Jekyll
Je ne suis pas une légende
Si en Angleterre le cinéma fantastique n’a jamais accédé à la suprématie, il n’est pas pour autant impopulaire. Inutile de revenir aux origines du culte avec la Hammer, évoquons surtout les derniers représentants qui, depuis quelques années, enrichissent considérablement le genre.
De Edward Wright à Neil Marshall (pour ne citer qu’eux), ces férus continuent de redorer le blason et ne sont, heureusement pour nous, pas les seuls.
Pourtant, en France cette tendance est à peine perceptible. Sans ressasser ce qui a été constaté à maintes reprises dans nôtre pays, concentrons-nous surtout vers la petite lucarne. Si l’on excepte l’anecdotique collection Sable Noir (2006) qui tentait péniblement d’afficher la bonne santé du fantastique et des tentatives échouées comme David Nolande (Nicolas Chuche, 2006) sûrement contrariées par une production restrictive, on reste accablé en constatant que le PAF tente de nous faire faire croire qu’il éprouve un soupçon d’intérêt envers le fantastique alors que les séries étrangères s’y inscrivant rencontrent généralement un succès ahurissant. Ce petit détail ne les interpelle visiblement pas et ils n’hésitent pas à qualifier des séries comme Mystère (de Malina Detcheva et Franck Ollivier, 2007) d’oeuvre fantastique de la pure souche.
Quant aux anglais, si pour une majorité de notre public, leur image populaire se limite à Mr. Bean ou Benny Hill, c’est oublier des séries comme Le Prisonnier ou plus récemment Dr Who qui ont acquis instantanément leur statut d'œuvres cultes. Ce n’est pourtant pas le sens artistique aiguisé de leur processus créatif qui est identifiable mais une certaine prise de risque doublée d’une volonté de livrer une œuvre singulière qui s’est avérée au final payante. Surtout lorsqu’on s’aperçoit que chez nous, l’intégration des succès télé aboutit après plusieurs années à la reproduction de copies fades et formatées (Grey’s Anatomy, les différentes sections de New York, les soaps et séries dramatiques) alors que nos voisins préfèrent surprendre en adaptant pour la énième fois et non sans danger un classique de la littérature. Jekyll rentre donc en scène, transposition très libre de la nouvelle écrite en 1886 par Robert Louis Stevenson, et témoigne d’un changement de plus en plus marquant dans la programmation télévisuelle.
DE LA LITTÉRATURE AUX COMICS
Son personnage principal, le docteur Tom Jackman, engage la charmante Katherine Reimer pour le  seconder dans une expérience visant à les surveiller. Les ? C’est lui et son autre qui, comme la lune et le soleil, s’alternent pour contrôler un seul et même corps. Conscient des risques que son état implique, il tente par divers moyens de contenir la bête qui est en lui, exploitant au mieux  tous les gadgets technologiques dont il dispose pour d’une part brider cette part d’ombre dissimulée et de l’autre, tenter de communiquer avec elle en espérant pouvoir l’apprivoiser.
Il se résignera même à quitter le foyer conjugal, pour protéger sa femme et ses enfants. Sa nouvelle collaboratrice va donc l’assister dans sa tache en tenant la double fonction de messagère et confidente. Parallèlement, d’étranges incidents vont pousser Tom à soupçonner un groupuscule de l’épier et il découvrira en menant son enquête qu’il est victime d’un complot aux obscures intentions pouvant nuire à son entourage.
Malgré son sujet, Jekyll ne se vautre pas dans la psychanalyse facile. Curieusement, les auteurs ont opté pour le thriller fantastique concentrant l’intrigue sur une intensive partie de cache-cache dont les relents paranoïaques rappellent très fortement X-Files. Cette approche, aussi étrange qu’elle puisse paraître, fonctionne pourtant à merveille durant six épisodes où les auteurs jouent les équilibristes entre humour et suspense, flirtant parfois avec le ridicule mais n’y sombrant jamais. Le roman d’origine n’est d’ailleurs pas l’unique source d’inspiration. Le scénariste Steven Moffat (Doctor Who justement) le cite ouvertement et multiplie les éléments propres à l’oeuvre pour mieux s’en approprier l’univers et intensifier la mystification du personnage central. Par la suite, il prend ses distances avec celui-ci pour le moderniser et se référer à d’autres héros célèbres pour leurs dualités tels que Hulk, Doug Quaid (Total Recall) ou encore The Mask. Les bases du comics sont donc très bien représentées (bien plus subtilement que dans Heroes), ponctuées par les multiples clins d’oeil à la série culte de Chris Carter (les lone gunmen, l’agent double et surtout la conspiration) tout en épluchant avec minutie toute l’ambiguïté des rapports humains.
C’EST GRAVE DOCTEUR ?
Une thématique pertinemment abordée dans son ensemble, laissant place à une chasse à l’homme, action principale de cette saison orchestrée par le personnage de Jekyll dont la quête de personnalité obsessionnelle devient prioritaire. Ce personnage prend toute son ampleur grâce à l’interprétation de James Nesbitt (Bloody Sunday) donnant une indéfinissable épaisseur à son (ses …) héros grâce à un jeu intuitif. L’acteur, conscient du défi, minimise les nuances de sa composition pour ne pas courir le risque de se décrédibiliser, préférant livrer une interprétation contrastée et théâtrale.Impassible et torturé en Jekyll, il cabotine tel un diablotin et crève l’écran en Hyde. Les quelques effets de maquillage utiles pour différencier les deux états ne sont la que pour souligner cette opposition.
Une opposition déboulant sur un conflit, cœur d’une intrigue rondement menée, qui sait, sur plusieurs points, faire la différence. Car ces dernières années les twists désolants et révélations rocambolesques pullulent dans le domaine de la petite lucarne et il faut bien admettre que ce systématisme agace et nuit à une ambiance qui se suffit parfois d’elle-même. Dans Jekyll, l’énigme initiale est dévoilées au compte goutte évitant le mitraillage d’informations éventuellement caduques quelques épisodes plus tard. Ce parti pris cartésien rare actuellement va permettre de nous préparer à un dénouement inéluctable et largement plus tangible.
Pour mieux nous imprégner des troubles du Héros, la série parsème cette poursuite par des flash-back explicatifs. Du coup, plus on en sait sur la personne de Hyde et plus notre curiosité s’aiguise, surtout que les auteurs se permettent, grâce à quelques idées, à assouvir intelligemment ce besoin, comme cette scène "clippesque" où Hyde fouille le passé de Jekyll à la façon d’un enregistrement vidéo. Une démarche au demeurant casse gueule mais pourtant très efficace.
LES DEUX VISAGES DE LA PEUR
La mise en scène justement joue énormément sur les cadrages du double personnage, dont le montage toujours en phase avec son état permet un ressenti immersif. Certes, ce rendu parfois tragicomique dérive de temps à autre vers le kitsch, un ton assumé si l’on tient compte des différents éléments humoristiques présents dans chaque épisode. Pourtant, ils n’entravent  jamais une tension continuellement soutenue pour un équilibre bluffant qui démontre à quel point les œuvres télévisuelles peuvent aussi viser une ambition artistique, et, contrairement à certains films (au hasard Van Helsing), ne jamais faire honte à leur personnage original. Un protagoniste dont la principale activités est de semer, involontairement ou pas, le chaos autour de lui, un chaos tout de même modéré puisque Jekyll n’est pas aussi violent qu’il veut bien le laisser croire.
Guidé par son instinct, Hyde se permet essentiellement de jouer les épouvantails, simulant un meurtre ou exprimant ses pulsions criminelles, il se complet à jouer les croquemitaines, manipulant ses opposants grâce à la menace qu’il représente et n’utilisant que rarement sa force exceptionnelle. Des "interventions"  souvent symboliques et justifiées dont les séquelles influent sur la tournure du récit. Si bien que Hyde remplit, tel Batman, son rôle de justicier au-dessus des lois, surtout lorsque celui-ci voit sa famille (plutôt celle de son ego) en danger. Dommage toutefois que la saison se conclue sur un épilogue très Tales From The Crypt dissipant la puissante scène précédente à l’héroïsme brut qui justifiait tout l’intérêt de l’aventure. Un bémol que l’on pardonnera selon la tournure que prendra la série si une deuxième saison voit le jour. Car étonnamment le bouclage de l’intrigue ne laisse rien en suspend.
En évitant de se conformer aux produits actuels et en renouvelant adroitement un mythe tout en conservant les ingrédients les plus passionnants du thriller, Jekyll peut se targuer d’être une enquête haletante au scénario intelligent, dépouillé de tout artifice. Un concurrent sérieux à l’univers télévisuel américain qui, d’année en année, s’enfonce dans une facilité peu surprenante. Ce qui est surprenant, par contre, c’est que cette monotonie séduit pourtant une majorité du public sevré à la recette U.S, dont les effets redondants et poussifs devraient pourtant lasser. De son côté, Jekyll fait presque l’unanimité auprès de la critique.
Espérons qu’il en soit de même avec le public. Mais, pour cela, il faudra attendre sa diffusion sur une chaîne accessible à une heure de grande écoute. Quand on sait que la saison une de Dexter attend toujours sa première diffusion sur TF1, on peut être sur qu’il faudra être patient.
JEKYLL
Réalisation : Matt Lipsey, Douglas Mackinnon
Scénario : Steven Moffat
Production : Jeffrey Taylor, Elaine Cameron…
Producteurs exécutifs : Steven Moffat, Beryl Vertue…
Interprètes : James Nesbitt, Gina Bellman, Michelle Ryan, Meera Syal, Dennis Lawson, Linda Marlowe, Fenella Woolgar…
Origine : Grande-Bretagne
Année : 2007
Durée : 6 x 52 minutes