des genres qui élimine les repères. C’est ainsi qu’on se laisse balader, non sans plaisir, au gré des rencontres des personnages et au fil du récit. Burn After Reading est un patchwork Coenien situé au centre des deux extrémités noir/comédie que les cinéastes affectionnent. Il y'a la mécanique inexorable de la chute qui repose ici autant sur la crétinerie que sur l'appât du gain, la comédie sans le jusqu’au boutisme d’Intolérable Cruauté, de Ladykillers et de O’Brother, la galerie de portrait d’individualistes corrompus d’un Big Lebowski, mais c’est bien à Fargo que ce dernier film s’identifie le plus de par l'absurdité de la situation. Un Fargo sous forme de comédie et loin du contexte local dans lequel des agents de la CIA désabusés auraient remplacé l’humanité du personnage de Frances McDormand. Pour ceux qui n’aiment pas l’humour des frangins, il faudra mieux passer son chemin car il n’y’ a pas de structure à laquelle ils pourront se raccrocher et le climax dramatique a lieu hors champ (comme pour leur précédent film). Pour les autres ce sera un vrai bonheur de retrouver tous ces acteurs à contre-emploi et une nouvelle galerie de portraits dans la pure tradition du tandem. On conviendra que quelque soit leur absurdité, il n’y a aucune raison de brûler les dossiers des frères Coen après les avoir lu, car c’est toujours avec le même plaisir que l’on en feuillette les pages.
BURN AFTER READING
Réalisateur : Joel Coen
Scénario : Ethan & Joel Coen d’après l’œuvre de Stansfield Turner
Production : Tim Bevan, Eric Fellner, Joel & Ethan Coen
Photo : Emmanuel Lubezki
Montage : Roderick Jaynes (alias des frères Coen)
Bande originale : Carter Burwell
Origine : USA
Durée : 1h35
Sortie française : 10 décembre 2008