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Finance mécanique

Affiche OfficeLa crise financière de 2008, de ses prémisses à ses répercussions, est devenue depuis quelques temps un genre à part entière. Et comme pour tous les autres genres auxquels Johnnie To s’est attaqué, le cinéaste hongkongais y apporte une étonnante contribution.


L’émergence de fictions américaines sur le sujet, de très haute tenue pour la plupart (Margin Call, Le Loup de Wall Street, The Big Short, Money Monster, 99 Homes...) a quelque peu phagocyté le mode de représentation, les registres d’images liés à ces récits. De fait, le point de vue émanant du continent chinois, l’autre marché financier d’envergure, par le biais de Johnnie To permet d’avoir une vision globale du phénomène et surtout d'offrir des récits reposant sur des motifs et des particularismes inhérents à la culture locale.
Le mogul hongkongais, opérant désormais sous capitaux chinois, avant tout célébré pour ses polars à la mise en scène opératique, semble avoir trouvé un nouveau terrain de jeu pour expérimenter et exprimer son talent. Il n’a pas pour autant délaissé les fictions qui ont forgé sa reconnaissance (les excellents Drug War et Blind Detective, en attendant prochainement le suspense en huis-clos hospitalier Three) mais en s’intéressant au déraillement de la finance mondiale, To agrandit son champ d’action et instille même un changement de paradigme dans son oeuvre.

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Le siège des méthodes criminelles n’est plus concentré au sein d’un clan ou d’une structure à échelle humaine mais s’est dilué, s'est prolongé à l’intérieur des flux boursiers. Les gangsters traditionnels en font l’amère expérience dans la remarquable Vie Sans Principe. Cette crise des marchés permet également à To d’instaurer une correspondance plutôt pertinente avec le sentiment amoureux dans les screwball comedy Don’t Go Breaking My Heart (2011) et sa suite de 2015. Avec Office, Johnnie To ne prend pas de chemin détourné et attaque de front cette spéculation inique en s’installant au cœur d’une entreprise directement confrontée à la chute des cours. L’action se situe en 2008, à la veille de la banqueroute de Lehman Brothers, dans la boîte Jones and Sunn finalisant son introduction en bourse. Un mauvais timing d’autant plus préjudiciable qu’un des responsables de secteur perd vingt millions dans un placement foireux. De prime abord, c’est beaucoup moins glamour et intense que ses précédentes réalisations sur le sujet mais le cinéaste donne un écrin formel étonnant à un canevas classique, voire rébarbatif.

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En effet, To adapte la pièce à succès de Sylvia Chang Design For Living en une véritable comédie musicale ! Un choix doublement étonnant si l'on considère cette armée de costards-cravates plus enclin à faire danser les marchés qu'à pousser la chansonnette. Néanmoins, To a toujours démontré une certaine propension à l'art du ballet à travers des séquences d'action aux mouvements millimétrés. Le voir investir le ballet musical est finalement un aboutissement logique. Et il s'en donne à cœur joie en optimisant l'espace étriqué à sa disposition pour formaliser des chorégraphies chantées, véritables points culminants du récit. Ainsi, l'arrivée de la troupe chargée d'inspecter les comptes de la société en vue de sa capitalisation ou le rassemblement des salariés en after work dans leur bar de prédilection donnent lieu à des chants célébrant la culture d'entreprise et l'individualisme le plus forcené. Via ces numéros, Johnnie To se montre des plus ironique pour illustrer la soumission au libéralisme le plus dévoyé.
En outre, l'auteur s'appuie sur un design surprenant pour délimiter les contours des différents lieux d'action : les traditionnelles cloisons sont ainsi remplacées par des barres ou des tubes phosphorescents dont la luminosité traduit l'humeur de la scène. Des espaces appréhendés comme autant de cellules dont l'illusoire transparence (on distingue du mouvement en arrière-plan sans parvenir à définir précisément ce que l'on voit) renvoie à ce monde de transactions financières dont la finalité est difficilement percevable. De plus, la forme adoptée pour ces décors accentue la verticalité imposante de l'immeuble de la firme, rappelle la hiérarchisation et les velléités d'ascension ici à l'œuvre.

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C'est notamment le cas de Lee Xiang, idéaliste candide et point d'ancrage du spectateur, qui tente de s'intégrer à ce monde pour en comprendre les rouages, y progresser. Il traverse le récit en répétant la signification de son patronyme – Lee comme dans Ang Lee et Xiang comme dans "rêve" ou "idéal" selon les traductions – sorte de mantra qui illustre sa volonté de demeurer inchangé malgré tout. Objectif compliqué lorsque la CEO Winnie Chang (Sylvia Chang elle-même dont le rôle central dans sa pièce est ici réduit et périphérique) n'hésite pas à le comparer à une version jeune de son assistant David, désormais totalement perverti par le système. Autre figure importante, la jeune Kat qui n'est autre que la fille du propriétaire de la firme, Ho Chung-Ping, qui tente de se former incognito. Elle se liera d'amitié, et plus, avec Lee Xiang, les parcours des deux nouvelles recrues symbolisant les rêves d'émancipation à l'aune de la réalité économique. Tous ces protagonistes sont observés avec attention par Ho (Chow Yun-Fat), figure centrale de la société qui demeure en retrait. Un recul nécessaire et décisif pour appréhender la situation dans sa globalité, véritable luxe quand les autres se débattent face à un horizon obstrué. Et plutôt que de se cantonner à des enjeux uniquement centrés sur le pouvoir et l'argent, Johnnie To rehausse l’intérêt d'Office avec trois histoires sentimentales à différentes étapes de leurs relations (naissante pour Lee Xiang et Kat Ho ; sur le déclin pour Ho Chung-Ping et Winnie Chang ; aboutissement des circonstances pour Sophie et David) initiant, comme pour le dyptique Don’t Go Breaking My Heart, un parallèle entre les instabilités de l’amour et de la bourse.

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Enfin, un élément du décor particulièrement imposant et présent sous diverses formes ne cesse d'annoncer une menace sourde à quelques encablures de la collision entre le désir d'expansion de Jones & Sunn (sur le point de racheter une entreprise et d'entrer en bourse) et la chute spectaculaire des flux financiers : c'est l'horloge qui trône au centre de la structure de la firme, visible à travers les tubes et barres formant le décor, qui ne cesse de rappeler que le temps c'est de l'argent, symbole de la pression subie par toutes les petites mains.

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Quasiment une doomsday clock qui se décline en plus petit format comme pour imposer son influence même hors de l'open space de l'entreprise.

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Un temps filant, comme le pouls de la firme en mauvaise posture et le stress de ses employés, qui ne traduit pas seulement un enjeu économique mais s'envisage également tel un compte à rebours pour Lee Xiang, Winnnie Chang, Kat Ho, David et Sophie dont les destins sont sur le point d'être scellés en même temps que l'avenir de leur société.




HUA LI SHANG BAN ZU
Réalisateur : Johnnie To
Scénaristes : Sylvia Chang 
Producteur : Alvin Chow, Johnnie To, Peter Lam, William Kong
Photo : Cheng Siu-Keung
Montage : Allen Leung & David M. Richardson
Bande originale : Fai Young Chan & Ta-Yu Lo
Origine : Chine / Hong Kong
Durée : 1h59
Sortie française : 9 août 2016 




   

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