Les Voyages De Sullivan
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- Rétroprojection par Guénaël Eveno le 12 novembre 2014
Le sens de l'humour
John Lloyd Sullivan est un réalisateur populaire des années 30, roi de la comédie potache et du musical. Mais il ne pense qu'à O'Brother, Where Are Thou?, le grand film social qui dressera le portrait de la misère de son époque.
Or Sullivan n’a jamais côtoyé la pauvreté. C’est ce que ces self-made-men d’exécutifs du studio lui font remarquer, eux qui ne sont pas nés avec une cuillère en argent dans la bouche. Aussi décide-t-il de partir au-devant des oubliés de la grande Crise avec un baluchon et dix cents en poche. Mais rien n’est plus difficile quand on est la poule aux œufs d’or d’une multitude de nababs d’Hollywood. Sullivan parviendra-t-il à vivre seul l’aventure de la pauvreté ? Va-t-il pouvoir réaliser O’Brother, Where Are Thou? ? D’autres cinéastes le feront-ils à sa place ?
Au-delà de ces développements attendus, Preston Sturges visite les sous-genres de la comédie américaine à l'entame des années 40 et livre sa profession de foi dans un genre qu’il a significativement élu et sur lequel il laissera une trace pérenne. Lorsqu’il tourne Les Voyages, ce touche à tout visionnaire (1) n’en est pas à son coup d’essai : scénariste le mieux payé d’Hollywood alors qu’il travaillait pour la Paramount dans les années 30 à une époque où des scénaristes maisons livraient leur travail à des réalisateurs affiliés aux majors, Sturges fut le premier à convaincre de porter lui-même à l’écran ses scénarii. L’exploit ouvrit la voie à des noms aussi prestigieux que Billy Wilder et John Huston. Oscarisé pour Gouverneur Malgré Lui, Sturges a obtenu en 1941 tant la reconnaissance du public que de la critique et de sa profession, et enchaîne les tournages à un rythme soutenu.
Croisement réussi de satire social, des comédies sophistiquées d’Ernst Lubitsch (qu'il admire ouvertement) et du dynamisme grandiloquent des cartoons de Chuck Jones, ses œuvres pourraient résumer la comédie américaine des années 40, du moins dans sa première moitié. Elles résonneraient pourtant bien au-delà , entre le classicisme théâtral et la modernité que de nombreux cinéastes s'empresseraient d'emprunter par la suite. Les Voyages De Sullivan apporte, au zénith de sa carrière, davantage la justification d'une vocation à faire rire qu'une vision du système dans lequel il évolue. A travers son alter ego cinématographique Joel McCrea (2), Sturges choisit de visiter la crise des années 30, terreau de ses débuts et influences. Les Voyages De Sullivan reflète la quête de légitimité absurde d’un cinéaste au sein d’un grand cirque par la mise en scène du projet qui lui accorderait un statut plus respectable. Dans un faux parcours initiatique, le genre et ses différentes incarnations poursuivent le personnage alors qu’il ne cesse de les fuir. Mais devenant accidentellement ce qu’il recherche, il prendra conscience de l’absurdité de sa quête et de la nécessité de son rôle d’amuseur.
LE POIDS DE L'ÉTIQUETTE
"C’est drôle, comme tout contribue à me ramener à Hollywood ou dans ce camion monstrueux, comme la gravité ou une force occulte qui dirait « Vas d’où tu viens »."
Le premier voyage de Sullivan conte l’impossibilité de semer Hollywood et sa condition de créateur de comédies loufoques. La domination du réalisateur par son image et sa célébrité l’empêche de créer le film désiré.
Sullivan souhaite exploiter "le potentiel artistique et sociologique du cinéma, avec un peu de sexe dedans". Son adaptation du livre O'Brother est un peu autre chose que l’éternel tarte à la crème. Un avatar des grands films sociaux des studios sur la Dépression qui fleurissent alors. Sturges renvoie pourtant son premier voyage vers les sphères les plus primales du comique cinématographique, entre le burlesque et le slapstick. Le vagabond solitaire appréhendera la misère avec une caravane à ses trousses comprenant médecins et hommes de confiance des studios qui préparent l’article qui chantera la noblesse de son périple, un pur produit promotionnel du studio. Si les événements se déroulent à son corps défendant, le réalisateur a pourtant contribué à mettre en scène ce ridicule via l’imitation caricaturale de vagabond que figure son accoutrement, marque de son ignorance vis-à -vis des groupes sociaux qu’il a choisis d’explorer. Ainsi c’est sa propre représentation d’aventurier de la Grande Crise qu’il cherche à atteindre, et non celle du studio, lorsqu’il entreprend de s’échapper, entraînant malgré lui une poursuite cocasse.
Les dialogues fusant entre les personnages, leur aspect typé, l’exagération des secousses, tout apporte à cette poursuite un burlesque qui lorgne vers le cartoon, une sorte de crayonné de ce dont Preston Sturges est lui-même capable en pleine possession de ses moyens. On est à des lieux de la maestria de la scène du train qu’il réalisera un an plus tard dans Palm Beach Story, mais le personnage de Sullivan est aussi une exagération, une mise en scène de celui de Sturges. Les titres de ses comédies énoncés plus tard parleront d'eux-même. Sullivan parviendra finalement à établir un compromis avec sa suite, qui le conduira à travailler au service de deux bourgeoises. Mais là encore, il n’est point question d’échapper au burlesque : sur le point de se faire enfermer dans l’opulence par l’occupante des lieux, qui veut lui mettre le grappin dessus, il s’évade in extremis et le camion le ramène… à Hollywood.
L’ENTRE-DEUX MONDE : VERS LE DIRECTOR'S CUT
"Que fait la femme dans cette histoire ?" "Il y a toujours une femme dans ce genre d’histoire. Vous n’avez jamais été au cinéma ?"
La suite de cette première balade voit peu à peu le réalisateur reprendre les rênes. Sullivan rencontre une jeune femme dans un restaurant. Comme de nombreuses autres pauvresses, elle va quitter Hollywood car la carrière d’actrice ne lui a pas souri - son rêve était d’obtenir un rôle dans un Lubitsch. Dès lors, Sullivan emprunte l’identité d’un réalisateur raté qui lui propose d’embarquer dans la voiture de son ami, le célèbre John L. Sullivan. L’ironie veut que dans ce restaurant, la jeune femme ait déjà passé un casting devant un cinéaste à peine moins connu de Lubitsch, son entrée en scène dirigeant le film vers les eaux de la Lubitsch comedy, satyrique et très écrite.
Le crédit de Veronica Lake au casting de "la femme" valide sa qualité d’archétype tout en contredisant le caractère fort et non interchangeable de l'héroïne féminine lubitschienne. Mais cette femme est en fait instrument au service de la représentation du réalisateur Sullivan. Rattrapé par la police, il sera contraint de dévoiler son identité pour ne pas risquer d’être accusé du vol de sa propre voiture et nous comprendrons par une réplique cinglante que le réalisateur n’est pas dupe de la mise en scène qu'il crée. Il embarquera la jeune femme dans son monde d’opulence. Le luxe, les serviteurs cocasses et les échanges piquants entre elle et lui ne feront plus douter de l’univers dans lequel nous sommes : dans le versant sophistiqué de la comédie, en adéquation avec le standing social du réalisateur. Nous sommes aussi au plus proche du versant lubitschien des comédies de Preston Sturges.
L’actrice ratée demande alors au célèbre réalisateur de l’emmener avec elle dans son voyage "comme un guide". Une tentative poétique de rejoindre le casting son film ("On fera un bout de chemin ensemble, et je m’en irai"). Organisé par les serviteurs, leur départ sera le point d'orgue d'un nouveau pas vers le director's cut du réalisateur. Sullivan a désormais le contrôle sur son actrice, au point de l'affubler d'un costume du Kid de Chaplin. De ce fait, sa ballade authentique vers la pauvreté est toujours teintée de comédie, exprimée par le décalage entre le réalisateur et le milieu exposé. Une scène représentant des hobos poursuivant un train proche des descriptions de Jack London dans La Route se voit ainsi désamorcée par l’intrusion incongrue de la sociologie de Sullivan. L’humour se situe aussi dans la difficulté du réalisateur à s’adapter tandis que sa compagne est plus philosophe et prend les rênes laissées vacantes par le studio. Si on est globalement dans une dynamique égale entre l'homme et la femme, la naïveté gauche du héros renvoie aux variations dont Sturges a été capable (Henry Fonda dans Un Coeur Pris Au Piège) et le contexte conduit déjà le film vers les territoires sociaux des films de Frank Capra, autre versant dominant de la comédie des années 30. Malgré une progression notable vers la vision de Sullivan, un nouveau retour direct to Hollywood va clôturer ce second voyage.
Afin de casser le cycle, Sullivan décide de fuir avec l’actrice et d'abandonner son costume. Ils dorment dans la rue collés aux autres vagabonds, visitent les soupes populaires et connaissent enfin l’expérience de la pauvreté telle que le réalisateur l’envisageait. C’est un long montage, une séquence entière, au cours duquel l’actrice et le réalisateur ne trichent pas. Mais un montage symbolise toujours un contrôle du réalisateur (Sullivan/Sturges) sur les moments illustrés, qui tendent à éviter la comédie tant que faire se peut. Dès qu’ils décident que c’en est trop, le couple regagne Hollywood.
Sturges dénonce l’air de rien ce caractère touristique de la pauvreté destinée, qui bien qu’effectué en toute bonne foi, est l’aboutissement logique de la quête de Sullivan suffisant à mettre en boîte O’Brother, Where Are Thou?. En guise de remerciement pour l’inspiration, le réalisateur distribue à ses frères vagabonds des billets de cinq dollars dans une scène très "capraienne" : la fin du film de Sullivan tel qu’il se serait imaginé. Mais guère la fin des voyages.
DIVINE COMÉDIE
"A la mémoire de ceux qui nous ont fait rire, les cabotins, les clowns, ceux qui ont un peu allégé notre fardeau. Ce film leur est dédié."
Alors qu’on pensait le film tirant vers la conclusion, Sullivan est attaqué par un vagabond et laissé pour mort. Frappé par un policier, il rend le coup, se retrouve jugé sans pouvoir justifier de son identité et condamné à six ans de travaux forcés sous la coupe d’un geôlier violent qui l’enferme pour punition. Au cœur de cet enfer, une communauté de chrétiens noirs accueille les sinistres bagnards dans son église pour assister à la projection d'un film. Le rapprochement entre la messe et l’expérience religieuse du cinéma pour les plus pauvres témoigne de deux manières pour les exclus de s’unir dans une expérience commune. Les lumières s’éteignent, Mickey et Pluto apparaissent sur l’écran, et les rires de l’assemblée prennent un nouveau sens pour le cinéaste devenu bagnard. Ce sinistre troisième voyage trouve ainsi sa conclusion dans l’humour, comme si Sturges ne voyait pas d’autre moyen de procéder.
L'expérience convaincra Sullivan de ne pas tourner son film social et de retourner à ce qu'il sait le mieux faire : des comédies populaires.
Le cinéma doit-il forcément être un miroir social comme l’intelligentsia souhaiterait l'imposer ou bien doit-il conserver la vocation populaire de ses débuts ? Ce troisième voyage ne condamne pas des formes de cinéma au profit d’un seul vrai genre, doté d'un sens et d'une raison d'être pour les exécutifs du studio. Cette prise de conscience démontre surtout que le héros sera toujours ridicule à s’aventurer dans des territoires qu’il ne connaîtra jamais vraiment (il est irrémédiablement de retour au bercail) et à s’éloigner de ce qu’il sait faire avec talent : le rire. Sullivan est prisonnier d'un bagne, sa condition sociale, et souhaite s'en délivrer en se convaincant que le cinéma est son évasion, ce qu'il réussira à l'issue de cette projection. Plus qu’une voie nouvelle dans l’impasse du personnage, cette troisième partie est la confiscation de son point de vue par Preston Sturges. L’amuseur cherche à convaincre que faire rire a une légitimité, et que la comédie l’a choisi bien malgré lui, de par ses origines, son parcours et ses talents. S’il tentait d’y échapper, il y reviendrait toujours malgré lui. Ainsi Sullivan ne sera-t-il jamais prêt à réaliser O’Brother, Where Are Thou?.
Les frères Coen auront finalement pu réaliser un film du même nom en 2000, qui mettait en vedette George Clooney en Ulysses bagnard fuyant à travers l’Amérique de la Dépression avec deux comparses d’infortune. C’est en hommage conscient que les frangins du Minesotta ont dénommé leur bande, comme une continuation de l’œuvre de Preston Sturges, une de leurs principales influences dans le cinéma classique hollywoodien. Les seuls Voyages De Sullivan comportent un grand nombre de motifs familiers qui traversent la carrière des frères Coen : un portrait très expressif d’un époux décédé (Ladykillers), un héros qui affirme vouloir se rapprocher de l’homme du peuple tout en méprisant le cinéma populaire (Barton Fink), un procès et un verdict de culpabilité languissant dans un détachement total (The Barber), la fausse mort de Sullivan qui renvoie à la mort inventée de la femme d’Ulysses (O’Brother), et bien sûr des univers très dynamiques proches du cartoon live (Arizona Junior en est le plus flagrant).
Au-delà de ses allures de profession de foi, Les Voyages De Sullivan demeure un film majeur dans la carrière de son auteur, une comédie menée à cent à l’heure dont les quatre-vingt-dix minutes ne dissimulent aucun temps mort. C’est aussi une oeuvre aux ruptures de ton particulièrement maîtrisées, truffée de dialogues brillants, qui n’a à ce niveau rien à envier au vieux maître Ernst Lubitsch tant loué par le personnage de Veronica Lake.
(1) L’ouvrage Preston Sturges ou le génie de l’Amérique de Marc Cerisuelo (éditions PUF) rend bien compte de l’enfance nomade du réalisateur dans l'entourage de la danseuse Isadora Duncan et du parcours atypique, notamment d'inventeur, qu’il a suivi avant de devenir scénariste.
(2) Joel McCrea rejouera l'alter égo de Preston Sturges dans Palm Beach Story (Madame Et Ses Flirts), cette fois dans un autre rôle d'inventeur sans le sou. Il repassera devant sa caméra en découvreur de l'anesthésie générale à l'éther dans The Great Moment tourné dans la foulée. Un biopic qui prouve in situ que même dans le contexte d'un film "sérieux" Sturges ne peut se défaire de ses habitudes le tirant vers la satire et la comédie.
SULLIVAN'S TRAVELS
Réalisation : Preston Sturges
Scénario : Preston Sturges
Production : Preston Sturges, Buddy G. DaSilva, Paul Jones
Photo : John F. Seitz
Montage : Stuart Gilmore
Bande originale : Charles Bradshwa & Leo Shuken
Origine : USA
Durée : 1h30
Sortie française : 5 mai 1948