Le Limier
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- Rétroprojection par Guénaël Eveno le 17 décembre 2010
Tuer n'est pas jouer
Grand écrivain de récits de détectives mondains, Andrew Wyke invite dans son manoir Milo Tindle, le futur mari de sa femme afin de le convier à une partie d’un jeu des plus dangereux.
Le Limier s’ouvre sur un rideau qui dévoile la scène sur laquelle le jeu va se dérouler, mais son réalisateur s’est déjà joué du spectateur en nous proposant un casting bidon, la plupart des acteurs au générique n’étant pas de la partie. Joseph L. Manckiewicz est aussi joueur que son personnage titre et ne peut se résoudre à nous dévoiler tout de go l’équation impossible qu’il parviendra malgré tout à résoudre : élaborer un film avec seulement deux protagonistes (un acteur reconnu et une jeune valeur montante à l’époque) et un décor, qui embarque le spectateur sans jamais le lâcher sur plus de deux heures. Le cinéma s’y transforme en terrain propice à explorer le théâtre des relations humaines et les mises en scènes des personnages.
L'ILLUSIONNISTE
"Detective story is the normal recreation for noble mind" - Andrew Wyke (Le récit de détective est la récréation d'usage pour les esprits distingués)
La première partie du Limier est la mise en scène d’Andrew Wyke (Laurence Olivier), tant et si bien que son nom aurait pu figurer au générique aux cotés de Mankiewicz. La vie de Wyke avant l’arrivée de son visiteur est déjà une représentation constante, dans un manoir dédié au jeu et qui enferme ses rares visiteurs dès qu’ils en franchissent le seuil. Ainsi dès son arrivée, Milo Tindle (Michael Caine) doit arpenter un labyrinthe pour avoir accès à son monde, guidé par la voix d’un Wyke en plein dans la représentation des dernières pages de son dernier roman. Après un plan d’ensemble sur ce labyrinthe dévoilant pour la première fois, et pas la dernière, les rouages d’un jeu qu’on nous avait caché, on enchaîne sur un autre niveau : celui du manoir. Dans ce manoir, Wyke a l’avantage de son théâtre, il maîtrise parfaitement l’espace, sait ce qui va se passer contrairement au spectateur et à la victime. Il va enfermer Milo dans un de ses vieux récits de détective qu’il produit à la pelle et, pour ce, a un plan bien réglé. Milo est clairement en terrain hostile, mais face à son assurance et sa vivacité d’esprit, Wyke doit créer un ascendant psychologique.
Dans un match par conversation interposé, par une partie de billard qui montre l’adresse de l’hôte ainsi qu’une poignée de mensonges qui développent le charisme de Wyke au détriment de celui de son invité, Wyke parvient ni vu ni connu à déposséder Milo de ses attributs et pourra le guider durant cette première partie, comme il pourra guider le spectateur. Il le guidera en dirigeant le dialogue, mais aussi en imposant ses déplacements dans le décor, en le faisant s’enfoncer dans son territoire jusqu’à la cave. Là il déguise Milo, le dépossédant de lui-même et en faisant son propre personnage. Le ridicule du costume déteint sur un Milo nouvellement distingué socialement, le renvoyant à la condition de bouffon à laquelle Wyke assimile ses ancêtres italiens. Parallèlement Andrew Wyke applique les étapes de son jeu, faisant accepter un à un chacun des postulats qui vont y mener : ma femme est attirée par l’argent, vous ne pourrez pas la contenter, il faut vous mettre à ma hauteur. Et pour cela, il va vous falloir appliquer mon plan : voler les bijoux.
De la même manière que Mankiewicz embarque insidieusement le spectateur dans son intrigue, Wyke embrouille Tindle en lui bloquant les issues de retour. Comme tout metteur en scène à besoin d’un public, les poupées et les automates du manoir seront les spectateurs de Wyke. Autant de regards complices postés au sein de la scène où il est à la fois metteur en scène et acteur principal. Les créatures les observent, leur immobilité étant compensée par la personnalité qui leur est donnée par l’intermédiaire du montage. Ces créatures seront les témoins des modifications de la configuration du récit. Elles seront également les témoins de l’humiliation de Tindle lorsque le metteur en scène poussera le vice jusqu’à informer le dindon de la farce de sa mort imminente, lui faisant perdre ce qui lui restait de dignité. Lorsque la partie changera, leur rôle ne sera plus le même. Mais avant ce changement, après une heure de film que l’on aura pas vu passer, Mankiewicz propose un entracte dans lequel les spectateurs complices peuvent acclamer le créateur, bouger et s’amuser avec un comédien satisfait qui leur a offert un beau spectacle.
L'ARROSEUR ARROSÉ
"The only game we played was to survive. If you don’t win, you don’t finish” - Milo Tindle (Le seul jeu que nous jouions était de survivre. Si vous le perdez, vous ne terminez pas)
Suite à l’entracte, Mankiewicz change le point de vue. Il y a une ouverture de la scène. Wyke est alors filmé à son insu, une façon de montrer que les poupées ne sont plus spectatrices omniscientes et qu’une autre mise en scène (vue subjective ?) va se dérouler sous nos yeux. C’est l’entrée en scène de l’inspecteur Doppler. Le spectateur du film se retrouve dans une relative confidence avec la mise en scène de Milo après avoir été la victime de la mise en scène de Wyke. Mais Mankiewicz avait préparé le terrain auparavant, incitant déjà le spectateur à regarder où il fallait (souvenez vous du plan sur la voiture et du plan rapproché sur la rampe lors de l’agonie de Tindle, ils prennent leur sens ici). Et surtout, nous savons qui est Doppler (s’il est vrai que son déguisement est meilleur que celui de Superman). Mais Mankiewicz nous ballade encore car on ne comprend pas tout de suite pourquoi il se trouve là, une façon astucieuse de garder le spectateur sur la brèche après une heure de film. Inversement, les plans sur les spectateurs complices du premier acte montrent de l’étonnement ou de la compassion.
Le retournement de situation en a fait des victimes autant que Wyke. Penchons nous sur l’inspecteur Doppler, parfaite incarnation du ridicule du point de vue de Andrew Wyke, l’inspecteur gauche de ses romans qui se fait ridiculiser par St John Lord Merridew, l’enquêteur noble et distingué. Ici l’inspecteur se montre bien plus perspicace, n’hésitant pas à jouer du décor tandis que l'écrivain s’ingénie à garder l’avantage en le baladant sur le même chemin. Wyke tente de conserver la maîtrise, ce qui nous vaut de beaux affrontements verbaux. Le plan de Milo / Doppler est d’amener le fantasque écrivain sur le terrain de la réalité en détournant les règles de son jeu. Pour cela, il ridiculise son monde et prétend que son jeu est sur le terrain de la réalité. Wyke abhorre Tindle parcequ’il a tout ce qu’il n’a plus (la beauté, la puissance sexuelle), mais aussi parce qu’il est le fils d’un ouvrier italien et le vulgaire patron d’un salon de coiffure. Mankiewicz fait ainsi de l’affrontement social de deux hommes un moteur de sa narration. Wyke est un peu l’homme politique, le grand qui se joue des autres, pour qui chaque personne est à sa place et doit servir ses intérêts. Le Limier, et c’est l’ajout avoué du réalisateur à la pièce originelle, se pose dans une posture sociale dans laquelle le parvenu, le self made man se frotte à l’institution. Celui-ci impose le point de vue de ses pairs qui ont du supporter les jeux des puissants, ils ont perdu et lui ne veut pas perdre. Car pour lui le jeu est réel et il ne joue pas autre chose que sa vie, contrairement à son adversaire.
Ce terrain de la réalité de Milo étendra encore son empire sur le troisième acte dans lequel il est question d’un jeu à bâtons rompus (réel ou non) entre deux personnes réelles et dans lequel le spectateur n’est plus complice de rien. Le coiffeur en vient même à jouer en italien pour affirmer son avantage sur son adversaire. Au final, Milo Tindle, tel le parvenu qu’il est, s’est bel et bien pris au jeu de Wyke, ce qui lui sera fatal car il ne connaît pas toutes les règles et la principale : "Ne jamais jouer trois fois au même jeu". Ainsi il perd et dans son monde on sait que ce que perdre signifie. Le final est donc désenchanté et amer pour Tindle, mais Wyke a également perdu car la réalité amenée par Tindle a pénétré son théâtre.
LE MAÎTRE DU JEU
"Nous passons notre vie à jouer, si bien qu’à la fin c’est le jeu qui se joue de nous." - Joseph L. Mankiewicz
Metteur en scène, jeu, décor, spectateur, actes, entracte. Avec tous ces éléments renvoyant au théâtre, Le Limier est-il pour autant du théâtre filmé ?
Le raccourci serait aisé car il s’agit de l’adaptation d’une pièce de théâtre par son propre créateur, Anthony Shaffer, et Mankiewicz n’a jamais dissimulé sa préférence pour le théâtre ainsi que ses regrets de ne pas avoir été metteur en scène. Enfin Sir Laurence Olivier, qui interprète Andrew Wyke, est avant tout un acteur de théâtre, l’un des plus grands de son époque. Mais Le Limier possède une pureté cinématographique rare du fait d’un réalisateur omniprésent. Certes Mankiewicz n’est pas au scénario et il ne faut pas sous estimer l’apport (originaire ou scénaristique) d’Anthony Shaffer, mais la collaboration avec le scénariste / auteur de la pièce fut des plus étroites.
Joseph Mankiewicz définit précisément les exigences de sa mise en scène et tout ce qui était montré : le comportement des protagonistes, le déplacement dans la cadre, le découpage et même le ton dans lequel les dialogues devaient être déclamés, jusqu’aux costumes qui accentuaient les positions, le besoin de se fondre de l’un et la confiance de l’autre (Michael Caine en cravate devant un Laurence Olivier avec foulard, décontracté) et au choix des acteurs (le jeune acteur montant contre le Lord). Le décorateur Ken Addams déclarait que "les décors et tous les objets devaient apporter au film une autre dimension", et cette tâche dût également être partagée. Mankiewicz les fit construire afin qu’ils obéissent à ses exigences et selon son habitude, il est resté seul dans le décor pendant une journée afin de modifier la disposition des accessoires. Chaque élément du dialogue est également écrit et prononcé pour pouvoir paraître aussi invisible que la caméra, tout en provoquant l’effet qu’il est sensé faire naître chez le spectateur.
Tant et si bien que tous ces éléments soigneusement contrôlés ne sont qu’un trompe-l’œil qui permet au réalisateur de mieux diriger le spectateur. Celui-ci est subtilement guidé par les choix de réalisation tandis que se construit le rapport de complicité avec le metteur en scène du moment. Les éléments de connaissance distillées dans la deuxième partie développeront ainsi son intérêt grandissant pour l’action. Ce type de direction de spectateurs est la base des films à suspens de Hitchcock mais fut auparavant le spécialité d’Ernst Lubitsch, "mentor" d'une poignée de cinéastes ayant débuté dans les années quarante et dont Mankiewicz faisait partie.
Plus qu’une récréation après plusieurs tournages aux infrastructures très lourdes (le pire étant Cléopâtre), Le Limier était un film très spécial pour Joseph Mankiewicz. Il a vite senti sur le tournage que ce film serait son dernier. D’une part, ayant commencé sa carrière de producteur dans les années 30 aux premières années du parlant, il observait avec amertume les mutations qui s’emparaient du milieu du cinéma (Le Limier peut-être vu comme une réaction à ces mutations), le reléguant à un autre temps. D’autre part, il pouvait difficilement exposer un film plus personnel. A travers ses films, Mankiewicz a souvent mis en valeur deux types de personnages. Ceux qui utilisaient le langage, la mise en scène et la manipulation comme un mode d’ascension sociale (le rôle titre de Eve, le valet de L’Affaire Cicéron, le chargé de communication de La Comtesse Aux Pieds Nus…). Mais cette ascension n’allait toutefois pas sans son lot de désillusions finales. Le deuxième était la figure de l’aristocrate en autarcie qui connaissait un pareil destin tragique (le Comte de La Comtesse Aux Pieds Nus, les héros de Cléopâtre…). On assiste à l’affrontement de ces deux grandes figures entre cet Andrew Wyke seul au milieu de son manoir et l’ambitieux Milo Tindle qui tente de reprendre le flambeau.
Enfin, il suffit de comparer le premier et le dernier film de Mankiewicz, pour relever à quel point Le Limier résume tout un pan du cinéma de son réalisateur. Dans son premier film, Le Château Du Dragon, le châtelain Nicholas Van Ryn interprété par Vincent Price était déjà charmeur et beau parleur. C’était déjà un homme issu de l’aristocratie qui se coupait du monde pour refuser l’évolution de son époque et sa propre déchéance, allant jusqu’à s’enfermer dans un donjon de son château pour laisser libre court à son délire. Van Ryn, comme Andrew Wyke avec Milo Tindle, était aussi en but à un conflit social avec les paysans qui partageaient ses terres et lui partageait l’amour d’une femme (le personnage de Gene Tierney) avec un jeune médecin idéaliste.
Lorsqu’on lui demandait ce qu’il avait pu apporter de personnel à ce premier film, Mankiewicz affirmait : "Dans Le Château Du Dragon, ce qui m’a fasciné, c’était la folie du personnage interprété par Vincent Price, cet homme déphasé, déplacé dans le temps, isolé car d’une autre époque". Près de trente ans plus tard, Mankiewicz semblait avoir dompté cette fascination pour ce personnage mais au final, elle rattrapait le cinéaste. Et pour un type malin comme lui, c’était le parfait moment pour dire "rideau !".
SLEUTH
Réalisateur : Joseph L. Mankiewicz
Scénario : Anthony Shaffer d’après sa pièce Sleuth
Producteurs : Morton Gottlieb, David Middlemas, Edgar J. Scherick
Photographie: Oswald Morris
Direction artistique : Ken Addams
Bande originale : John Adisson
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h18
Sortie française : 10 décembre 1972