La route des Furies
- Détails
- Analyse par Lucas Mario le 15 juin 2015
Poursuite du monde de demain
Le terme “post-apocalypse” est un bel oxymore plein de promesses : la révélation (apocalypse) doit être la fin des temps, de l’Histoire, et apporter soit le terme de toutes vies, soit le bonheur éternel à la droite du sauveur.
Un “post” implique donc que la prophétie était fausse, que l’Homme peut encore raconter d’autres histoires. Le genre du post-apo porte en lui cette contradiction. Dans ces univers, la chute n’est plus la fin mais le début, tout comme la Genèse est à la fois fin d’un monde et découverte d’un espace où l’homme est à nouveau libre et dispose d’un potentiel infini. Mais la fin du Paradis envoie également les hommes errer dans le désert, et le souvenir du monde ancien reste douloureux chez les survivants. Car la souffrance n'est pas que matérielle, les croyances, les mythes fondateurs sont tombés face à la réalité des terres désolées. L’homme est plus que jamais un loup pour son semblable. Pour reconstruire le monde, les vieilles chansons doivent à nouveau résonner mais avec des notes différentes. C’est un des thèmes de la saga Mad Max passée la fureur du premier long-métrage : parvenir à raconter le monde en ruine. Dès le second film de la série, l’histoire est narrée tel un conte, Max devenant le héros, l’ombre du Wasteland. Le changement d’acteur dans le dernier opus, Fury Road, va même jusqu’à supprimer le visage du principal protagoniste. Ne subsistent plus qu’un nom et une silhouette.
A sa première apparition, de dos avec sa V8 à ses côtés, Max est présenté dans la parfaite continuité des épisodes précédents. Mais dès la deuxième scène le héros est mis à terre et son véhicule hors d'usage après une très brève course poursuite. Le ton est donné : la chute commence à être ancienne, les tribus se sont fixées, les territoires ont été accaparés. Si un homme seul peut rivaliser avec une bande de pillards, même Max le fou est impuissant face à un groupe organisé, armé, entraîné. Privé de ses principaux attributs (la veste en cuir et la voiture), Max est mis en retrait comme dans un récit à tiroirs du type des Milles Et Une Nuits, il devient pour un temps le lien avec le spectateur, celui à travers qui est narrée la reconstruction du monde. Une histoire où s’oppose la volonté d’en bâtir un nouveau à ceux qui tentent de rétablir l’ancien. Après avoir été transporté dans la Citadelle, place forte coexistant avec deux autres villes, Max est réduit au rang d'animal gardé en vie uniquement pour son sang. La courte visite des lieux nous montre une société organisée avec une division du travail et une exploitation rationnelle des ressources. Ce n’est rien de moins que l'embryon d’un État qui apparaît sous nos yeux, avec ses élites, ses travailleurs/soldats et sa masse grouillante de pauvres.
Car le monde n’est plus uniquement en ruine, il est en chantier. Et cette reconstruction n’est pas que physique, elle est également politique et spirituelle afin de rétablir les structures d’avant la chute. Ainsi elle reprend la division tripartite des sociétés indo-européennes : entre le prêtre, le guerrier et l’agriculteur. C'est ici qu'il convient de parler du personnage central du film : Immortan Joe. Celui-ci est à première vue un despote mégalomaniaque présenté comme ce qui reste d'un grand guerrier, sorte de Napoléon des Cent-jours, littéralement rongé par la maladie tout en arborant fièrement ses médailles. Mais si Joe se confond avec "l'État" qu'il a créé comme le roi ou l’empereur, son rôle premier n’est de produire ni de la guerre, ni de la nourriture. La Citadelle est un lieu qui produit du savoir et du mythe. En effet, la guerre est l’affaire du samurai Bullet Farmer et la nourriture, à savoir le pétrole, est supervisée par le bourgeois People Eater. Les tâches temporelles étant confiées à ses frères, Immortan Joe est avant tout un prophète et la Citadelle son temple. Derrière la porte blindée au sommet de ce temple se trouve le Saint des Saints que seul le grand prêtre peut pénétrer, où résident les mystères les mieux gardés, à savoir ses "femmes". Outre les esclaves sont présents dans cette pièce un piano, un tableau noir, une pile de livres : dans cet univers Joe conserve ses muses, leur préceptrice et les cendres du savoir qui ont réussi à subsister.
Les War Boys quant à eux sont des guerriers mais surtout des moines. A la manière de l’Ordre des chevaliers du Temple ou de l’Ordre Teutonique (dont ils reprennent les couleurs), ils sont entièrement dévoués à leur dieu et prêt à mourir pour lui. C’est même là le but de leur demi-existence. Une autre figure indiquant la vraie fonction de la Citadelle est celle du barde aveugle : le véhicule le plus imposant de la flotte de Joe est dédié à l’art, à “chanter” les exploits des War Boys tombés au combat. On peut d’ailleurs noter que l'aède métalleux est également muet, son seul moyen d’expression est un instrument, substituant à la parole une forme de narration plus viscérale que le langage. A l’image du film lui-même, le Doof Warrior ne s'embarrasse pas de dialogues inutiles et impacte l’imaginaire avec ses riffs furieux.
Joe est donc parvenu à modeler une société dans le culte frénétique de sa personnalité, à l’image de la scène durant laquelle il ouvre les vannes pour libérer les eaux sur la masse grouillante de pauvres s’accumulant au pied de la Citadelle, et se place en véritable dieu “pantocrator” capable de dompter les éléments, d’apporter de manière dure et juste la vie sur la plèbe. Immortan est donc à la fois prêtre, tribun, général, d’un monde qu’il tente de reconstruire selon les schémas qu'il a connus tout en plaçant partout son image (c’est son visage masqué qu’on retrouve sur les volants, la Citadelle et même sur la nuque des esclaves).
Au-delà de la mythologie créée autour de sa personne, l’autre composante essentielle par laquelle Joe s’assure l'obéissance aveugle des War Boys repose sur la gloire dans l’outre-monde, la promesse des virées infinies sur les autoroutes du Valhalla et des “McFestins” dont ils pourront se repaître. Pour accéder à l'immortalité motorisée apparaît encore une nouvelle notion qui semble centrale, celle de “Témoin”. Peu importe le sacrifice si personne n’est là pour le chanter, tout le rituel autour des attaques suicides des War Boys avec la peinture chromée sont là pour permettre au poète d'ajouter des vers lorsqu'il chantera les exploits d'un guerrier "shiny and chrome".
L'individu le plus obsédé par cette idée de transmission n'est autre que le dieu lui-même. Il est ainsi aisément imaginable que les rites décrits précédemment soient de son invention. En créant un étrange syncrétisme entre des éléments relevant de l’Histoire (le titre d’Imperator, les kami-crazy), mythologique (le Valhalla) et des derniers jours avant la chute (Fukushima, Aqua-Cola, McFestin) associés aux nouvelles réalités du monde (notamment l'obsession pour la mécanique), Joe tente probablement de créer une culture qui lui survivra. En effet, que ce soit ses fils (un esprit sans corps et un corps sans esprit), ses frères (un vieillard et un obèse) ou même ses sujets (des “demi-vies”), il n’y a aucun mâle qui puisse lui succéder. Cette absence est d’ailleurs symbolisée par Furiosa, ancienne esclave élevée au rang d’Imperator (titre militaire suprême dans la Rome républicaine) et pilote du fleuron de l’armada de la Citadelle. Recréer une culture, un héritage, une lignée, c’est là le but auquel Joe est prêt à tout sacrifier. Ses reproductrices symbolisent donc à elles seules les espoirs en l'avenir. Le futur justifie de mettre le présent en jeu, peu importe le matériel si le spirituel se fait la malle.
Car le projet de Joe est également politique. Tout comme Napoléon proclame la fin de la Révolution, il est ici question de mettre un terme à l'apocalypse. Rebâtir une société à peu près viable, sortir de l’état de nature hobbesien qui dirige le monde depuis des décennies. La séparation du travail, l’ordre hiérarchique, les différentes villes participent à ce qu’on pourrait presque nommer un État. Et, plus que la charge symbolique dont il a été question, la gestion pragmatique des ressources et leur distribution semblent être une tâche à laquelle s'appliquent les dirigeants de ce royaume. En effet, le peu qui nous est montré de la Citadelle semble indiquer une admiration sans borne pour Joe qui, dans un fonctionnement très machiavélien, gouverne autant par l’amour que par la peur. La défection de son principal général, Furiosa, est donc, au-delà de la libération des esclaves, une trahison pouvant remettre profondément en cause l’ordre établi. Et c’est d'ailleurs ce qui arrive : l’Imperator, après avoir franchi le Rubicon, revient prendre la cité sans coup férir, son aura militaire et la mort du précédent leader suffisant amplement pour valider le coup d’État.
Or ce qui se joue pendant la poursuite dépasse largement la simple bataille, la prise de pouvoir est beaucoup plus profonde. Il s'agit ici de balayer les dernières ruines du monde à travers la reproduction d’anciens récits en leur apportant une signification profondément différente. Mad Max: Fury Road s’attaque ainsi aux mythes les plus profondément ancrés, aux histoires racontées sans discontinuité depuis des millénaires. La guerre de Troie est rejouée en substituant aux vaisseaux grecs une armada de moteurs et à Hélène cinq esclaves cherchant la liberté. Le guerrier furieux n'est plus Achille mais Angharad la future mère (tous deux invincibles, leur perte sera causée par une blessure à la jambe). De même les esclaves en exil qui traversent les eaux pour arriver dans le désert décident cette fois de faire demi-tour et de reprendre à Pharaon ce qu’ils ont construit. Dans la mythologie scandinave, Fenrir est enchaîné grâce au sacrifice de Tyr qui y perd son bras. Le jour où il brisera ses liens, il provoquera la fin du monde. Mais ici Max est libéré par la guerrière sans bras car Ragnarök a déjà eu lieu.
Un des thèmes principaux des récits rejoués ici est lié à l’Enfer. Outre l’obsession des War Boys pour l’au-delà comme il a été dit plus tôt, les héros du film sont fortement liés aux royaumes souterrains, dimension présente dès le titre (les Furies sont des déesses infernales). Ainsi pour fuir les Enfers il ne faut pas se retourner tel Orphée causant la perte d’Eurydice. C’est donc lorsque Max se retourne que la belle Angharad chute mortellement. On peut d'ailleurs noter que la fuite prend fin lorsque le camion de Furiosa atteint la boue où les personnages ne font rien de moins qu'abattre le dernier arbre, forcément Arbre-Monde, pilier des mythes et légendes, ce qui achève la transition opérée pendant la poursuite. Comme Charlemagne qui abat l'arbre sacré et fait passer l'Allemagne dans l'ère chrétienne, cette dernière action coupe définitivement le lien avec l'univers pré-apocalyptique. Ensuite viendront les marais où les échassiers montent la garde, évoquant peut-être les âmes damnées du Styx ou même Charon attendant de faire traverser les morts sur l'Achéron. La poursuite se termine ici car au-delà s'étend le monde des vivants.
Mais cette fuite ne les a pas menés vers les plaines vertes et abondantes. Ce qui restait de bon dans le monde ancien est également mort et ce qui s’étend après n’est qu’un passé sans espoir (le désert de sel n’est-il pas une image du Tartare ?). Seul les étoiles peuvent encore témoigner de l'époque d'avant la chute. A l’image de Perséphone, déesse agraire qui quitte la Terre et sa mère pour siéger aux côtés du roi des Enfers, les héros décident de revenir. Mais cette fois la femme d’Hadès ne revient pas les mains vides : le monde des vivants est mort ? Elle va donc ensemencer l'Enfer. Si les balles sont des “anti-graines” qui font pousser la mort, les graines véritables produiront un lieu plein de vie. Plutôt que tout risquer à la recherche d’un hypothétique passé, un Paradis perdu, il vaut mieux tenter de construire son propre Eden sur les ruines de Sodome.
Bien sûr, Fury Road ne nous montre pas si les femmes parviendront à reconstruire le monde, ni comment, mais leurs parcours portent en germe de nombreux éléments donnant une idée de ce à quoi il pourrait ressembler : elles sont parvenues à reconstruire Nux, Max et Furiosa. Ces cinq femmes sont les nouvelles déesses s’opposant à l’ancien dieu unique. A la fois Furies punissant les crimes des hommes, muses détentrices des arts (peinture, musique, littérature, leur manière de s’exprimer tranche avec les autres personnages) mais également détentrices de la grâce (leur beauté est presque déplacée en ce lieu) et d’empathie ("Pas de mort inutile"). Elles sont le catalyseur qui permet au monde de changer, qui prodigue la compassion qui lui manque. Elles apportent la rédemption à Furiosa, l’espoir à Max, brisent la coquille de Nux et libèrent le monde de Joe. Ces Furies, porteuses d’espoir et de vie, punissent ceux qui ont détruit le monde pour mieux le reconstruire.
Et si au fond c'est ce qu'essayait de nous dire George Miller en reprenant sa vieille franchise pour la dépoussiérer au Kärsher ? Il faut conserver ce qui est révolu, comme le geste plein de pudeur qu'esquisse Furiosa lorsqu'elle retrouve son clan, mais il faut surtout aller de l'avant. Réactiver, insuffler à nouveau de la force et de l'espérance dans les mythes anciens pour trouver le courage de bâtir le monde de demain. Comme l'ont fait, avec plus ou moins de succès, tous ceux qui nous ont précédés.
Commentaires
Au début Furiosa prend tourne à gauche c'est à dire qu'elle prend la "voie gauche" de la mythologie. En plus c'est la direction de l'est ce qui représente le passé (là d'où vient le soleil).
A la fin elle revient vers l'ouest c'est à dire le futur (là où va le soleil).
S’abonner au flux RSS pour les commentaires de cet article.