La Bouche De Jean-Pierre
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- Critique par Guénaël Eveno le 17 avril 2013
Terrible symétrie
Moyen-métrage de Lucile Hadzihalilovic, réalisatrice de l’étonnant Innocence, La Bouche De Jean-Pierre est enfin disponible en DVD grâce à l’éditeur Badlands. Retour sur une œuvre peu connue du cinéma français des années 90 qui révéla un talent et en inspira d’autres.
Suite à la tentative de suicide de sa mère, la jeune Mimi part vivre chez sa tante Solange au nord de Paris. De nature angoissée, tantine traite la gamine avec distance et ne s’embarrasse guère de sa présence, poursuivant une vie quotidienne austère et incertaine. Mimi assiste à ses ébats avec Jean-Pierre, le petit copain du moment, aux persiflages de l’immeuble et aux discussions animées devant la télé, et se fait happer malgré elle dans l’univers morbide des adultes.
Après une enfance au Maroc, Lucile Hadzihalilovic débarque à Paris à l’âge de 17 ans. Elle étudie le cinéma à l’IDHEC, puis fonde Les Cinémas de la Zone avec Gaspar Noé, société qui leur permettra de tourner des films à petit budget collant à la réalité sociale sans la pression de producteurs. Carne, histoire d’un boucher misérable et de sa fille sorti en 1991, naît de cette association et vient coller un uppercut dans le cinéma hexagonal. Si le film est signé Gaspar Noé, Lucile Hadzihalilovic a participé à son montage ainsi qu’à la production, et le style de Carne trouvera logiquement des échos dans son cinéma. Elle décide à son tour de se lancer avec La Bouche De Jean-Pierre.
Envisagé au départ comme un court-métrage, le projet prendra vite une autre ampleur pour atteindre quarante-huit minutes. Le film est tourné dans une vraie cité, au sein d’un appartement loué. La réalisatrice prend en charge le montage pour trois longues années de post-production qui aboutissent à une impasse financière. Les fonds parviennent néanmoins à être levés grâce à la couturière Agnès B. Impressionnée par Carne, elle fournit le soutien nécessaire au tournage de sa suite Seul Contre Tous, qui servira en partie à terminer le moyen-métrage de la réalisatrice.
Immersion dans le déclin des cités HLM des années 90, La Bouche De Jean-Pierre rapporte le malaise ordinaire par un réalisme social extrême. Le même type de réalisme qui s’apprêterait à être sacré par Groland, mais qui n’a que trop rarement quitté les chemins de la satire pour être abordé frontalement. Dans ces immeubles, le sordide est partout, mais le fait divers se trouve dans la télé, chez les gens qui l’ont mérité, toujours ailleurs. On favorise l’enfermement au sein d’une cellule pour préserver l’enfant (l’appartement, le couloir) sans se soucier que ce mal peut aussi venir de l’intérieur, parfois de ses plus fervents détracteurs (en l’occurrence le Jean-Pierre du titre). La réalisatrice poussera cette hantise de l’enfermement au paroxysme dans Innocence qui enfermera des dizaines de fillettes dans une sorte de pensionnat complètement coupé du monde entre rites de passages rigides et arbitraires et refoulement des sentiments.Â
L’isolement est ici traduit par l’utilisation d’un format Scope en 16 mm qui écrase l’image bien plus qu’un Scope classique, rendant l’espace étroit lorsque plusieurs personnages partagent le cadre, étouffant lorsque la gamine est couchée à l’horizontale dans le couloir de son immeuble. Le montage est sec, les plans fixes durent, appuient le temps qui s’étire et la lourdeur des non-dits séparant les personnages. Le film se passe intelligemment de mots pour décrire, n’emploie que peu de fond sonore (sauf des sons désagréables) pour accentuer le vide et le réalisme de ce milieu éteint. Lucile Hadzihalilovic a transmis à Mimi l’isolement et l’oppression qu’elle avait ressenti lorsqu’elle a débarqué à la capitale, et si elle a choisi une enfant comme héroïne, c’est pour donner à son histoire une résonnance plus grande.
Au sein de ce réalisme social, le point de vue de Mimi apporte une touche enfantine aux éléments qui l’entourent. On peut parler de conte cruel, tant le soin est apporté à une impression de décalage entre le propos et la stylisation du film, dont la photo et les teintes sont minutieusement travaillées. Comme les couleurs des bandeaux aux cheveux allaient symboliser chaque passage aux gamines d’Innocence, des dominantes de tons sont associées aux personnages : du jaune pour Mimi et son monde, du vert pour Jean-Pierre, des teintes neutres pour Solange la dépressive. La réalisatrice les emploie pour imprégner la rétine du spectateur et déterminer la domination de l’espace, entourant de vert la petite Mimi lorsque l’adulte menaçant / l’agneau déguisé en loup sort de sa tanière pour effectuer son approche. Le vert crève l’écran dans un plan fixe filmé frontalement, projetant le spectateur dans l’impuissance.Â
Plus que cette menace du prédateur adulte et l’enfermement, c’est la fatalité qui colore ce moyen-métrage. On souhaiterait à Mimi un happy end, mais il n’en sera rien. Il s’opère une symétrie entre le début et la fin du film, entre la mère et la fille allongées sur un lit, affectées par la même pilule. Lucile Hadzihalilovic scelle la transmission de la maladie entre la mère et sa fille. Le monde continue d’avancer tandis qu’une enfant de plus a perdu quelque chose qu’elle ne pourra retrouver.
La Bouche De Jean-Pierre fut sélectionné pour un Certain Regard au festival de Cannes 96, puis reçut le "Prix Très Spécial" décerné par un comité de critiques de cinéma. Sorti en salle par Rezo Films comme un long-métrage et diffusé sur Canal + lors d’un double programme avec Carne, il toucha un public restreint qui en conserva un souvenir profond.Â
Le nouvel éditeur Badlands permet désormais de le voir sur support, dans le format d’origine et dans un transfert impeccable. Concoctée avec le concours de la réalisatrice, l’édition comporte un livret avec le scénario, ainsi que des bonus réalisés avec le plus grand soin. Le documentaire Les Souvenirs De Jean-Pierre permet de revenir sur le film avec les témoignages frais de l’équipe du film et des acteurs, dont celui de la jeune Sandra Sammartino. Les Amis De Jean-Pierre apporte le regard des réalisateurs et critiques qui ont été marqué par la vision du film (Christophe Gens, Nicolas Boukrief, Cattet & Forzani, Douglas Buck…), évitant l’écueil d’une congratulation dénuée de fond.
Pour couronner le tout, Good Boys Use Condoms, court de la réalisatrice tourné à l’occasion d’une campagne pour le port du préservatif, accompagne ces documentaires ainsi qu’une bande-annonce d’Innocence, qui vous intriguera peut-être assez pour aller découvrir une des rares perles noires que le cinéma français nous ait offerts ces dix dernières années.
LA BOUCHE DE JEAN-PIERRE
Réalisatrice : Lucile Hadzihalilovic
Scénario : Lucile Hadzihalilovic
Production : Les Cinémas de la Zone
Photo : Gaspar Noé
Montage : Lucile Hadzihalilovic
Bande originale : Loïc Da Silva, Philippe Maluer, John Milko, François Roy
Origine : France
Durée : 48 minutes
Date de sortie française : 9 avril 1997