Cannibal Holocaust
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- Analyse par Clément Arbrun le 19 juillet 2012
Éteindre la caméra
"Pendant le tournage, je me souviens que l’invention était permanente, la violence que j’avais en moi était tellement puissante qu’elle me procurait une énergie énorme, une confiance en tout ce que je tournais. Je venais de divorcer, l’Italie était en plein chaos, avec la corruption, les attentats, les enlèvements, l’assassinat d’Aldo Moro en 1978, etc."
Cannibal Holocaust est le fruit des années de plomb : durant les années soixante-dix, les Brigades Rouges, organisations d’extrême gauche, "terrorisent" l’Italie. Les victimes : de simples citoyens, des policiers, des journalistes, des politiciens, des magistrats. Enlèvements, séquestrations, attentats… des deux extrêmes (droite comme gauche) la violence se propage. Comme lors de chaque chaos social, ces événements se doivent d’être captés à l’arraché par la toute puissance médiatique, avec le sens du devoir que cela implique : dans ce contexte, le cinéaste Ruggero Deodato se demande alors pour quelles raisons la violence serait censurée au cinéma, puisqu’elle imprègne chaque jour l’écran de télévision, au quotidien. Son jeune fils, chaque heure, y est harcelé par le flot d’images sanglantes, de cadavres filmés en toute intégrité journalistique. Le sens du choc excusé par la puissance de la vérité. Une seule solution, la seule solution existante pour lutter contre toute overdose médiatique : éteindre la télévision. Et faire du cinéma.
A l’époque, Deodato n’en est pas à son premier film. Cet élève de Rosselini (l’un des grands noms du néo-réalisme italien) s’apprête à effectuer un tournant dans sa carrière, puisqu’encore aujourd’hui il considère Cannibal Holocaust comme le film-somme de toute une vie, de tout un art.
Comme le Massacre A La Tronçonneuse de Tobe Hooper, c’est un titre mythique qui donne l’impression d’écraser son créateur. Deux films sociaux à vrai dire, l’un comme l’autre étant caractéristique du malaise de la société qui leur donnât vie : le traumatisme Charles Manson (en pleine ère hippie) inspire les atrocités de Leatherface, l’ultra-violence gangrenant la société italienne, toujours enregistrée par les caméras sans once de recul et avec moult travellings avant, enveloppe chaque instant polémique de cet "holocauste cannibale". Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que c’est cette envie de critique qui donne naissance au film, alors que le film lui-même, dans son processus, est hautement critiquable. Il s’habille de l’immoralité qu’il dénonce et ce par une logique militante, en usant du procédé de found footage comme immersion totale dans l’innommable.
Pas grand-chose à en tirer, au départ, si ce n’est un schéma de film bis rital : l’exotisme d’une virée dans l’enfer vert où se rend un chercheur et toute une troupe de guides pour retrouver de jeunes fougueux journalistes qui se seraient égarés dans ce labyrinthe forestier. Très vite il ne fait aucun doute que ces reporters ont été victimes de la population cannibale, aux rites particuliers et aux pratiques barbares, une population qu’il faut imiter pour survivre. Mais de retour à New York, notre savant découvre avec stupeur que les majors de la télévision désirent diffuser à une heure de grande écoute le documentaire de l’année, soit les rushes de cette expédition filmée en nature agressive qui aboutit au massacre de ces journalistes, devenus squelettes rongés par les vers. L’horreur n’est plus du bon côté : si le peuple cannibale respecte une certaine éthique, un règlement qui leur est propre, la véritable "humanité" se révèle animale. L’enfer vert ce n’est pas qu’un royaume d’insectes ou qu’une menace primitive : c’est l’homme qui le rend infernal en y faisant sa terre de colon, l’homme étant ici, plus précisément, le journaliste. C’est ce que va comprendre le personnage principal / le spectateur en visionnant le fameux documentaire.
En tant que cinéaste, Deodato décide non pas de tout miser sur la métaphore, la subtilité ou la peur subjective, mais de confondre le bourrinage intensif de la manipulation médiatique à celui de la manipulation cinématographique. C'est-à -dire que dans les deux cas (cette violence jamais analysée par une télévision qui devient voyeuriste, et la critique de cette violence dans le film !) l’image est forcément explicite, frontale, perverse : de l’image-CHOC. Oliver Stone s’est fait massacrer par une grande partie de la presse (et ce encore aujourd’hui) puisqu’en proposant son Tueurs Nés (1994), exercice de style aux multiples expérimentations visuelles, il se noyait prétendument dans ce qu’il pointait du doigt. Sa comparaison caméra TV / Ted Bundy était le concept-même du film, une overdose d’agression délirante qui, par ses intentions, à du influencer le jeune metteur en scène français Matthieu Kassovtiz, qui, quelques années plus tard s’attaquait au caractère décervelé de la télé-poubelle avec Assassin(s) (1996). Bien des années auparavant, Deodato faisait non pas de la violence télévisuelle son sujet, mais c’est son film qui devenait la violence.
HORREUR-RÉALITÉ
L’ambiguïté artistique (qui est aussi la force principale du tout) c’est donc ce défi artistique casse-gueule, qui est d’imposer la virulence et la transgression par une œuvre super-contradictoire ! Puisque tout ce qui entoure le film ne peut être vu que comme une promotion intense (cette rumeur définissant le film comme un snuff-movie intégral, aux acteurs réellement morts durant le tournage, la provocation un peu simpliste qui est celle de la barbarie "plus vraie que nature" se vendant par son caractère censuré de chez censuré), puisque l’œuvre en elle-même, par ses extrêmes, peut n’être vue que comme un condensé spectaculaire d’idées sanglantes gratuites, et, enfin, puisque l’idée même de montrer cette violence sans la décortiquer est un principe aussi sensationnel que ce que Deodato satirise… A savoir, tous ces producteurs qui voient en un immonde reportage de l’inédit "à sensations", de la vérité. De la réalité nécessaire. Or, l’idée même du néo-réalisme italien, c’est de s’appuyer sur la réalité, le monde vrai, par le cinéma (et donc par la fiction, le factice), et Deodato lui-même voit en son ouvrage du "néo-réalisme gore". La voici, toute la complexité de l’artiste.
Si Deodato mélange voyage exotique peu séduisant (une plongée étouffante dans une fournaise tropicale terrible), typiquement fictionnel (humour, scénario, personnages caricaturaux amenant le recul) et faux-documentaire (docu-menteur !), c’est pour mieux brouiller les pistes et troubler la légitimité de son œuvre !
Car, sinon, pourquoi la sublime musique de Riz Ortolani serait-elle utilisée à deux moments distincts, soit au tout début du film (donc dans sa première partie : le début d’un film d’aventures au fin fond du monde) et dans sa deuxième moitié, soit dans ces oripeaux de snuff, de film archivé en manque de bobines et de son ? Pourquoi, si ce n’est pour mieux flouer la frontière entre le vrai et le faux ? De la même manière, il y a cette anecdote fameuse qui rappelle la véracité des meurtres d’animaux. Repas de l’équipe du film, une tortue et un porc ont été décapités, éviscérés, tranchés. Intéressé par l’impact du réalisme, Deodato profite de n’importe quoi pour épater par l’apanage de la violence : pourquoi filmer minutieusement, longuement, avec force zooms, ces tortures animalières ?
Ce qui pose souci n’est pas ce qui est fait mais la matière de faire et de montrer : la caméra dévore tout. En s’attardant sur la tête encore gigotante d’une tortue décapitée, Deodato n’en finit pas de marier sa critique à ce qu’il critique… Son approche de la violence est celle des médias, elle se montre "neutre" (car documentaire) et est manipulatoire. Sauf que la violence, dans Cannibal Holocaust, est (fort heureusement) presque totalement fausse, jouée, incarnée. Du superficiel. Mais chez Deodato aussi, "le sens du choc est excusé par la puissance de la vérité". La vérité, c’est de montrer en ces médias de nouveaux "sauvages" bien plus absurdement primaux que ces cannibales.
Le titre outrancier du film fait penser à une norme des valeurs : le cannibale brutaliserait le civilisé. Or, c’est le civilisé qui tue et viole, pour le succès et l’argent, et non par rite sempiternel. L’aura, la célébrité. Cette morale en réaction à d’immoraux personnages, soit de jeunes loups friands d’estime qui théâtralisent l’horreur, apparaît à l’intérieur d’un déluge de séquences tout bonnement dégueulasses, afin que le spectateur finisse aussi gêné que cette productrice qui, à la fin d’un film, ne peut plus masquer son malaise. Oui, comme les reporters dénués de conscience dans le film, Deodato empoigne fermement sa caméra, et veut tout montrer.
La victoire revient finalement au cinéaste qui est parvenu à instruire son spectateur par le matraquage, le jeu du "Tu n’en peux plus ? Et bien, à un moment ou à un autre, tu ne pourras plus détourner la tête !".
Puisqu’en fin de compte, c’est en accumulant les gros plans dégueux, les viols par silex, les acharnements époustouflants de la violence, qu’à force de dégoûts, le réalisateur progresse dans son envie de banaliser cette même violence aux yeux du public, comme le fait la télévision en transformant le fait divers le plus sordide en attraction géniale et palpitante du dimanche soir. Cette mise en abîme est au cœur de Cannibal Holocaust, l’anti-film d’horreur suggestif.
Mise en abîme constante puisque sa fameuse deuxième partie est quasiment entièrement filmée de la même manière (et à plusieurs caméras), mais c’est une musique romantique qui est ajoutée durant une scène de sexe câline… Dans le récit, le reportage en pleine nature devient… du cinéma ! Et entre ces quelques instants peu ragoûtants, interviennent quelques retours à New York, dans la salle de projection notamment, que l’on pourrait tout bonnement appeler des entractes. L’histoire du film en soit est particulière : raconter l’histoire d’un scientifique parti explorer les terres indigènes, et revenant à la civilisation pour découvrir un film de cette même civilisation, film qui doit devenir du cinéma à sensations pour être diffusé. Comme un cinéaste de la Nouvelle Vague, cet expert du gore qu’est Deodato joue avec son histoire. Pourtant, contrairement à une multitude de films de genre métas à l’envi (la génération Kevin Williamson), l’horreur du film n’est jamais décrédibilisée ou dédramatisée par l’aspect intra-textuel de l’ensemble…
En terme de conclusion, il reste le silence du public dans le film et celui du public du film, comme tétanisé par l’horreur. Mais la chute dénote un certain optimisme : Deodato a réagit à l’inconscience des médias, et, finalement, ces médias, à la fin de l’histoire refusent de diffuser ce film. L’impression que tout n’est pas perdu. Et encore une fois intervient la mélodie de Ortolani, parfait contrepoint musical, du décalage que n’aurait pas renié un cinéaste comme Rainer Werner Fassbinder, lui aussi friand de l’ironie qu’apporte le rapport contradictoire autant que complémentaire entre la musique et l’image…
Encore de nos jours, à l’heure du torture porn aux prétentions parfois dérisoires (le cas Martyrs), Cannibal Holocaust choque volontiers, mais ne surprend pas tant par cet excès de mises à mort que par l’outrancier catégorique de son concept, où la forme se mêle au fond dans une optique de non-retour, où c’est l’assoiffé d’images qui vient s’en prendre plein la face pour mieux douter de l’existence de sa propre réflexion face au flot continu des séquences manipulatrices. Et le metteur en scène d’éteindre sa caméra pour mieux nous encourager à en faire de même avec notre cher tube cathodique.
Les propos de Ruggero Deodato proviennent du numéro 3 de la revue Panic.
CANNIBAL HOLOCAUST
Réalisateur : Ruggero Deodato
Scénario : Ruggero Deodato & Gianfranco Clerici
Montage : Vincenzo Tomassi & Ruggero Deodato
Production : FD Cinematografica
Photographie : Sergio d’Offizy & Ruggero Deodato
Bande originale : Riz Ortolani
Origine : Italie
Durée : 1h38
Sortie française : 22 avril 1981