Bad Boy Bubby
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- Rétroprojection par Guénaël Eveno le 6 novembre 2015
Les lumières de la ville
Sorti en 1993 et devenu depuis un phénomène en Australie, l'odyssée urbaine décapante de Rolf de Heer connaîtra une seconde vie dans les salles françaises à partir du 11 novembre.
Bubby vient d’avoir 35 ans. Il vit avec sa mère dans un vieil appartement d’où il n’est jamais sorti. Le bourreau maternel porte un masque à gaz lors de ses virées pour entretenir la peur de son fils, fils dont elle se sert pour satisfaire ses besoins sexuels. Mais le retour du père, prêtre à ses heures, va casser la routine de Bubby puis le conduire à tuer ses parents. Il devra dès lors sortir de son cloaque et affronter le monde extérieur et des rencontres plus ou moins heureuses tout en trimbalant une valise avec un chat mort à l’intérieur. Mais un homme-enfant longtemps abusé peut-il encore avoir sa chance ?
L’EMPRISE DES SENS
Les premières minutes de Bad Boy Bubby sont plongées dans le silence. La photographie est terne, le décor de la pièce fait de teintes grisâtres. Les corps nus du fils et de la mère provoquent le dégoût. Le temps s’écoule au ralenti. Tout se situe dans la répétition : le même schéma quotidien, la reproduction des sévices de la mère sur le chat, les plans fixes ponctués de quelques discrets travellings. Le père vient perturber le manège morbide. Témoin d’une vie à l’extérieur, il met fin à la routine, pose l'éventualité d’un ailleurs et introduit la nouvelle référence à imiter. Choqué, Bubby veut un retour au calme. Il applique sur ses parents la même méthode que pour le chat, provoquant instantanément leur mort et l’appel de l’aventure. Une valise pour le cadavre du félin, un masque à gaz, voilà le héros prêt à démarrer son apprentissage.
Dès lors, Bubby, ébloui, subit très rapidement les rencontres, le bruit, les événements qui s’abattent sur lui. Ne maîtrisant pas le langage, le candide réagit par imitation, place les tirades apprises dans un contexte voisin. Un constant décalage s'opère avec la réalité, portant parfois le film vers la comédie quand il n’éveille pas chez les personnages croisés des comportements illogiques. Dans cet environnement ouvert, Bubby laisse submerger ses sens avec une grande passivité telle une antenne de réception. Afin de faire ressentir la dispersion de Bubby et le morcellement de son expérience par opposition à l’unité et la langueur des premières minutes, un parti pris atypique et non tape-à -l’œil a été adopté : Bad Boy Bubby étant tourné les week-ends durant plusieurs mois, Rolf de Heer prévoit trente-deux directeurs de la photographie différents, une séquence attribuée à chacun d'eux sans qu'ils n’aient connaissance de leur travail respectif. Seuls le début et la fin du film seront filmés par la même personne, exprimant la symétrie d'un départ et d'un retour à la stabilité. S’en dégage une impression séquentielle, un permanent sentiment de découverte sans pour autant gêner l’unité de la bande.
Le son est de manière évidente le réceptacle des sensations de Bubby, d’une part par la musique qui jouera un grand rôle dans sa réhabilitation, mais plus globalement par son ressenti subjectif. Dans le but d’immerger le spectateur dans l’esprit de Bubby, une perruque fut conçue pour l’acteur Nicolas Hope dans laquelle fut implantée une paire de micros miniatures munis de transmetteurs radios. Placés à chaque oreille, ils pouvaient capter un son binaural, équivalent d’un son 3D pour les oreilles. (1) Rolf de Heer insista particulièrement sur la conservation des bruits parasites lors des premiers instants hors de chez Bubby. La version restaurée qui sortira au en salles ce 11 novembre rend particulièrement justice à ce partis pris, le son ayant été remastérisé et gonflé pour l'occasion en 5.1.
Dans ce premier contact avec la réalité, les événements s’enchaînent par unité dramatique, Bubby avançant sans se soucier de l’humiliation et des réactions de ses semblables. Mais il sera rattrapé par une violence autrement plus grande : ne parvenant pas à comprendre ce monde extérieur, Bubby se tourne vers Dieu comme lui avait conseillé sa mère. Lors d'une emblématique tirade à l'intérieur d'une usine, un homme lui explique qu’il ne peut rien faire d’autre que d'accepter la responsabilité de ce qu’il est devenu. Bubby retourne dans la caverne de sa mère et décide d’y mourir. Il admet qu’elle avait raison  : il ne peut vivre dehors.
ROCK'N ROLL SUICIDE
Bad Boy Bubby est l’histoire d’un apprentissage. Rolf de Heer refuse à l’enfant maltraité la reproduction ou la mort comme unique horizon. Ce qui aurait pu être la fin de l'histoire devient alors une étape du monomythe de Campbell (2) dans lequel le héros devra passer par la mort pour pouvoir renaître et approcher l’objet de sa quête, ici le bonheur. Cette renaissance de Bubby dans le costume et la peau du père est bien sûr symbolique. Ce costume lui permet de supporter le monde en personnifiant quelqu’un de l’extérieur mais lui permet aussi, ironiquement, de boucler son Œdipe. Il s’invente le personnage de Pop’, schématiquement construit d'après l’attitude et les mots du paternel.
Le premier bonheur éprouvé par Bubby est la musique. Le thème de Bad Boy Bubby retentit une première fois lors de sa sortie à l’extérieur, une chorale hollandaise. Souvent synonyme de communion, elle devient ensuite partie intégrante du film par des rencontres principalement musicales qui forgeront une à une l’émancipation du personnage. Bubby retrouve lors de cette deuxième partie le groupe de rock/new wave croisé plus tôt et produit avec eux un show mémorable, satire ambulante et worst of des meilleures répliques de son père. C’est le début d’une épiphanie par la performance artistique élevant son personnage au rang d'icône. L'autre versant de cette épiphanie réside dans la place que Bubby trouve dans un foyer d’handicapés moteurs car lui seul parvient à les comprendre. Il y rencontre Angel, une infirmière. Ces séquences dans le foyer, seule véritable improvisation du scénario (De Heer devait tourner avec des jeunes enfants), donnent les meilleurs moments du film de par leur simplicité et les sentiments qu’elle procurent.
Bad Boy Bubby est un film inhumain qui devient très humain, qui montre le pire tout en conservant une forme d’innocence. Engagé par De Heer sur la foi d’un court métrage australien, Confessor Caressor, mockumentaire dans lequel l’acteur anglais prétendait être un tueur en série, Hope incarne l’innocence, les failles et l’énergie de Bubby avec un étonnant aplomb, parvenant à créer de l'empathie dans un univers dépourvu de glamour. Il bénéficie pour cela d'un metteur en scène qui, s’abstenant de juger son personnage, transforme contre toute attente la promesse d’un bain de sang en une attachante chronique, drapant son psychopathe des attributs des plus beaux personnages hollywoodiens.
Ce quatrième film de Rolf de Heer reçut un accueil critique royal, rafla les prix de meilleur réalisateur, meilleur scénario, meilleur montage et meilleur acteur aux Australian Film Institute Awards de 1994 et le Prix spécial du Jury lors de la Mostra de Venise en 1993. Bad Boy Bubby rassembla par la suite une communauté grandissante d'adeptes qui fit grandir le "mythe", jusqu'à justifier à elle-seule la restauration par Nour Films !
De passage à Paris pour l’avant-première de la version restaurée à la Filmothèque, Rolf de Heer n’était guère avare en anecdotes sur son quatrième bébé. D'un ton bonhomme, de Heer évoqua calmement un parcours remarquable durant lequel jamais il ne s’est laissé guider par la facilité en dépit des récompenses. Chacune de ses pelloches, imprégnée de ses envies d'expérimentation, respire l'humanisme, l'empathie pour les marginaux tout en mixant crudité et spiritualité. Très concerné par la cause des aborigènes d'Australie, le cinéaste a livrée avec Charlie's Country l'an dernier un vibrant réquisitoire contre le traitement subit par les natifs du continent, conclusion d’une trilogie toute aussi puissante sur ce peuple oublié (constituée de The Tracker (2002) et de 10 Canoës, 150 Lances Et 3 Épouses (2006).
Sorti 21 ans plus tôt, le récit de l’inadaptation de Bubby n’est pas si différent de celui de Charlie. Mais alors que le second peine à entrevoir des lendemains meilleurs, Bad Boy Bubby porte en lui un grand optimisme, menant à croire qu'un enfant maltraité peut briser le cycle de violences dans lequel il a grandi et finalement trouver sa place dans un monde imparfait, sans discours lénifiant ni dialogues sur-signifiants. Il serait alors criminel de ne pas rendre justice à cette belle version restaurée d'un classique de son époque.
(1) Chaque oreille perçoit un son différent qu'elle identifie et situe dans l'espace. Pour une explication plus scientifique, lire cet article de Sciences et Avenir
(2) Le Héros Aux 1001 Visages, Joseph Campbell. Disponible aux éditions Oxus (2010) et poche chez J'ai Lu (2013)
BAD BOY BUBBY
Réalisation : Rolf de Heer
Scénario : Rolf de Heer
Production : Rolf de Heer, Giorgio Drazcovic, David Lightfoot, Domenico Procacci
Photo : Ian Jones (crédité)
Montage : Suresh Ayyar
Bande originale : Graham Tardif
Origine : Australie
Durée : 1h54
Sortie française : 1er novembre 1995, ressortie le 11 novembre 2015