Whiplash
- Détails
- Critique par Guénaël Eveno le 5 juin 2014
Du sang et des larmes
Le deuxième long-métrage de Damien Chazelle (l'inédit Guy And Madeline On A Park Bench, le script du récent Grand Piano avec Elijah Wood) apporte un peu de musique et beaucoup de vigueur à cette sélection 2014 de la Quinzaine des réalisateurs.
Prix du jury et prix du public au festival de Sundance, Whiplash promettait de beaux moments de batterie et la perspective ô combien excitante de voir J. K. Simmons (à jamais le Vernon Schillinger de Oz) en Terence Fletcher, réincarnation du R. Lee Ermey de Full Metal Jacket. Prof sadique au coeur du Conservatoire de Manhattan, Fletcher mène la vie dure à un jeune batteur qu’il a remarqué, Andrew, incarné par le jeune Miles Teller (déjà primé à Sundance en 2013 pour The Spectacular Now). Un postulat engageant mais qui ne laissait pas présager une telle réussite. Les chauds applaudissements du public du Forum des images retentirent dès les premières notes du générique de fin, et c'était sans doute le quart du torrent d'acclamations que le film reçut lors de son accueil cannois. Whiplash mérite ces éloges, ne serait-ce que pour laisser son audience sur un climax hallucinant : un concert qui, dans une brillante mis en scène, résout les enjeux en suspens et exprime un condensé de l'esprit d'un groupe de jazz sans qu'un seul mot ne soit prononcé.
Pour en arriver là , il aura fallu subir les mains ensanglantées, les hurlements orduriers et la provocation physique, mais comme on dit, le jeu en valait la chandelle. Damien Chazelle a été batteur de jazz, il n’est donc pas étonnant qu’il parvienne aussi bien à transmettre la passion de son héros, comme il n’est pas plus étonnant qu'il cherche avant tout à nous immerger dans l'ambiance des écoles et concours de jazz plutôt que de disserter dessus, ou bien à souligner l’interprétation des acteurs et des performances musicales par une réalisation humble entièrement au service du ressenti. S'il bénéficie de l'expérience de Damien Chazelle, Whiplash n’est pas un documentaire déguisé sur le milieu. Sa structure dramatique l’amènerait plutôt vers le film d’initiation, à une mesure déviante près. A l’instar de Black Snake Moan de Craig Brewer qui synthétisait l’esprit du blues via le télescopage de deux histoires, Chazelle synthétise le dépassement physique du jazzman à travers l’émulation entre Fletcher et Andrew.
La batterie est une passion pour un Andrew, qui est d'autant plus exigente qu’il ne vient pas d’une famille de musiciens et qu’il ressent le besoin de se réaliser à travers elle. Aux humiliations subies, il réagit en se surpassant, répondant aux attentes démesurées de la nouvelle figure tutélaire qu’est devenu son professeur tout en demandant toujours plus de stimulation. Cette relation d’apparence sadomasochiste dissimule chez le héros la nécessité d’un père de substitution alors que le sien (Paul Reiser, qu'on voit trop peu souvent) ne peut plus remplir cette fonction. La première rupture dans le parcours d'Andrew sera d’ailleurs un retour vers ce dernier, tentation de repli qui court jusqu'au concert final. Le sadisme du professeur, prétexte à de savoureuses tirades et à un jeu de suspens avec le spectateur, est lui motivé par le besoin de donner au jazz un nouveau génie, obstination qui lui coûtera son poste et le décès d’un élève.Â
Mais la plus grande force de Whiplash est de s'autoriser un moment de communion finale sans aucun jugement moral, évacuant d'un revers de main le discours consensuel qui aurait condamné le professeur. Un parti pris audacieux qui vaut à Chazelle de créer l'unanimité autour de son long-métrage (J. K. Simmons et Miles Teller n'y sont pas étrangers non plus), un climax d'autant plus magnifique qu'il libère d'une pression de plus d'une heure trente. Il est rassurant de se dire qu'un des films les plus excitants de l'année 2014 vienne d'un jeune cinéaste de seulement vingt-neuf ans, qui a sans doute encore beaucoup à nous offrir.
WHIPLASH
Réalisation : Damien Chazelle
Scénario : Damien Chazelle, d'après son court-métrage Whiplash
Production : David Lancaster, Cooper Samuelson, Nicolas Britell, Jason Reitman...
Photo : Sharone Meir
Montage : Tom Cross
Bande originale : Justin Hirwitz
Origine : USA
Durée : 1H45
Sortie française : 24 décembre 2014