M. Night Shyamalan
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- Dossier par Nicolas Bonci le 9 juin 2008
The multi-trick pony
Trop classique et sage pour les uns, pas assez cynique ou renouvelé pour les autres, le cinéma de Shyamalan, à la croisée de plusieurs étiquettes (films de studios, mais d'auteur, mais fantastiques, mais intimistes, mais naïfs, mais brassant plusieurs degrés de lecture, mais quoi à la fin ?), se voit donc résumé par le plus petit dénominateur commun mettant tout le monde d'accord : "Y a twist".
HE OWNS, THE NIGHT
1999. Bruce Willis, vient d'enchaîner un nombre assez impressionnant de films médiocres (Le Cinquième Elément, Le Chacal, Code Mercury, Armageddon, Breakfast Of Champions). En toute logique, lorsque sort en pleine période estivale cet austère The Sixth Sense, film dramatique et fantastique réalisé par un auguste inconnu contant comment le beau Bruce prend sous son aile un gamin à problèmes, peu de gens lui prédit une grande carrière au box-office. Surtout que personne n'a oublié le précédemment cité Code Mercury dans lequel Willis servait déjà de baby-sitter à un gosse étrange.
De plus l'époque n'est guerre favorable au fantastique de tradition classique : Rencontre Avec Joe Black ne glane même pas la moitié de son budget au box-office US, des films tels que Beloved ou Prémonitions passent complètement inaperçus. Mais contre toute attente, The Sixth Sense est un immense carton, aussi bien publique que critique. Les USA, et le reste du monde dans les mois qui suivirent, découvraient alors un jeune cinéaste au nom énigmatique, M. Night Shyamalan. Très vite, il se construira une "destinée magique" dont raffolent les médias en avouant avoir eu une prédiction devant le banc de montage de son deuxième film (Wide Awake) lui inspirant l'histoire qui le rendrait célèbre et la star à contacter qui consentirait à se lancer dans une petite production sans grande ampleur.
Sitôt Wide Awake sorti (et revenu avec même pas de quoi rembourser la colle des affiches), Shyamalan envoie son scénario à l'acteur perçu lors de sa révélation mystique : Bruce Willis. Ce dernier raconte depuis que Sixième Sens fait partie des trois seuls films dans lesquels il accepta de tourner à tarif très réduit pour cause de scripte en or massif (les deux autres étant Pulp Fiction et L'Armée Des 12 Singes, on peut penser que McClane sait lire un script).
L'effet de surprise produit par ce film, aussi bien par sa conclusion que par son incroyable succès, est tel qu'il conditionnera non seulement toute l'œuvre à venir du cinéaste mais aussi et surtout la perception de son public sur celle-ci, public qui ne pourra désormais voir ses films sans attendre ce fameux twist bouleversant ou malin, sans le chercher, le deviner, le traquer, des fois même avant la sortie en salles. L'obsession du twist à la Shyamalan est si prégnante qu'une majorité continue d'en voir dans tous ses longs-métrages, et tant pis si depuis Sixième Sens il n'y a aucun twist dans les films de M. Night Shyamalan.
LE MANOJ ENCHANTÉ
Si l'on met de côté ses deux premiers longs-métrages (Praying With Anger et Wide Awake, quasi invisibles en France), l'œuvre de M. Night Shyamalan inaugurée avec Sixième Sens repose sur des thèmes et figures de style forts et identifiables. Dans chacun de ses films, le cinéaste explore un sujet classique du fantastique sur un ton intimiste et naturaliste : les fantômes par le biais d'une famille mono-parentale (Sixième Sens, 1999), les super-héros en suivant le quotidien d'un vigile de stade en délicatesse avec sa femme (Incassable, 2000), l'invasion extra-terrestres planétaire depuis une petite ferme isolée (Signes, 2002), les monstres de la nature auxquelles se confronte une jeune aveugle (Le Village, 2004) et enfin le mythe de la sirène, cette dernière choisissant pour élu un gardien de résidence bègue (La Jeune Fille De L'Eau, 2006). De toute évidence, pour Shyamalan la puissance évocatrice de ces figures classiques se suffit à elle-même et permet de sublimer les divers drames que vivent ses personnages sans en rajouter dans l'extravagance, laissant ainsi la place diégétique aux enjeux humains. Le fantastique intervenant dans un quotidien des plus banals, le cinéaste réussit à faire pénétrer le spectateur dans l'aura mystérieuse de ses films avec des scènes aussi peu excitantes sur le papier que des tiroirs de meubles de cuisine s'ouvrant en hors champ (Sixième Sens, citant là son modèle Steven Spielberg via une scène de Rencontre Du Troisième Type), un père soulevant vingt kilos de plus que prévu (Incassable) ou un homme faisant ses mots croisés (La Jeune Fille De L'Eau).
"Ce qu'il faut retenir de cette œuvre, ce qui la rend tout à fait, tout à fait particulière, c'est la représentation réaliste de ses personnages". C'est ainsi qu'Elijah (Samuel L. Jackson) fait l'article à un acheteur dans Incassable, expliquant en quoi le comic book qu'il lui propose est une œuvre d'art. Shyamalan ne fait là rien d'autre que placer sa note d'intention dans la bouche d'un de ses personnages, lui qui a toujours était très conscient de la supériorité, ou du moins de l'originalité de ses films sur le reste de la production actuelle – ce qui lui vaut d'être souvent qualifié d'auteur orgueilleux et égocentrique (surtout depuis la diffusion en été 2004 du docu-menteur The Buried Secret Of M. Night Shyamalan, outil promo maladroit qui fit polémique), alors qu'il a juste l'honnêteté d'afficher ses ambitions sans recourir à une fausse modestie avilissante.
Il est vrai qu'il est difficile d'avoir en grande considération un auteur lorsqu'on réduit la réussite de ses films à "de la débrouillardise de scénariste malin". Pourtant ses scénarios et l'impact qu'ils génèrent sur leur audience dépendent bien entendu de sa mise en scène.
Dès Sixième Sens, Shyamalan se sert des spécificités du récit filmé pour rendre irréfutable dans l'esprit du spectateur une proposition assez casse-gueule : le héros ne sait pas qu'il est mort. Pour se faire il met tout simplement à profit les ellipses propres à toute fiction : ici, la convention voulant que tout ce qui n'est pas montré durant ces ellipses n'a pas d'influence sur l'histoire court-circuite chez les spectateurs l'envie de mettre en doute les raccourcis proposés. Dans une scène, Malcolm veut se rendre dans son bureau situé à la cave. Il ne peut ouvrir la poignée de la porte (puisqu'il est un fantôme). Il cherche la clé. Cut : il marche dans la cave. On en déduit que durant la mini ellipse Malcolm a trouvé sa clef, et on continue de suivre le film sans se poser de questions. Signalons que cette poignée étant rouge, on pouvait déjà y voir un indice sur l'état de Malcolm : dans cet opus la couleur rouge symbolise la relation entre le monde des vivants et celui des morts (la tente sous laquelle se réfugie Cole est rouge, tout comme le ballon qu'il suit à l'anniversaire, le tailleur de la mère infanticide lors de l'enterrement, le pull de sa mère lorsqu'il brise le tabou pour évoquer sa grand-mère et la couverture rouge sur Anna lorsque Malcolm comprend ce qui lui est arrivé). Procédé graphique repris dans Le Village, le rouge devenant la "couleur interdite" ; quoi de plus logique que de vouloir supprimer la couleur la plus émotive lorsqu'on est à la tête d'une population recluse vivant dans l'angoisse de la violence et de la perte de l'être cher ?
La mise en scène de Shyamalan, perlée d'indices, n'est en fait pas plus manipulatrice qu'une autre (par essence toute mise en scène est manipulation), elle ment juste par omission. Le spectateur d'aujourd'hui, pour qui tout doit être expliqué par des dialogues (et même plusieurs fois), passe donc facilement à côté des idées diluées ci et là durant les métrages de Manoj : lorsque Cole dit à son psy qu'il voit des gens morts tout le temps, le champ / contrechamp qui alternait jusqu'alors sur un rythme parfait s'arrête et reste sur Malcolm : "Tout le temps". Incassable : Elijah l'homme-verre présente une couverture de comic à David et son fils, en portant leur attention sur la mâchoire carrée du héros et la tête disproportionnée du méchant. Et Samuel L. Jackson d'arborer une magnifique coupe afro augmentant le volume de son chef. D'ailleurs, le premier plan ne nous montrait pas David Dunn la tête contre une vitre du train, contre du verre ? Ce même Dunn, coincé dans une vie faisant de lui un être triste, est shooté en surcadrage jusqu'à ce qu'il assume son statut, qu'il révèle sa vraie nature. Dès lors il occupera tout l'espace après une chute dans une piscine et une naissance symbolique (dans ce qui reste probablement comme l'un des plus beaux et émouvants plans de super-héros).
Au fil des projets, Shyamalan s'efforce d'illustrer une prépondérance des affects du "réel" sur l'argument fantastique. Dans Sixième Sens et Incassable, ce sont des événements de l'ordre de la magie qui permettent aux personnages de régler leurs conflits internes et relationnels. A partir de Signes, c'est lorsque que les familles se soudent que le fantastique fait son apparition. "Si on lâche on perd le signal" dit le fils de Graham (Mel Gibson) tandis que qu'ils réalisent une chaîne humaine afin de capter une onde radio avec un talkie-walkie. Plus tard, après une dispute autour d'un repas, la famille se réconcilie d'elle-même, simplement en dialoguant, sans intervention extérieure. Contact familial ré-établi que Shyamalan renforce par un plan de gros calinou général : ne se "lâchant" pas, ils gardent le signal. Conséquence : travelling arrière révélant le talkie-walkie dont le grésillement informe sur la résolution des conflits plus que sur l'arrivée d'extra-terrestres, dont la fonction n'est que de valider cet apaisement. Avec Le Village, il n'y a carrément plus d'éléments imaginaires, ce sont les protagonistes qui se créent leur propre conte dans lequel ils s'efforcent d'évoluer pour exorciser leurs traumas. Dessein pirandellien que confirme le dernier film en date, La Jeune Fille De L'Eau : le conte de fée devient un personnage, interagit avec son auteur, règle les comptes de ses détracteurs et invite son entourage à rejouer une version moderne de Six Personnages En Quête D'Auteur.
Shyamalan aborde le rôle de réalisateur comme un démiurge, il crée des univers régis par ses propres règles, altérations minimes de la réalité avec lesquelles ses personnages, ses créations, doivent se débattre pour accepter leur condition. D'où l'importance des lents plans-séquences qui ouvrent la plupart de ses films : en focalisant absolument l'attention du public sur une chose et une seule dès les premières minutes sans lui laisser d'autre choix que de suivre ce qui est imposée par la mise en scène, Shyamalan nous signifie qu'à partir de maintenant plus rien d'autre au monde n'existe à part ses personnages et leur histoire. Et qu'à partir de maintenant, c'est lui qui dictera les règles.
Cette tendance "démiurgique" se retrouve dans les lieux clos ou isolés servant de décors à plusieurs métrages (une ferme, un village, une résidence…). D'autant plus que cela lui permet de travailler avec le thème de l'intrusion, un des sujets les plus déstabilisants qui soient, terreau de toutes les peurs permettant de déconnecter le rationalisme des spectateurs, dont Shyamalan fit l'expérience enfant, lorsqu'en rentrant chez lui avec ses parents, ils découvrirent la porte de leur maison ouverte. Pendant que son père tentait une exploration à risque de leur habitation devenue lieu d'angoisses, le jeune Manoj imaginait les pires scénarios. Tout Sixième Sens découle de cela, le premier bad guy qu'affronte le héros de Incassable prend possession d'une maison et d'une famille par la force, les aliens de Signes tentent d'entrer toute une nuit dans la maison puis dans la cave, le personnage principal de La Jeune Fille De L'Eau a perdu sa femme et ses enfants suite à un cambriolage ayant mal tourné. Le Village est, lui, l'illustration paroxystique de cette peur de l'intrusion puisque ses personnages, déjà victimes d'agression, décident d'être leurs propres agresseurs pour se prémunir du monde extérieur. Ce film fut d'ailleurs le moins bien reçu de tous, d'une part pour son message (on y a vu une ode au repli sur soit, au sectarisme, à l'obscurantisme), de l'autre bien évidemment pour son "twist" que les twist-whores avaient éventé ou trouvé bien faible (à raison, il n'y en avait pas).
Profitons-en pour illustrer les décalages chroniques qu'il peut y avoir entre les films de Shyamalan et ce que certains y voient : dans Le Village, nous n'avons ni plus ni moins qu'une attitude rétrograde défiée par une aveugle, seule capable de voir les informations importantes (les couleurs) et cela :
- au nom de l'amour (premier niveau de lecture, "naïveté à la Shyamalan")
- pour littéralement réparer la bêtise de ses comparses (deuxième niveau, si c'est l'idiot du Village qui tue son fiancé, ce n'est pas un hasard, c'est allégorique)
- pour finir la démonstration platonicienne de l'objet (troisième niveau, tellement évident qu'y avoir vu le contraire est assez troublant)
- pour tenter de faire peur aux spectateurs tout en lui expliquant qu'il n'y a aucun monstre dans ces bois (quatrième niveau, nous y reviendrons plus tard).
La dernière intention, la moins évidente à concrétiser, est certes à moitié tenue, il n'en reste pas moins étonnant de voir tant de commentaires confirmer une teneur protectionnisme et autarcique dans ce film (mais si l'on pouvaient différencier les propos d'un personnage et ceux de l'auteur pour se consacrer à une interprétation globale de l'oeuvre la vie serait trop belle).
A cette approche minimaliste du fantastique, Shyamalan apporte une thématique en héritage direct de son maître avoué Spielberg : l'enfant témoin des dangers que l'adulte ne peut ou veut voir, servant malgré lui de relais / média permettant aux aînés d'évoluer, de prendre conscience de ce qu'ils sont : c'est un enfant qui révèle à Malcom qu'il est un fantôme dans Sixième Sens, c'est le fils de David Dunn qui permet à celui-ci de prendre conscience de ses pouvoirs dans l'immense Incassable, ce sont les enfants de la famille qui les premiers admettent l'arrivée des extra-terrestres et tentent de s'en prémunir (Signes), et c'est encore un enfant qui, dans La Jeune Fille De L'Eau, décode aux adultes des signes qu'ils ont sous les yeux mais qu'ils ne voient pas.
Adultes à propos desquels le petit Cole dit : "Ils ne voient que ce qu'ils veulent voir."
Et qu'est-ce qu'ils veulent voir ? Des twists, pardi !
THE HAPPENING
La scène suivante de Sixième Sens prend place à l'hôpital :
Cole – Dr Crow, You have never told bed stories before?
Malcolm – Not a many, no.
Cole – You have to add some twists and stuff.
Malcolm – Ok. Some twists.
Comme nous l'avons déjà vu avec l'exemple tiré de Incassable, les dialogues ont plusieurs niveaux d'interprétation chez Shyamalan. Bien souvent ils donnent, à celui prêt à entendre, des indices et notes d'intention assez clairs.
Dans la suite de la scène, Malcolm se met à raconter son histoire :
"Il était une fois un homme nommé Malcolm. Il travaillait avec des enfants. Il adorait ça. Il adorait ça plus que tout au monde. Un soir, il a découvert qu'il avait fait une erreur avec l'un d'eux. Il n'avait pas su l'aider. Depuis, il n'arrête pas d'y penser. Il ne peut pas oublier. Depuis, tout est différent. Il n'est plus la même personne qu'avant."
Dès le milieu de Sixième Sens, tout comme dans Incassable (la grosse tête d'Elijah), Shyamalan donne la fin de son film.
Plus tard, toujours dans la même scène :
Cole - L'histoire finit comment ?
Malcom - Je ne sais pas.
Cole - J'ai envie de vous dire mon secret. Je vois des gens qui sont morts.
Malcom (le spectateur) ne sachant comment le film se finit, l'enfant (celui qui connaît les informations, qui transmet aux adultes les éléments nécessaires pour atteindre un autre niveau) lui révèle la conclusion.
Sixième Sens étant le premier opus de la "nouvelle filmographie" de Shyamalan, celui de la "révélation" (autant chez lui, comme on l'a vu, que chez le public), le motif du twist est indiscutable, il existe bel et bien, donne à ce film une dimension épatante. Et illustre une maîtrise de l'écriture chez son auteur assez exceptionnelle. Auteur rapidement pressé par son producteur (Disney) de renouveler la formule miracle. Mais Shyamalan clamera très vite qu'il ne veut pas être connu comme celui qui fait des films fantastiques avec des rebondissements à la fin. Coincé entre les exigences de sa Major et ses velléités artistiques, Manoj va alors mettre au point une des plus intéressantes œuvres du cinéma moderne.
Avec Incassable, il livre un somptueux film non seulement sur les comic books (dont il est fan) mais aussi sur le mythe du Héros. Sachant qu'il doit proposer un "twist" pour satisfaire certaines exigences, il met au point une conclusion tirant partie des codes des comics sans aucunement bouleverser les éléments du récit : cette révélation finale n'est foncièrement pas un twist dans le sens où elle ne modifie en rien une seconde vision, où les divers éléments de la diégèse ne voient pas leur interprétation transformée. Ce n'est qu'une révélation tout ce qu'il y a de plus logique en regard du récit présenté. Si ici on peut toutefois admettre d'une manière ou d'une autre qu'il "nous refait le coup de Sixième Sens (mais il faut vraiment avoir vu le film que d'un œil), la suite de sa filmographie en sera tout autrement. Peut-être est-ce pour cela que les événements importants dans Incassable sont présentés à l'envers (l'accident de train vu à la TV par le garçon la tête en bas sur le canapé, le premier comic offert à Elijah est à l'envers, la chute de David Dunn dans la piscine est une succession de haut-bas…), comme pour signifier que le retournement attendu par tout le monde est en fait prégnant durant tout le film, et non seulement à la fin.
Cette conclusion mise en scène comme un semi-twist suffit à ce que l'on range Shyamalan dans la case "auteurs à twists épicétout".
Le cinéaste, pas démonté pour autant, continue son bonhomme de chemin avec Signes. Là aussi, le jugement fut sans appel : twist ! Ce qui devenait assez risible vu l'absence totale de retournement à la fin de celui-ci. Tout au long de Signes, le cinéaste met en place et développe des éléments qui n'ont d'autres but, une fois tous unis (l'unification est un des thème du film), de délivrer le climax du récit : aucun deus ex machina, aucune révélation inattendue, rien. Juste le déroulement maîtrisé et logique d'une suite d’événements dicté depuis le début par des éléments on ne peut plus visibles. Comme toujours, la note d'intention se trouve dans la bouche d'un des personnages : "Tu es à l'affût des signes, ou tu penses que le hasard est aveugle ?". Sous-entendu : tout était mis en place, calculé pour arriver à cette finalité, rien n'était laissé au hasard, rien n'était caché par Shyamalan, spécifiquement pour contredire ceux qui pensent que ses films ne tiennent que par un twist sans logique. Encore fallait-il accepter de voir ses signes (et on ne peut pas dire que les verres d'eau, l'asthme du fils et l'oncle base-balleur étaient des sommets de discrétion). Malgré tout on continue d'y voir un twist. Et toute la maîtrise de la construction dramatique de Shyamalan d'être une nouvelle fois évacuée au profit d'un gadget fantasmé vu qu'un face-à -face avec un extra-terrestre dans un film d'invasion extra-terrestre relève apparemment du twist…
Malin, et orgueilleux, Shyamalan pousse assez loin le vice dans Le Village puisque désireux de prouver que son talent ne réside pas seulement dans la mise en place de twist fumeux il se tire une balle dans le pied en explosant l'univers diégétique de son film dès les deux tiers, évacuant tout le décorum mis en place pour révéler la supercherie - il n'y pas de monstres dans Le Village - tout en essayant de distiller de la peur et du mystère par le seul biais de la mise en scène de ces monstres. A ce titre, tout le parcours dans les bois de Ivy la jeune aveugle est une expérience intéressante car isolée de toute dramaturgie pour instaurer des émotions. Cet exercice de style périlleux, et pas franchement concluant, ne sera évidemment perçu qu'à l'aune du twist (pour un simple pivot dramatique aux deux tiers d'un film... A tous les coups la séropositivité de Tom Hanks dans Philadelphia est un twist). D'ailleurs dans Le Village, film sur le simulacre, la figure typiquement shyamalannienne consistant à filmer en plan fixe des gens immobiles observant un élément étrange hors champ est ici utilisée à outrance, comme pour souligner la mise en scène bien réelle de ces situations imaginaires, pour faire prendre conscience de la supercherie du tout.
Et vu que cela ne suffit pas, Shyamalan livre en 2006 le métaphysique La Jeune Fille De L'Eau, œuvre incroyable d'audace qui, au-delà de démontrer une foi inébranlable et grandement respectable de l'auteur envers la fiction et le cinéma, met le spectateur face à ses propres attentes, le laissant choisir à quel niveau d'implication il veut vivre le film : s'il veut croire au premier degré que des paquets de corn-flakes contiennent les secrets pour venir en aide à une nymphe ou s'il veut juste adhérer à l'idée abstraite que chacun voit les messages dont il a besoin où bon lui semble. Ce procédé fascinant permit ainsi de révéler que même chez les cinéphiles, quand on a décidé de voir quelque chose, on le verra quoiqu'il advienne : par exemple, combien de fois le motif du "twist" est invoqué dans cet article hystérique pour un film ne contenant absolument aucun twist ? (presque autant que le très fin jeu de mot "Chien-malade")
Dans La Jeune Fille De L'Eau, Shyamalan réalise le fantasme de tout auteur : il se met en scène face à son récit (la nymphe se nomme Story, difficile de faire plus clair). La rencontre avec Story lui donne confiance, l'inspire et lui permet de développer une œuvre qui aura une grande influence : Shyamalan ne fait ici rien d'autre qu'illustrer l'anecdote de la révélation de Sixième Sens, le film par lequel tout commença. On le traite pour cela de mégalo ? Et alors, ce n'est pas la puissance de ce même Sixième Sens qui influencera la perception des plus pointilleux spectateurs "à qui on l'a fait pas" sur la suite de son œuvre ? Point de mégalomanie là -dedans, seulement de l'honnêteté et un discours sans fard d'un auteur pleinement conscient de ses forces et faiblesses ayant le courage de se mettre réellement en danger tout en contestant le confort de son public.
Dans ce dernier opus en date, le héros bègue (parce que l'histoire se répète ?) retrouve une diction normale en présence de Story, car le récit, pour Shyamalan, permet à chacun de mieux communiquer. Mais il montre aussi comment ce même récit peut nous amener à rater l'évidence : Story donne pour objectif au héros de déterminer la fonction des habitants de la résidence. Aussi, lorsqu'il devra trouver qui est le guérisseur, il ne pensera à lui qu'en dernier malgré qu'il soit médecin de formation, tout cela parce que le récit (Story) l'a conditionné à trouver les autres, non à guérir. Dans le même ordre d'idée, le critique de cinéma, incapable d'accepter des métaphores aussi universelles que la purification par l'eau (que le héros dicte en se tournant vers le public !) mettra littéralement l'histoire (Story) en danger. On le voit, ici l'abstraction est puissante, mais contrairement à nombre de ses camarades expérimentateurs ou post-modernes (voire cyniques), chez Shyamalan elle ne l'est jamais au détriment du genre investi, ce qui suffit amplement à respecter si ce n'est ses films, du moins ses intentions. Et encore moins à tout réduire bêtement à des twists.
Fort de cinq films entretenant entre eux une cohérence thématique rare, jouant chacun sur les codes et acquis des précédents métrages, Shyamalan semble avoir bouclé la boucle d'un cycle entamé par le classicisme à l'état pur pour évoluer vers une forme de méta-cinéma, mais ne prenant jamais le dessus sur l'émotion et le fantastique. Une œuvre impliquant comme rarement son public, jouant sur ses attentes et son conditionnement pour mieux lui montrer qu'au fond tout ce qui compte, c'est l'histoire contée.
Mais Shyamalan nous réserve forcément d'autres surprises. De quelles sortes, impossible à dire. Son prochain film, en salles mercredi, s'appelant The Happening, nous pouvons vraisemblablement nous attendre à tout (même à un twist ?).