The Social Network
- Détails
- Critique par Nicolas Marceau le 29 octobre 2010
500 millions d'amis
C’est l’histoire d’un mec misogyne sur les bords qui crée un Club dont il est le chef, qui en héberge les principaux membres exclusivement masculins et qui se retrouve dépassé par sa création.
Ce pourrait être le scénario de Fight Club. C’est pourtant celui de The Social Network, remake à peine déguisé du chef-d’œuvre de Fincher par Fincher lui-même. L’occasion de constater ce qui a changé en une décennie de révolution virtuelle.
Les premiers plans du film annoncent la couleur : dans un bar étudiant, Mark Zuckerberg, futur créateur de Facebook, a un échange animé avec sa copine. Le débit de parole est au maximum, on switch d’un sujet à un autre parfois sans comprendre comment la conversation a évolué, le jeune homme a une fâcheuse tendance à reprendre chaque mot de son amie pour amener d’autres débats / conflits ou rectifier des orthographes… La douceur de la jeune fille s’oppose à la froideur mathématique de Zuckerberg. Une sorte de confrontation des rapports humains passant d’une interaction immédiate à la froideur d’un forum de discussion (le choix du décors n’est sûrement pas anodin) où les points de vue se confrontent sans cesse, où les mots sont constamment ramenés à leur plus froide signification.
L’impasse découlant de cet échange est très révélatrice du grand paradoxe incarné par Facebook : le créateur du plus grand réseau social du monde est un asocial incapable de communiquer. De là à étendre le constat à ses utilisateurs, il n’y a qu’un pas qu’on peut aisément franchir. Si le parcours de Mark Zuckerberg est aussi intéressant, c’est qu’il incarne justement cette nouvelle génération repliée derrière son écran, incroyablement présente sur la scène sociale virtuelle (forums, commentaires, vidéos) et pourtant totalement exclue du monde. Rien d'étonnant à ce que le générique du film (initialement prévu pour être un plan séquence) nous montre un jeune homme blessé dans sa fierté s’empressant de traverser le campus d’Harvard, ignorant la vie qui l’anime pour aller s’enfermer dans sa chambre et rédiger un coup de gueule sur son blog.
Personnage asocial faisant tâche dans le décors prestigieux dans lequel il évolue (il se ballade en short en plein hiver, déboule en pleine rue en robe de chambre), Mark Zuckerberg nous est présenté comme un individu désireux d’appartenir à un prestigieux réseau social : les final clubs, confréries universitaires à l'examen d’entrée particulièrement retors. Mais son incapacité à communiquer (par excès d’orgueil ou d’intelligence) lui ferme d’emblée les portes dont il rêve. De ces endroits selects, il ne verra que le local à vélo ou ne pourra s’empêcher de brocarder le ridicule d’une image des Chutes du Niagara au milieu d’une soirée Caraïbes. L’adolescent doit voir plus grand et, pour cela, créer son propre Club dont il sera le Président. Lors d’un montage musical étrangement mélancolique relatant les ébauches de TheFaceBook, Fincher nous montre en parallèle l’application maniaque avec laquelle Zuckerberg s’investit dans sa création tandis que son meilleur ami, Eduardo Severin, suit un banal parcours d’intégration stérile (boire de l’alcool, rester debout dans le froid). Bien qu’ils partagent le même espace, les deux garçons semblent constamment isolés dans le cadre, l’un étant souvent à l’arrière-plan dans le flou tandis que l’autre est seul à l’avant-plan rivé sur son ordinateur (on retrouvera ce divorce encore plus marqué avec deux plans identiques repris lors des scènes de procès, chacun tournant son fauteuil pour ne pas regarder son interlocuteur en face).
Cette idée de fenêtre / écran faisant obstacle aux rapports humains sera particulièrement appuyée au détour d’une conversation téléphonique entre Eduardo et Mark. Tandis que le premier se débat avec une petite copine mettant le feu à son lit (des flammes à l’arrière-plan), le second marche au bord d’une piscine (lueur bleue de l’eau dans le fond du cadre) comme si l’un pouvait secourir l’autre. Mais alors que les deux amis semblent enfin se compléter, la caméra effectue un léger panneau latéral, se détournant de la piscine apaisante pour cadrer des jeunes faisant la fête dans la villa de Mark, augurant la traîtrise que ce dernier va mettre en place. Mais si Mark semble avoir choisi de perdre un ami pour en récupérer dix, l’ouverture d’une bouteille de champagne va se charger de lui rappeler qu’il n’appartient pas vraiment à ce monde décadent, faisant apparaître une vitre jusque là invisible. Comme si les centaines d’amis virtuels qu’on ajoute sur Facebook n’avaient aucune valeur face aux vrais amitiés physiques. Un autre écran symbolique apparaîtra d’ailleurs plus tard dans le film, au moment où sera célébré le millionième internaute inscrit sur Facebook : Fincher fait alors passer sa caméra à l’intérieur d’une vitre pour dévoiler la petite sauterie que ces gens ont organisés, comme pour pénétrer ces soirées dont on étale les photos le lendemain sur la toile. Ironiquement, Zuckerberg est absent, demeurant seul dans son bureau dont les lumières vont peu à peu s’éteindre à l’arrière-plan pour le plonger dans le noir et les abîmes de la solitude.
A ce propos, il est intéressant de noter que pour bon nombre de critiques, The Social Network serait le premier film dans lequel David Fincher s’est effacé derrière son sujet, comme si les principaux atouts du métrage résidaient dans la pertinence thématique et la perfection des dialogues du scénariste Aaron Sorkin, auteur notamment pour la série télé A La Maison Blanche. Si l’on ne niera pas la richesse et la rigueur du script, il convient pourtant de rappeler que le bonhomme a toujours eu un style d’écriture très peu visuel, le walk & talk, consistant à faire parler les personnages en marchant sans aucune autre raison que de dynamiser le rythme. Aussi, la puissance du métrage incombe bien en grande partie à la maîtrise narrative du réalisateur de Zodiac qui a su véhiculer toutes les idées sous-jacentes du récit par un langage de l’image a première vue simple (des champ/contre-champ) et pourtant chargé d’idées de mise en scène et d’effets de montage pertinents.
On ne s’étonnera d’ailleurs pas que le projet annoncé comme "un film sur Facebook" ait été titré The Social Network, comme pour marquer une note d’intention englobant le site célèbre et sa création pour évoquer quelque chose de plus vaste encore sur notre monde moderne. Par exemple, bien que Facebook soit censé être un travail d’équipe (un échange social donc), ce n’est jamais qu’une succession d’interfaces et d’écrans qu’il convient de savoir maîtriser pour détenir le pouvoir. Le seul apport concret d’Eduardo, co-fondateur de Facebook, aura été d’ouvrir une fenêtre (symboliquement virtuelle) pour y inscrire un algorithme, algorithme que saura employer et transcender Zuckerberg. Ironiquement, Eduardo finira par avouer être incapable de changer sa page de présentation sur le site, témoignant de son perpétuel retard sur la locomotive lancée à toute vitesse.
Au détour d’une séquence située dans un cours d’informatique, le verbiage technique assommant du prof se confrontera à l’esprit surdoué et insolent du jeune informaticien préférant quitter l’amphithéâtre non sans avoir au préalable ébloui l’enseignant de son savoir. La question lancée aux autres élèves deviendra alors celle adressée au public : "Tout le monde a-t-il compris ?". Il y a fort à parier que personne dans la salle n’aura saisi la moindre phrase du jargon employé. Et c’est justement cette incapacité à se faire comprendre de tous qui est à l’origine de la solitude du nerd, celui-ci étant coupé de la masse et de la normalité molle qu’il surpasse sans ménagement, ayant toujours plusieurs kilomètres d'avance. Â
En relatant le procès qui opposa les frères Winklevoss à Mark Zuckerberg dans la création du site, The Social Network évoque ainsi le crépuscule d’un ancien ordre bourgeois totalement dépassé, comme le déclin des anciennes puissances ayant fondé l’Amérique. Outre la photographie somptueuse de Jeff Cronenweth plongeant l’Université d’Havard dans un climat de fin de monde, Fincher a judicieusement eu recours aux mêmes effets spéciaux que sur Benjamin Button pour donner chair à la perfection qu’incarnent ces étudiants. Gentlemen, athlétiques, cultivés et ambitieux, les deux frères ne font pourtant pas le poids face à un petit gringalet en sweat-shirt qu’ils auront eu la mauvaise idée d’inviter à participer un de leur projet tout en lui refusant l’accès du palace (leur confrérie). Pris de court, les deux jeunes hommes vont assister à l’effondrement progressif des valeurs censées les propulser au sommet : annonce des Trois Mensonges Fondateurs de l’Université, incapacité à faire jouer leurs relations sociales en dépit de leur parfaite intégration au système, code de l’honneur bafoué par Zuckerberg… Les jumeaux sortiront du bureau du doyen d’Harvard en étant décapités à l’image, tenant encore dans leur main les vestiges d’un édifice aussi vieux que la Nation qui les a enfantés (une poignée de porte). Les anciennes élites seront à jamais condamnées par le nouveau Roi surplombant le monde, observant leur course d’aviron comme s’il s’agissait d’une maquette dont on ne peut s’échapper, la fuite impossible étant musicalement illustrée par Trent Reznor reprenant le motif de la course de Peer Gynt, Dans L’Antre Du Roi De La Montagne, composé par Edvard Grieg.
Cette séquence d’aviron est absolument fondamentale dans ce qu’elle révèle du nouvel ordre établi, dans le tableau qu’elle fait d’un monde où les distances n’existent plus (la course est déjà en ligne sur Facebook) et où il est désormais impossible de se cacher. Les individus sont désormais définis par les mêmes critères qui permettent de remplir un profil sur un Internet (les bannières d'Harvard derrière les frères Winklevoss, une culotte indiquant Stanford pour une étudiante…), l’information circule de plus en plus vite (Napster a implanté l’idée que la musique était à disposition de tous en téléchargeant) et tout semble devenu transparent, les murs étant désormais remplacés par des fenêtres écrans. Lors de la première vraie confrontation entre Mark Zuckerberg et Eduardo Severin (déclenchée par une histoire de fuseau horaire qui n’existe déjà plus), la caméra suit les deux personnages dans un couloir formant une sorte d’impasse resserrée, confidentielle, un goulot d’étranglement. L’un des personnages referme alors une porte sur la caméra, comme pour marquer l’importance de ce moment privé d’intimité. Mais par un discret effet de montage (un changement de valeur de plan resserré sur les acteurs), Fincher ignore cette porte comme si elle n’existait pas. Dans un monde où tout est connecté, où tout échange se doit d’être relayé sur le web, l’espace privé n’existe plus. Seul importe l’illusion du lien social, cette fête perpétuelle où les individus sont relégué au rang de marchandise, où la transparence ne sert qu’à en apprendre un maximum sur son voisin. Baisable ou non ? Zéro ou un ? Cette dérive d’un mode de pensée binaire se répercutera notamment dans l’image que The Social Network fait des femmes : affrétées par bus pour être jetées en pâture à une confrérie de mâle destinée à être la nouvelle élite (le montage de Fincher tisse un lien avec la création de Facemash par Zuckerberg laissant entendre qu’il pourrait s’agir d’un fantasme misogyne du nerd), reléguées au rang d’accessoires décoratifs totalement défoncés ou n’étant bonne qu’à prodiguer des fellations dans les toilettes.
Si ce portrait de la gent féminine pourra paraître sévère (il a pourtant été approuvé par Natalie Portman, ancienne étudiante à Harvard et conseillère sur le script), il est surtout révélateur d’un monde cherchant à pallier son vide existentiel par tous les substituts possibles et imaginables. Facebook est ainsi assimilé à une nouvelle drogue ("Je m’y connecte au moins cinq fois par jour c’est effrayant."), drogue permettant de rencontrer des plans culs dans le but de ressentir un frisson passager. Le personnage interprété par Justin Timberlake, sorte d’idéal fantasmé renvoyant au rôle de Brad Pitt dans Fight Club, incarne à lui seul cette génération bling bling qui en met plein la vue, qui associe clairement drogue et sexe et finit par tomber dans la paranoïa. Facebook devient ainsi par corollaire le nouveau Big Brother, celui qui sait tout sur vous. Mais un Big Brother alimenté par une horde de fidèles se soumettant volontairement. Il n’est donc pas étonnant que le film, après avoir assimilé les femmes à des animaux de ferme, suive une sous-intrigue à base de confrérie et de poule cannibale, comme si ce nouveau monde était voué à se dévorer lui-même, par la flatterie des bas instincts, par cupidité et surtout par besoin de reconnaissance sociale. Dans le fond, chaque nouveau membre rejoignant le grand compteur mural de Facebook devient une nouvelle victoire de l’ego de Mark Zuckerberg, cet ego infectant progressivement le bonhomme et gagnant en puissance à chaque fois que sa fierté est blessée par la seule femme qui l’attire. Â
Victorieux mais seul, Zuckerberg termine le film dans un bureau aux grandes baies vitrées surplombant le monde. Pour la première fois du film, il porte un costume d’homme d’affaire, avec chemise et cravate bien comme il faut. Son ascension fulgurante n’aura permis que de mettre en avant les paradoxes de ce monde virtuel où, à force d’écrans / barrières et d’incapacité à communiquer on finit par ne plus rien éprouver. Finalement, cette dernière séquence pourrait être la première de Fight Club, avec ce besoin de démolir cette nouvelle société afin de ressentir physiquement les choses qui ont été dématérialisées. Première règle du Projet Chaos…  Â
THE SOCIAL NETWORK
Réalisateur : David Fincher
Scénario : Aaron Sorkin, d'après l'oeuvre de Ben Mezrich
Production : Scott Rudin, Michael De Luca, Dana Brunetti, Cean Chaffin & Kevin Spacey
Photo : Jeff Cronenweth
Montage : Kirk Baxter
Bande Originale : Trent Reznor
Origine : USA
Durée : 2h00
Sortie française : 13 octobre 2010
Commentaires
S’abonner au flux RSS pour les commentaires de cet article.