J'Ai Vécu L'Enfer De Corée [1/2]
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- Rétroprojection par Pierre Remacle le 24 octobre 2011
Une balle dans la tête
L’année 1951. Le Sergent Zack (Gene Evans, tout simplement parfait) est un vétéran de l’infanterie américaine. Il a combattu sur tous les champs de bataille de la seconde guerre mondiale.
La campagne africaine ? Il y était. Le débarquement en Normandie ? Check. La victoire finale contre les nazis ? Yes, sir. Bref, Zack est un vrai de vrai. Et il aura bien besoin de toute cette expérience si chèrement acquise pour survivre à un nouveau conflit: la guerre de Corée.
L’ennemi est partout. Les officiers sont incompétents. La position est intenable. Mais tant qu’il restera des munitions dans le fusil et un cigare à se caler au coin du bec, le Sergent Zack répondra présent. Après tout, l’infanterie, il n’y a que ça de vrai.
BEEN THERE, DONE THAT
Afin de mieux comprendre J'Ai Vécu L'Enfer De Corée (The Steel Helmet en VO), il semble nécessaire de se pencher sur la vie de son réalisateur. A l’instar du personnage du Sergent Zack, Samuel Fuller a servi dans l’infanterie américaine pendant la Seconde Guerre Mondiale (plus précisément dans la Première Division d’Infanterie, aussi surnommée The Big Red One, ce qui donnera d’ailleurs son titre à un film postérieur de Fuller). Il a activement participé aux opérations militaires en Afrique, en Sicile, en Normandie, en Belgique et en République Tchèque. Il a également contribué à la libération d’un camp de concentration nazi, événement qu’il a même eu l’occasion de filmer. Fuller sortira de la guerre plusieurs fois décoré : il a reçu la Bronze Star, la Silver Star ainsi que la Purple Heart.
Bref, le passage de Fuller sous les drapeaux ressemble à Band Of Brothers. Et pas à un seul épisode. A la série entière. En plus éprouvant.
Et lorsqu’un vétéran avec de tels états de service se décide à réaliser un film de guerre, il n’est pas du tout surprenant que cela donne quelque chose dans le style de The Steel Helmet : âpre, direct et sans concession. Hyper-immersif également.
Ainsi Fuller ne s’embarrasse pas d’interminables scènes d’exposition des personnages et ne perds pas de temps à présenter la mission que le héros doit accomplir : le film débute sur un Zack aux abois, ligoté et rampant, seul en plein territoire ennemi, au beau milieu d’un monceau de cadavres. On comprend instantanément, sans que la moindre parole n’ait été prononcée, tout l’enjeu de la situation: rester en vie. D’autre part, Fuller met à profit sa parfaite connaissance de la vie au combat pour imprégner son film d’un rare réalisme.
En effet, qu’il s’agisse des relations entre les soldats (voir les réflexions sarcastiques du Sergent Zack sur l’officier en charge du peloton), de leur façon de s’exprimer (vocabulaire, argot) ou encore des situations auxquelles ils doivent faire face (embuscade ennemie, établir un poste d’observation en territoire non sécurisé, gestion de prisonnier de guerre…) tout cela sonne douloureusement vrai dans The Steel Helmet.
De la même manière, l’expérience de Fuller lui permet de mettre en scène les compétences tactiques de ses personnages avec une indiscutable crédibilité : par exemple, on aura l’occasion d’admirer toute l’habileté et le professionnalisme du Sergent Zack et de son ami le Sergent Tanaka lors de la neutralisation rapide de deux snipers ennemis, et ce grâce à une technique à la limite du suicidaire.
Mieux encore, Fuller a recueilli le témoignage de militaires démobilisés revenus du conflit coréen et a directement intégré cette matière première dans son film.
Concrètement, cela donne une des scènes les plus improbables de The Steel Helmet, touchant quasiment au surréalisme : profitant d’un rare moment de calme, un des soldats se met à jouer Auld Lang Syne (air que nous connaissons mieux sous le titre de Ce n’est qu’un au revoir) sur l’harmonium miniature de l’aumônier de la troupe, décédé. C’est alors que Short Round, le petit orphelin coréen accompagnant le peloton, se met au garde-à -vous et chante dans sa langue des paroles forcément incompréhensibles pour ses auditeurs. Ensuite, devant les soldats éberlués, il félicite le musicien pour sa bonne connaissance de l’hymne national coréen.
Cette séquence ahurissante est pourtant historiquement on ne peut plus correcte : jusqu’à la moitié du vingtième siècle, la mélodie de l’hymne coréen était bien Auld Lang Syne. Evidemment, les autorités coréennes ont progressivement imposé un autre hymne, bien original celui-là . Mais pour la population rurale, à laquelle appartient Short Round, le seul hymne est longtemps resté l’air d’Auld Lang Syne. Ce genre de situation ne s’inventant pas, on devine donc que la scène dépeinte par Fuller est sans nul doute arrivée sur place à des soldats américains.
Tout cela ne fait que renforcer le profond sentiment d’authenticité que l’on ressent à la vision de The Steel Helmet. Et c’est justement via celui-ci que Fuller nous rapproche de ses personnages dont nous partageons les émotions (peur, colère, étonnement) et auxquels nous nous identifions donc d’autant plus facilement. Tout bénéfice pour l’impact et l’intérêt de l’histoire qui s’en trouvent décuplés.
SANS CÅ’UR, SANS PEUR
Et pourtant cette identification aux personnages n’était pas si évidente que cela au départ. Le Sergent Zack, le protagoniste de The Steel Helmet, est présenté comme quelqu’un de dur. Très dur même. En témoigne son avis tranché face au cadavre d’un soldat américain trouvé par son peloton : il considère comme totalement inutile de l’enterrer et le fait vertement comprendre au Lieutenant Driscoll, l’officier en charge du détachement. Autre exemple : il n’hésite pas une seule seconde à arrêter une procession de réfugiés coréens fuyant la zone de combat et, contre l’avis de Driscoll, à les faire intégralement fouiller avant de les laisser repartir. Evidemment, pour des yeux de profanes, ces attitudes peuvent sembler inhumaines de prime abord. C’est d’ailleurs le point de vue initial du Lieutenant Driscoll qui méprise l’opinion de Zack et envoie tout de même un homme enterrer la dépouille du soldat américain. Résultat : l’homme périra dans une explosion. Le cadavre était piégé par l’ennemi.
Quant à la décision de Zack de faire fouiller les réfugiés malgré leur visible état d’épuisement, elle est beaucoup plus logique qu’elle en a l’air : un peu plus tôt, Zack s’est fait prendre en embuscade par deux soldats ennemis qui s’étaient déguisés en paysans non-combattants pour ne pas éveiller les soupçons. Bref, la moindre des actions de Zack est guidée par une seule idée : celle de ne pas prendre de risques inutiles.
Et par conséquent, s’il semble parfois impitoyable, c’est bien davantage par pragmatisme que par véritable manque de cœur. Zack agit ainsi parce qu’il sait d’expérience que c’est la meilleure façon de s’en sortir. La seule, en fait. Du coup, c’est non seulement sa tête, mais également ses sentiments que Zack enrobe d’une carapace d’acier (le fameux Steel Helmet du titre). Pour être plus efficace. Pour survivre.
Cependant, le casque de Zack a un petit trou dans son enveloppe. Au propre (une balle a percé le casque) comme au figuré : peu à peu, il s’attache à Short Round, le petit orphelin coréen qui l’a aidé à se débarrasser de ses liens au début du film. Il le baptise (acte éminemment paternel) d’abord informellement puis officiellement : il lui fabriquera même des plaquettes d’identification militaire (les célèbres dog tag des soldats) au nom de Short Round. Par ce geste, Zack reconnaît explicitement l’appartenance du petit garçon à sa famille : l’armée. Pourtant, lorsque Short Round se fera abattre, Zack ne manifestera apparemment aucune émotion en voyant la dépouille du petit.
On se remet à croire au cœur de pierre du Sergent jusqu’à ce que l’officier nord-coréen que le peloton américain a capturé se mette à se moquer de Short Round et de son sort. Zack abat alors sans sommation le prisonnier de guerre. C’est l’unique moment où le Sergent craque et ne se comporte pas comme un soldat. En cédant à son sentiment de vengeance et en le faisant primer sur la mission, il viole très consciemment un ordre direct, formel et militaire et laisse parler son humanité.
Voilà le mot-clé : humanité. Dans son film, Fuller ne parle pas de héros invincibles. Il n’y est pas vraiment question de patriotisme, de drapeaux claquant au vent ou de célébration de quelconques valeurs guerrières. Ici, on ne parle que d’hommes et de ce qu’ils font pour s’en sortir avec le minimum de casse. Parfois ils y arrivent. Et parfois pas. Ce qui correspond totalement au point de vue de Fuller selon lequel "la vraie gloire de la guerre consiste à survivre."
C’est clair, sec, lapidaire. Comme son film.
Comme son cinéma.
UNIVERSAL SOLDIER
Parlons de la carrière de Fuller, justement. De manière fort prévisible vu son passé, celle-ci a été marquée de manière indélébile par la thématique de la guerre : on peut trouver cette dernière au centre de The Steel Helmet bien sûr, mais également de Verboten! (1959), qui s’ouvre, coïncidence, sur un… casque d’acier perdu au milieu d’un champ de bataille), Baïonette Au Canon (1951) où l’on retrouve d’ailleurs Gene Evans, l’interprète du Sgt Zack, ou encore Au-Delà De La Gloire (1980). Notons également que The Steel Helmet a été tourné en 1951, ce qui en fait le tout premier film américain sur la Guerre de Corée.
Mais ce n’est pas le seul sujet auquel Fuller s’est intéressé de près. Ainsi, une autre grande préoccupation de ce dernier est la problématique du racisme. Là encore, on peut retrouver cet intérêt en se penchant sur sa filmographie.
Citons par exemple l’excellent Shock Corridor et son impensable séquence où un noir, rendu fou par les agressions à motifs racistes dont il a été l’objet, a échoué à l’asile et se lance dans une tirade haineuse d’une violence inouïe tout en portant une cagoule du tristement célèbre Ku Klux Klan. Cette scène, bien que datant de presque cinquante ans, n’a pas pris une seule ride et reste un électrochoc pour le spectateur contemporain.
Il y a aussi (et surtout) le cas du film White Dog (1982), qui dérangera les producteurs au point qu’ils ne distribueront pas celui-ci et le laisseront prendre la poussière sur une étagère, malgré les protestations véhémentes de son réalisateur. Cet évènement marquera d’ailleurs la rupture totale et définitive avec Hollywood d’un Fuller écœuré qui quittera les USA et s’installera de manière permanente en France.
Deuxième partie.