En Quatrième Vitesse
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- Rétroprojection par Guénaël Eveno le 29 novembre 2011
Le grand réveil
1955. Pour son troisième long-métrage, Robert Aldrich expédie le détective Mike Hammer quelque part entre réalité et cauchemar, et injecte dans le film noir un zeste de violence et de paranoïa qui accélérera sa mutation. Un voyage mental sans retour…
Robert Aldrich a alors derrière lui deux westerns, deux films qui ont chacun contribué à une rupture au sein du genre dans lequel ils s’inscrivaient. Si Bronco Apache prenait le point de vue d’un natif américain contre l’envahisseur blanc, Vera Cruz égratignait le mythe du bon cow-boy, présentant des personnages aux valeurs douteuses plusieurs années avant que Sergio Leone ne vienne les installer comme des archétypes. Rien d’innocent dans ces représentations, juste une volonté affichée de dévoiler l’ambiguïté et les bassesses humaines, chose à laquelle le réalisateur ne se défera pas jusqu’à la fin de sa carrière.
En ce milieu de décennie, les Etats-Unis ont vécu la période noire du maccarthysme. De manière générale et particulièrement à Hollywood, une chasse aux sorcières contre les américains soupçonnés de sympathies communistes a accentué la paranoïa de l’Amérique. Les tensions de la Guerre Froide se cristallisent et la bombe atomique fait désormais partie de l’Histoire, menant peu à peu vers le climax que sera la crise des missiles la décennie suivante.
Pendant ce temps, Aldrich adapte une aventure du célèbre détective Mike Hammer, figure incontournable de la littérature américaine et véritable James Bond avant l'heure. Une rencontre a priori contre nature (Aldrich n’hésite pas à qualifier le héros de Mickey Spillane de fasciste), mais Aldrich et le scénariste A.I. Bezzerides comptent bien utiliser cette nouvelle pour rendre compte d’une Amérique rongée par une peur larvée, et ainsi faire évoluer un film noir qui n’exprime plus véritablement l’angoisse de son époque, ni le trauma d’une société pour qui les barrières sociales et le crime ne sont plus les préoccupations dominantes. Â
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LE MARTEAU POUR SE FAIRE BATTRE
Le premier touché par la révision des mythes chère à Aldrich est la figure du détective à la Chandler / Hammett, ce héros solitaire qui évolue dans la lie de la société, à la recherche de la vérité, figure romantico-cynique consciente et lien avec le lecteur / spectateur depuis des années. On se souvient de l’incarnation du héros de Spillane par Stacey Keach dans les années 80. Celui-ci est bien différent. Mike Hammer est attaqué de front dès la première scène. Son attitude agacée et les mots de la femme qu’il recueille malgré lui le dévoilent comme un personnage narcissique et arrogant. Le schéma chandlerien qui veut que le privé (en l’occurrence Phillip Marlowe) nous fasse pénétrer dans différents mondes se retourne ici contre le protagoniste. Chaque personne qu’il croise ne sert qu’à dévoiler un nouveau manque du détective ou la nature douteuse de ses activités. Son attitude impassible contraste constamment avec celles de ses interlocuteurs, eux, expressifs à outrance ou bien bizarrement dépeints, comme cette colocataire apathique qui paraît sous l’effet de l’hypnose. Hammer n’interagit pas, dévoilant par là même son anachronisme dans le récit et le fait qu’il n’ait rien à faire dans cette enquête : les informations, il les obtient de la charmante Velda qu’il repousse et utilise par opportunité, conscient du charme qui opère sur elle. Hammer ne dénouera pas le fil de l’intrigue, s’imbibera d’alcool, fonctionnera au radar sous penthotal, mettra en danger ses amis, guidé qu’il est par une quête de l’absolu totalement irrationnelle.
A malmener autant le pilier de son film, Aldrich aurait pu foirer son coup, mais a évité les écueils dans lesquels est tombé plus tard Brian DePalma avec l’adaptation éponyme du Dahlia Noir. Le futur réalisateur des Douze Salopards ne montre pas ouvertement son dédain envers l’œuvre originale en la ridiculisant théâtralement, mais questionne la notion de héros, rend le personnage intéressant dans le cadre de sa conception (déviante pour l’époque) des choses et il ne se détache pas du genre dans lequel il officie. Le résultat parle de lui-même. Malgré l’image de loser autosatisfait qu’il renvoie, Mike Hammer demeure un personnage attachant par l’interprétation impeccablement en décalage de Ralph Meeker, mais aussi parce que ce film est l’histoire d’un réveil de ce Bond d'opérette, sonné par une ultime découverte, une prise de conscience de son comportement et un nouveau moteur dans ses actes. Hammer échouera au final à rétablir l’ordre menacé tout en découvrant qu’il tient vraiment à Velda.
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DERANGED
Dans En Quatrième Vitesse, le monde est un endroit où une menace peut guetter à chaque coin de rue, sous le siège de sa voiture ou même chez soi, et les forces qui corrompent ce monde apparaissent comme profondément ancrées dans chacun des personnages (sauf les fidèles amis de Mike) qui semblent avoir perdu leur libre arbitre. Tout semble guidé par un ordre plus grand. Face à ce chaos incontrôlable, Mike Hammer ne peut qu'errer à la recherche d'une vérité qu'il ne peut plus saisir (sa vision est elle-même biaisée), mais qu'il se refuse à subir en paradant pour sauver la face. Si Maccarthy est tombé en 1955, son comité sévissait encore lors de la production du film et celui-ci supporte les conséquences générales de l’action du Sénateur sur la population américaine. Le ressenti paranaoïaque d’une époque s’insinue à tous les niveaux sur pellicule, cherchant à déstabiliser autant l’anti-héros que le spectateur en jouant avec l’inconnu. Dès le début du film s’enchaînent une série d’impressions durables, puisqu’à l’opposé des repères du film noir classique. Une femme qui court sur une route, totalement paniquée. Sur I’d rather have the blues de Nat King Cole, Hammer lui porte secours et le générique défile à l’envers, parasité par les halètements de la femme. Plus tard, sa torture hors champ et ses cris devant un Hammer inconscient déborderont de l’image. Et le film vient tout juste de commencer.
Aldrich n’hésite pas à appuyer la violence de ses situations par une réalisation qui les amplifie nettement. Des violences crues pour cette époque, et encore maintenant, puisque menée par des hommes sans visage. Le réalisateur distille une terreur sourde illustrée par des plans en contre-plongée obliques sur les décors et les personnages, le mystère de la menace par des plans de parties d’anatomie, utilise parfois un montage très cut pour dévoiler des éclats de sadisme dont le héros est particulièrement friand. Si John Boorman poussera bien plus loin la logique formelle de la violence dans Le Point De Non Retour (on sort alors du cadre pur du film noir), Aldrich est déjà plus proche d’un cinéma revendicateur des années du Viet-Nam et des polars qui suivront que des canons du genre, beaucoup plus discrets et élégants dans leur formulation du mal.
Son mal à lui, en plus d’être inhérent à l’homme, est contagieux, général (par opposition à la spécificité des motivations des protagonistes) et il débouche sur un grand vide irrationnel. Le grand mystère, l’impression de s’enfoncer dans un univers étranger qui gratte peu à peu la surface, sorte de reflet violent de l’american way of life ; David Lynch fera une marque de fabrique de ces éléments en les coulant dans l’absurde, tout en ne s’éloignant que rarement du film noir originel (la chambre rouge de Twin Peaks, l’envers de la boîte de Mulholland Drive). Il serait mentir de ne pas voir aussi de l’absurde dans le film d’Aldrich, il est tout entier présent dans l’anachronisme de son héros, à un niveau plus fin mais tout aussi déroutant, car les repères conservés font ressentir un malaise beaucoup plus vif. La route de l’introduction, l’ambiance de déliquescence générale du film et surtout cette plage de fin avec l’image d’une cabane enfumée font écho à Lost Highway, le film du réalisateur qui partage la filiation la plus évidente avec En Quatrième Vitesse.  Â
LA BOITE DE PANDORE
Comme pour Le Faucon Maltais, l’enjeu du film est un objet qui vaut de l’or, mais ce MacGuffin là est de la matière dans sont faits les cauchemars. L’astuce de A. l. Bezzerides aura été de troquer un paquet de drogue, objet des convoitises dans le roman de Spillane, par une mystérieuse boîte contenant une substance mortelle. Une susbstance probablement lié au nucléaire, selon les mots prononcés par le seul flic "intime" de Mike Hammer. Aldrich développe ainsi l’angoisse de la bombe qui étreint son pays et la convoitise que peut susciter un objet aussi destructeur, qui n’aura que l’embarras du choix, même parmi les citoyens américains pour trouver un acquéreur et tous nous réduire en cendres. Un sous-texte qui n’en est même plus un à la lumière de la nouvelle fin du récit (la version de 1955 était coupée contre l’avis d’Aldrich, omettant de dévoiler le sort des héros et la charmante explosion finale). Lorsque le détective à l’égo supergonflé découvre la boîte, se blesse, puis se voit annoncé la nature de ce qu’il cherchait, il saisit en même temps que le spectateur ses propres limites, son impuissance face à une menace complexe qui dépasse son entendement et qui mène bien vers une autre ère historique.
Comment expliquer que cette dernière partie fasse toujours autant d'effet alors que la configuration mondiale et l'équilibre des forces a changé ? Tout d'abord, la bombe atomique et les conséquences du nucléaires restent toujours (et plus que jamais) d'actualité. Et puis l’ambiguité maintenue par Aldrich sur le contenu de la boîte place la menace dans le domaine du fantastique, servant un propos plus général, ce "je ne sais quoi" qui mettait Mike Hammer, le docteur Soberin et l’intrigante en chasse et que décrivait Velda pouvant représenter n'importe lequel des buts égoïstes et impossibles poursuivis par l'espèce humaine, tels la toute puissance, le savoir ultime et l'immortalité, diablement tentants mais dont l'appropriation par l'Homme ne peut que le mener à sa perte. Comme le dirait malgré lui Soberin, il s'agit plus une boîte de Pandore que d'un Graal, et cette quête sera amenée à se terminer de façon similaire à celle de l’arche d’Alliance des Aventuriers De L'Arche Perdue.
Au final, Aldrich nous a bien mis devant un bon film noir. Le somptueux noir et blanc, les jeux d’ombre, l’enquête du détective, les individus qui gravitent autour de lui et la femme qui cache de bien vilaines intentions sont là . Mais le cadre du genre, fin et volatile, est bien le seul à nous apporter un sentiment de sécurité face à tous les éléments qu’il nous assène et qui rendent ce film fascinant.
Faisant l’objet d’un certain dédain outre-atlantique, En Quatrième Vitesse consacrera Robert Aldrich aux yeux de la critique française de la Nouvelle Vague, le condamnant même longtemps à la sur-interprétation dans nos contrées. Heureusement réhabilité chez lui, En Quatrième Vitesse fut sélectionné en 1999 par le National Film Registry pour être conservé à la Bibliothèque du Congrès des Etats-Unis.
KISS ME DEADLYÂ
Réalisateur : Robert Aldrich
Scénario : A. I. Bezzerides d’après la nouvelle Kiss Me Deadly de Micky Spillane
Production : Robert Aldrich, Victor Saville
Photo : Ernest Laszlo
Montage : Michael Luciano
Bande originale : Frank De Vol
Origine : Etats-Unis
Durée : 1h46
Sortie française : 7 septembre 1955Â