Elle
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- Critique par Guillaume Meral le 3 juin 2016
Hollow woman
Le drame bourgeois à la française est-il propice à la subversion ? Non pas que le genre - car il s’agit d’un genre, avec ses codes et figures récurrentes - n’ait permis à certains auteurs d’y poser leur empreinte (Chabrol pour le plus évident, Despleschin pour le plus virtuose).
Reste qu’à la sortie d’Elle, on est droit de se demander si cet exercice tant prisé dans l’Hexagone peut résister à un examen digne de ce nom des représentations idéologiques et esthétiques qui le sous-tendent. Ou pour le dire autrement, s’il s’agit d’un terreau fertile pour l’élévation artistique d’une proposition de cinéma qui y trouverait les moyens d’expressions nécessaires, quitte à les pousser dans leurs extrêmes retranchements si le projet l’exige. Ou alors le système est à ce point sclérosé qu’il en vient inlassablement à assécher toute source créative, à diluer la singularité des réalisateurs qui l’investissent dans sa mixture malodorante…
Ceux qui ont eu vécu devant ses films une expérience de cinéma à la verve corrosive égale à son culot vous le diront : Paul Verhoven fait partie des auteurs qui font sienne cette loi d’airain selon laquelle la sublimation est affaire de transgression. Or, de la part d’un cinéaste qui s’est distingué par sa capacité à galvaniser le public en détournant avec force ironie les icônes dont on espérait la célébration, le projet Elle, au-delà de son sujet qui prêterait naturellement le flanc à la polémique, était de par son contexte du pain béni. Une épiphanie ! Après dix ans d’absence, Verhoeven allait planter avec une faim de dalleux ses crocs dans la tendre viande du cinéma français, endolori et empâté par ses habitudes endogames institutionnalisées. Le fauve était lâché, et n’allait faire qu’une bouchée de la brebis paresseuse.
Mais les premières images nous avaient alertés, la projection en donne malheureusement confirmation : la brebis a domestiqué le fauve. Délaissant très vite les terres du rape and revenge pervers et moralement inconfortable, Elle choisit une option que l’on n’attendait pas forcément de la part de Verhoeven, celle de la comédie de mœurs dépeignant les vicissitudes d’un groupe social spécifique. Au fond pourquoi pas, les longs-métrages hollandais de Verhoeven ayant largement prouvé que le bonhomme sait plier les représentations les plus quotidiennes à son sens de la symbolique outrancière par son art de l’ironie inquisitrice. Sauf qu’en attaquant le cinéma français sur son terrain de prédilection, Verhoeven se retrouve bien vite à jouer son jeu. Conversations de cuisine, marivaudages sentimentaux à peine rehaussés d’une tonalité plus graveleuse qu’à l’accoutumée, sous-intrigues atonales qu’essaient d’animer les éternelles plages d’hystérie forcées de personnages caractérisés à la truelle… Indéniablement, Verhoeven connait son sujet mais n’en fait pas grand-chose, au point de banaliser très vite l'argument de départ dans le quotidien d’une femme essayant de se désensibiliser du drame vécu.
Un thème qui pouvait constituer le sujet du film finalement, et le véritable propos d’un Verhoeven qui aurait injecté cette distanciation maladive avec laquelle l’héroïne expérimente son quotidien pour produire une mise en scène évocatrice et porteuse de sens. Mais non seulement la laideur visuelle de Elle le rend indigne de la filmographie du cinéaste, et saurait difficilement être justifié par le contexte cinématographique qu’il voudrait subvertir, mais contribue à désincarner ses symboles et son impertinence de ton. La réalisation de Verhoeven ne fait ainsi que reconduire l’habituel recul suffisant auquel le cinéma français accoutume son public, quand on attendait justement une perversion des codes comme lien empathique avec ce personnage. Ainsi la bigote poussive incarnée par Virginie Efira, censée déconstruire le rapport d’une société française au catholicisme en écho symbolique au parcours de l’héroïne, se contente de références lourdement appuyées et aussi inoffensives qu’un sketch des Guignols de l’info...
Le renoncement d’Elle à incarner son sujet ne saurait trouver meilleure illustration que le jeu d’Isabelle Huppert, qui trouve dans le projet une énième occasion de resservir le jeu glacial et dénué d’affects avec laquelle elle aborde dorénavant tous ses personnages. A bien des égards, Huppert était au cœur du film et en constituait même le sujet, la boussole du parcours émotionnel de cette maniaque du contrôle blindée par une histoire chaotique qui allait progressivement se faire submergée par le drame en essayant de le maîtriser et le rationaliser. Or, cette émotion, Huppert ne sait pas (ne sait plus ?) la jouer, et ce n’est pas un hasard si Elle s'enfonce dès que le récit emprunte la voie du laisser-aller salvateur et cathartique.
Par certains aspects, Elle offre un écho avec une autre oeuvre de Verhoeven qui contribua à entériner son statut à Hollywood : Total Recall. Deux films entièrement élaborées autour de l’image de leurs stars toutes puissantes, qui mettaient leur personnalité respective au cœur des enjeux. Des stars qui justement se distinguent par leur propension à mettre à mal l’identification du public, soit par leur jeu (Huppert), soit par l’aura bigger than life qu’ils se trimballent (Schwarzie). Or, si Verhoeven réussissait une sorte de Schwarzenegger-movie ultime avec Total Recall, qui exacerbait les figures de styles associées à l’acteur pour justement le pousser hors de sa zone de confort et transgresser son acception trop facile, jamais il ne réussit à reproduire l’exercice avec Elle. Loin d’être aussi malléable et coopératif que Schwarzenegger, Isabelle Huppert demeure un roc apathique et désincarné. La frontière qu’elle trace avec son personnage devient celle que Verhoeven trace avec le spectateur de ce drame bourgeois SM à peine plus impoli que la moyenne.
Elle
Réalisation : Paul Verhoeven
Scénario : David Birke d'après le roman Oh... de Philippe DjianÂ
Production : Saïd Ben Saïd, Michel Merkt, Sébastien Delloye...
Photo : Stéphane Fontaine
Montage : Job ter Burg
Bande originale : Anne Dudley
Origine : France / Allemagne
Durée : 2h10
Sortie française : 25 mai 2016